Le rapport Wresinski

René Teulade

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René Teulade, « Le rapport Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 123 | 1987/2, mis en ligne le 01 octobre 1987, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4274

Le Conseil Économique et Social a voté le 11 février 1987 un avis sur la grande pauvreté et la précarité économique et sociale à la suite du rapport proposé par le père Joseph Wresinski au nom de la section des Affaires Sociales. M. René Teulade, président de la Fédération nationale de la Mutualité française, président de cette section, a bien voulu présenter ici ce rapport et cet avis, qui situent le revenu minimum garanti dans une approche plus globale de la lutte contre la pauvreté

Débats et consensus autour d’un programme d’ensemble

Il serait, bien sûr, téméraire de vouloir rendre compte, en quelques mots, du rapport du Conseil Économique et Social sur la « Grande pauvreté et précarité économique et sociale ». Aussi, m’attacherai-je surtout à mettre en évidence les débats auxquels sa préparation a donné lieu et les points de consensus entre les partenaires sociaux qu’il a permis d’enregistrer. Je voudrais montrer en quoi ces travaux importants ont fait progresser la réflexion sur la lutte contre la pauvreté en France, ainsi que notre propre réflexion face à ce qui est un scandale majeur de notre société moderne.

La vertu majeure de la tâche accomplie pour le C.E.S par le rapporteur Joseph Wresinski a été d’amener à concevoir un programme d’ensemble qui nous permette, enfin, de sortir des actions ponctuelles à l’efficacité éphémère, et des « programmes d’urgence » ne comportant aucune garantie de pérennité. Mais, en tant que président de la section des Affaires Sociales, je voudrais tout d’abord rendre hommage au rapporteur pour son intelligence des réalités de la grande pauvreté et sa force de conviction.

Les phénomènes dits de la « nouvelle pauvreté » ont donné lieu, depuis quelques années, à de multiples discours dont la pureté des intentions n’était pas toujours la vertu majeure. Ils ont néanmoins démontré que, dans un contexte de crise économique, de nouvelles formes de précarité naissent de la multiplication des difficultés (maladie, perte d’un emploi, d’un logement, rupture de la vie familiale…) et peuvent à tout moment faire basculer un individu, une famille, dans le cercle vicieux de la pauvreté. Or, notre système de protection sociale, mis en place en 1945, n’est plus adapté pour prendre en charge ces situations multiformes ; il reste impuissant à éviter la marginalisation de franges de population qui sont écartées, parfois durablement, du monde du travail.

Il reste que, s’il est aggravé par la situation économique, le phénomène de la pauvreté n’est pas né avec elle. Mais l’évolution de l’emploi et la réduction des prestations sociales contribuent à fragiliser des catégories entières de population et sont susceptibles de déclencher les mécanismes de l’exclusion sociale.

La définition proposée dans le rapport et l’avis du C.E.S rendent parfaitement compte de la complexité de ces situations qui conduisent à la pauvreté : « La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales ou sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines et l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits, par soi-même, dans un avenir prévisible. »

Le rapport, préparé par Joseph Wresinski, montre clairement que la pauvreté a de multiples origines, dont certaines se transmettent de générations en générations : une santé fragile, l’illettrisme, l’absence de qualification, un logement inadapté ou insalubre. Les actions ponctuelles qui ignorent la multiplicité de ces facteurs, le plus souvent cumulés par de nombreuses familles, pour n’en retenir qu’un seul, ne seront jamais que des palliatifs, quelle que soit la générosité de leurs intentions.

Un plan d’ensemble est nécessaire…

C’est sur l’ensemble des leviers d’action que sont l’emploi, la formation, le logement et la protection sociale, qu’il convient d’agir simultanément pour être véritablement efficace. Nul ne peut nier qu’il existe des mesures d’urgence à prendre, à court terme, particulièrement dans le domaine de la protection sociale : les recommandations du rapport Oheix de 1981 conservent à cet égard leur pleine actualité. Mais les solutions à moyen terme ne peuvent résider que dans un plan d’ensemble qui envisage les différents aspects cités plus haut. La mise en place d’un revenu minimum, sans être la panacée, est incontestablement un élément fort de ce plan.

Il a été difficile de cibler, très précisément, les populations concernées par le rapport. Ce point fut l’objet de nombreuses discussions passionnées au sein du Conseil Économique et Social. Il est, sans doute, nécessaire de réexaminer l’ensemble des politiques sociales à la lumière des exclusions qu’elles maintiennent. Le réalisme nous interdit toutefois de subordonner la lutte contre la pauvreté à un bouleversement de nos institutions sociales. Il est possible de définir des actions rapidement opératoires, autour de quelques axes précis, à destination des populations les plus fragiles.

S’il est illusoire de s’enfermer dans la recherche de la définition d’un « seuil » de pauvreté, nécessairement arbitraire, on ne peut échapper à la nécessité d’évaluer, même grossièrement, les bénéficiaires potentiels des dispositifs que l’on souhaite mettre en place. Ne serait-ce d’ailleurs que pour évaluer leur coût.

