Le vaste octogone de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle respire la vision de la Jérusalem Céleste1. Elle est symboliquement représentée dans l’ornement d’un candélabre dit de Barberousse installé là depuis le haut Moyen-Age. Les portes, tours et créneaux de la ville céleste qui soutiennent quarante huit cierges, ont une assise cachée : le candélabre repose sur un socle de plaques qui représentent les huit Béatitudes du Sermon sur la montagne. La vision de l’avenir offerte par Dieu nous est dès aujourd’hui accessible, mais la réalité se dérobe aux mains qui veulent la posséder. Tel est le symbole de cette représentation soulevée dans les airs au lieu d’être posée à même le sol. Elle ne peut devenir réalité si les petits et les faibles, que Jésus proclame Bienheureux, n’y participent pas. Ils sont partie prenante de cette vision, non pas à la périphérie, à la marge que tolèrerait la pitié. Non, ils en sont le sol, le socle porteur , l’assise cachée.
Ce candélabre de Barberousse, cette nouvelle cité, la Jérusalem Céleste, portée par la pauvreté des pauvres et la petitesse des petits, me semble correspondre de façon très profonde à ce que furent la personnalité et la pensée, la vie et l’œuvre du père Joseph Wresinski. Qui l’a rencontré en vérité, qui a pu lire dans les traits de son visage ce qu’il avait à dire, croit plus facilement à cette cité nouvelle, à la Jérusalem Céleste. Et il ne peut faire autrement qu’aimer, avec le père Joseph , les petits et les pauvres, les enfants et les familles du Quart Monde. Si le regard du père Joseph voit la réalité de la misère sans complaisance, il la traverse en même temps. Il voit le Royaume, la cité qui est déjà à venir et cela justement là où un œil froid ne le soupçonnerait pas.
Ces huit Béatitudes que Jésus place au début de son Sermon sur la montagne ne sont-elles pas le chemin le plus simple pour saisir le père Joseph et ceux auxquels il a voué tout son amour ?
Les Béatitudes parlent en premier lieu des pauvres. Qui les a mieux connus que le père Joseph ? Qui a été plus proche de leur extrême détresse mais aussi de leur noblesse cachée ? Qui d’autre que lui a cherché à les rejoindre dans leurs refuges aux limites du bien-être des villes ? Qui leur a ouvert les voies d’une solidarité, faite non pas d’amertume mais d’espoir et de partage ? Qui, avec ses volontaires, a tant appris des plus pauvres et nous a mis à leur école ?
Aux côtés des pauvres, Jésus proclame que ceux qui pleurent sont Bienheureux. Le père Joseph s’est laissé entamer par le malheur des enfants ; il nous a fait pleurer avec ceux qui pleurent. Ainsi leur douleur et leur tristesse nous ont fait dépasser notre compassion. L’aide, la communauté, la solidarité ont pu grandir.
Tout en ayant l’intelligence et le courage d’appeler les choses par leur nom, la spiritualité et l’action du père Joseph n’en sont pas moins profondément trempées dans la troisième Béatitude, celle des doux. Sa force n’était que celle de la voix discrète. Il a su mettre en lumière la délicatesse que la dignité confère aux près pauvres. Cette douceur ne compose pas avec l’injustice. Elle ne veut tromper ni la faim brûlante, ni la soif, qui exigent la justice. Et nous avons eu le privilège de devenir les compagnons de cette faim. Nous avons pu comprendre que la justice dont parle Jésus ne sera notre habit que le jour où nous aurons obtenu justice pour les pauvres, les faibles, les sans-voix. Sans jamais banaliser la volonté du Seigneur, le père Joseph a révélé les Béatitudes au fin fond de la misère souvent si peu accessible à nos valeurs bourgeoises.
Ainsi le père Joseph est entré dans la béatitude des miséricordieux. Le Seigneur riche de miséricorde, que le Pape Jean-Paul II nous annonce dans ce qui est peut-être son plus beau texte « Dives in Misericordia », le père Joseph l’a traduit dans les mots du quotidien emplis de l’expérience et du langage des pauvres.
Ce que le père Joseph pouvait voir, seuls les cœurs purs peuvent le voir. C’est leur joie, dit Jésus, car ils voient Dieu. Voir le Seigneur dans le prochain, et justement dans le plus petit, c’était le regard auquel le père Joseph s’exerçait et auquel il nous exerçait. Or celui qui voit avec un cœur pur le Seigneur dans son prochain, voit aussi la pureté du prochain. Il entrevoit le cœur pur des enfants et des jeunes, fussent-ils dévoyés. Il bâtit sur la pureté de leur cœur, sur la générosité qui les pare comme un bijou.
Le fruit de la paix et la blessure de la persécution – les dernières des huit Béatitudes – sont le lot du père Joseph et de ceux qui répondent à son appel. Lorsque la détresse des hommes nous touche et exerce son pouvoir de nous convertir, nous devons obligatoirement soutenir cette contradiction : fonder et récolter la paix, mais également faire l’expérience des blessures, de l’incompréhension et de la persécution.
Dans le socle du candélabre de Barberousse à Aix-la-Chapelle, se glissent, entre les symboles des huit Béatitudes, des scènes de la vie de Jésus. Parmi elles, certaines témoignent de son amour pour les pauvres.
Oui, à travers le père Joseph et son action, nous sommes en mesure d’entrevoir les fondements secrets de la nouvelle cité, la Jérusalem Céleste. Nous sommes témoins des signes précurseurs par lesquels elle aspire dès aujourd’hui à s’élever.