Il faut tendre vers la disparition progressive de l’assistance au profit d’une démarche visiblement promotionnelle pour les personnes et les familles et les associer dans l’action en tant que partenaires à part entière. C’est la voie de la solidarité, seule conforme à la dignité des personnes comme à l’esprit de notre système de protection sociale, dont l’expérience ATD Quart Monde a grandement déblayé le chemin. Sans tomber dans les formules incantatoires, nous refusons, quant à nous, la fatalité d’une société duale, dont le développement laisserait sur ses marges une proportion croissante d’exclus ; l’assistance, quelles qu’en soient les formes, consacre ce dualisme, tout en s’attachant à en réduire les conséquences sociales. Les partenaires sociaux, dans leur grande majorité, ont aujourd’hui conscience de la nécessité de conférer des droits aux personnes en situation de grande pauvreté et non plus des prestations aléatoires, comme celle de l’aide sociale. Mais, ces droits doivent avoir une contrepartie (en termes d’emploi, de formation) pour ne pas qu’ils deviennent un nouveau processus de marginalisation.

…dont le revenu minimum garanti est un élément fort

C’est dans cet esprit qu’a été abordé le problème du revenu minimum garanti. Avec beaucoup de prudence, il est vrai, mais les écueils sont nombreux dans ce domaine des modalités d’insertion d’un plancher de ressources (quelle qu’en soit l’appellation précise) au sein du système actuel de protection sociale. On perçoit aisément, nous l’avons dit, les limites d’une protection sociale fondée sur le travail et le principe d’une contribution préalable alors qu’une proportion notable de la population est durablement écartée du marché du travail, voire de toute ressource. Mais l’instauration d’un revenu minimum en affaiblissant le lien emploi/revenu se heurte à des objections que l’on ne peut pas ne pas prendre en compte :

- d’abord la légitimation de l’exclusion sociale des chômeurs de longue durée,

- ensuite, la fragilisation de l’existence d’un salaire minimum,

- enfin, la difficulté de maintenir une incitation au travail pour les bénéficiaires du plancher de ressources.

Les solutions existent et les débats menés au Conseil Économique et Social ont permis d’en cerner les contours par la recherche de contreparties au revenu minimum : activité socialement utile et/ou formation adaptée. Ainsi, ce plancher de ressources n’est pas une nouvelle prestation d’assistance, mais la base d’un contrat individualisé, orienté d’abord vers une démarche d’insertion sociale. Il s’agit alors, non d’un remède miracle contre la pauvreté, mais d’une condition indispensable à l’efficacité d’un dispositif d’ensemble. En effet, l’absence de toute ressource compromet l’exercice des droits les plus élémentaires tels que se soigner ou se loger ; en même temps que des dispositions sont prises pour garantir des droits, le plancher de ressources doit en faciliter l’accès.

La cohérence de la démarche proposée dans le rapport a pu ainsi recueillir un accord quasi unanime. En posant le principe d’une expérimentation limitée dans le temps (3 ans) et dans l’espace (10 départements pilotes), elle se donne les moyens d’évaluer le dispositif mis en place, d’en apprécier les effets et l’efficacité. La gestion du dispositif permet d’associer, au niveau local, l’ensemble des partenaires concernés (organismes sociaux, collectivités locales) qui sont ainsi amenés à confronter leur démarche respective pour mieux en assurer la cohérence. L’enjeu est non seulement la coordination des fonds sociaux qui permet d’éviter la juxtaposition d’actions poursuivant des objectifs identiques, mais aussi la prise en compte simultanée de l’ensemble des conditions du développement social d’une population. Le financement doit permettre d’allier solidarité locale et solidarité nationale car, si une gestion locale est une garantie d’adaptation du dispositif aux besoins réels, il faut veiller à ne pas accroître la disparité entre collectivités publiques en fonction de leurs capacités contributives.

L’indivisibilité des droits de l’homme

Le père Wresinski, dans la présentation qu’il a faite des travaux du C.E.S., a beaucoup insisté, à juste titre, pour situer l’action proposée contre la grande pauvreté dans la perspective des Droits de l’Homme. Et c’est, sans doute, l’une des raisons qui explique l’accueil reçu par ce rapport dans l’opinion publique. Il nous amène ainsi à réfléchir sur le caractère indivisible des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels. Comment ne pas voir que l’illettrisme, le chômage de longue durée hypothèquent toute participation à la vie sociale sous ses multiples formes ?

Le rapport met donc l’accent sur la nécessaire solidarité qui doit animer les membres de toute collectivité humaine. Les mutualistes, par tradition et par éthique, ne peuvent qu’être sensibles à ce langage. L’urgence d’une action en faveur des plus défavorisés ne nous a pas échappé, même si elle est encore balbutiante. Cette solidarité des mutualistes s’est manifestée non sans succès en 1986, pour permettre le maintien de l’accès à une couverture complémentaire maladie aux chômeurs arrivés en fin de droits. Toute aussi significative est notre participation au dispositif d’urgence mis en place par des associations de médecins pour assurer des soins aux plus démunis. L’un des intérêts de cette action a été de mettre en lumière, d’une part les dysfonctionnements de l’aide médicale (la lourdeur et la longueur des procédures d’admission, les réticences de ses bénéficiaires à en faire usage), d’autre part le scandale que constitue, près de dix ans après la loi de généralisation de la sécurité sociale, l’absence de toute couverture sociale pour près d’un million de personnes. C’est donc comme révélateur de l’étendue des besoins sociaux qu’une expérience de ce type est importante. Mais il est évident que la solution au problème posé se situe au plan législatif et réglementaire. Citons enfin l’expérience de Meurthe-et-Moselle à laquelle le rapport faire référence et qui associe à la Caisse Primaire d’Assurance maladie, ATD Quart Monde et l’Union mutualiste, dont l’objectif est, là encore, de faciliter l’accès aux soins de familles défavorisées.

Ce tour d’horizon des différentes orientations proposées dans le rapport n’avait d’autre ambition que d’expliciter les débats auxquels il a donné lieu.

L’accord de la quasi totalité des organisations syndicales, sociales et professionnelles sur ce rapport marque incontestablement une étape importante dans la lutte contre la pauvreté. L’écho qu’il a rencontré dans l’opinion publique tient, bien sûr, pour beaucoup à la personnalité du père Wresinski et à la force du constat qu’il dresse de l’état de la société française aujourd’hui ; mais il tient également au large accord des différents partenaires, non seulement sur l’analyse mais aussi sur les solutions novatrices à apporter.

Dans l’attente de sa mise en œuvre par les Pouvoirs publics, souhaitons que, d’ores et déjà, il imprègne l’action quotidienne des administrateurs et des responsables publics et sociaux.

Le plan Zeller et l’Avis du C.E.S

Le troisième plan d’action contre la pauvreté et la précarité a été mis en place, pour l’hiver 1986-87, par M. Zeller, Secrétaire d’État chargé de la Sécurité Sociale. Il se définit contre une réponse globale aux problèmes de la pauvreté, articulée autour de deux axes principaux.

- Une réponse aux besoins prioritaires et urgents : accueil, hébergement, aide alimentaire, secours ponctuels, aides au logement.

- Une réponse aux problèmes de fond : outre le rappel des mesures générales en faveur de l’emploi, de la formation et de la réinsertion des catégories sociales les plus vulnérables (jeunes, chômeurs de longue durée, femmes isolées), élaboration d’un programme spécifique de garantie de ressources.

Aux termes de la circulaire d’application, son « objectif est de fournir aux personnes totalement démunies de ressources la possibilité de subvenir elles-mêmes par leurs propres efforts, aux besoins élémentaires de l’existence ».

« Ces dispositifs s’adressent aux personnes de plus de 25 ans n’ayant pas de droit ouvert à l’indemnisation du chômage et appartenant à un ménage n’ayant ni revenu du travail ni revenu de remplacement (allocation de chômage, pension d’invalidité…). »

« La rémunération, qui sera de l’ordre de 2 000 F par mois, en contrepartie d’un travail à mi-temps et d’une éventuelle formation organisée (alphabétisation, formation qualifiante…) pourra être financée d’une part par l’État et d’autre part par le département, les collectivités locales et d’autres financeurs éventuels ».

L’avis adopté par le Conseil Économique et Social le 11 février 1987 sur la base du rapport Wresinski reconnaît que ce dispositif de lutte contre la pauvreté, et notamment l’établissement de l’allocation d’insertion, vont dans le sens de la garantie d’un plancher de ressources, « élément de sécurité indispensable pour s’engager dans un processus d’insertion ».

Il note cependant que leur portée demeure trop limitée et demande que l’attribution de cette allocation intervienne sur la base d’un contrat projet d’insertion qui prévoie un travail et/ou une formation. « L’objectif serait de favoriser à terme l’obtention d’un contrat de travail. Il comprendrait aussi des engagements réciproques de la part des bénéficiaires et des responsables de l’accompagnement social susceptibles de préparer la sortie du dispositif de plancher de ressources ». Toutefois, le versement de cette allocation devrait rester possible dans l’hypothèse où un travail ne pourrait être fourni, l’effort demandé à l’intéressé devant alors tenir compte de ses possibilités.

Ce revenu prendrait la forme d’une allocation différentielle versée mensuellement, qui viendrait compléter jusqu’à un certain seuil les revenus des ménages concernés. Elle ne se substitueraient pas aux autres prestations sociales existantes, et serait versée selon un critère de fait, la résidence, et non de droit, la domiciliation.

Cependant, « le Conseil Économique et Social est bien conscient qu’à un tel niveau (2 000 francs par mois), ce plancher de ressources n’est qu’un minimum de survie. Ce choix n’est acceptable que dans la mesure où les intéressés bénéficieraient dans les différents domaines de l’existence (logement, santé, emploi-formation, éducation) de soutiens particuliers… »

« Le Conseil recommande, dans un second temps, d’envisager une réforme complétant le système actuel de protection sociale, dans le prolongement du rapport de M. Oheix. L’objectif serait d’assurer progressivement une garantie minimum dans le cadre des diverses branches de protection sociale ».

René Teulade

Président de la Fédération nationale de la Mutualité

CC BY-NC-ND