Refuser l’illettrisme et la pauvreté

Phili Viehoff

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Phili Viehoff, « Refuser l’illettrisme et la pauvreté », Revue Quart Monde [En ligne], 124 | 1987/3, mis en ligne le 01 décembre 1987, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4309

La pauvreté n’est pas un phénomène naturel, mais un problème socio-économique. Le fait qu’on l’aborde comme un phénomène apparaît à travers des termes tels que « combat contre la pauvreté ». Or, un combat contre la pauvreté supposerait normalement un combat, aussi, contre la richesse. La pauvreté et la richesse ne sont-elles pas les pôles d’un même axe ? Je n’ai pourtant jamais entendu quiconque parler de lutte contre la richesse.

Le fait est qu’il existe une inégalité flagrante entre les conditions de vie des riches et celles des pauvres. Cette inégalité est largement signalée, dans la mesure où elle se manifeste entre le pays industrialisés riches et les pays en développement. Qu’une inégalité similaire se produise à l’intérieur même de la Communauté Européenne est le plus souvent occulté. Le mérite du Mouvement ATD Quart Monde est d’attirer l’attention sur la pauvreté dans les pays « riches ». Que ce mouvement ait choisi le terme « Quart Monde » ne relève d’ailleurs sûrement pas du hasard, car des comparaisons avec le Tiers Monde s’imposent.

J’ai connu ATD Quart Monde au moment de rédiger mon rapport sur l’illettrisme qui fut examiné au Parlement européen en 19821. Deux aspects sautaient aux yeux, lors de la préparation de ce rapport : tout d’abord le lien direct entre pauvreté et illettrisme, puis le taux élevé de celui-ci. Mais il s’ajoutait à cela une circonstance étrange. Non seulement les illettrés eux-mêmes, mais aussi les divers gouvernements des États-membres de la CEE montraient une tendance à voiler le problème. Plus fort, beaucoup affirmaient que l’illettrisme n’existait pratiquement pas dans leurs pays, qu’il touchait tout au plus les travailleurs migrants. Quelle pouvait-être la raison de cette attitude ?

S’agissait-il d’une conviction véritable qu’après cent ans de scolarisation obligatoire, l’illettrisme ne pouvait pas exister, moins encore s’aggraver ? Ou avions-nous affaire à un refus de regarder en face l’insuffisance des acquis et d’avoir à analyser les causes d’un aussi grave problème social ? Reconnaître et analyser le problème conduirait, en effet, à en identifier et à en éliminer les causes. Il va de soi que ce n'est pas l'illettré qui doit avoir honte de son « handicap », mais plutôt la société alphabétisée et démocratique qui dissimule la réalité et ne fait pas tout pour y mettre fin.

En l’occurrence, cela voudrait dire de mettre fin, en même temps, à la pauvreté, puisque l’illettrisme est à la fois un symptôme et une cause aussi bien de la pauvreté que du chômage. Aussi les actions visant à combattre l’illettrisme doivent-elles faire partie de politiques plus larges ayant pour objectif d’éliminer le cumul de précarités qui, souvent, l’accompagnent.

Dans le cadre du contrôle de la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Parlement européen, j’ai été amenée à poser à la Commission des questions concernant l’exécution de la Résolution du Parlement sur la lutte contre l’analphabétisme2. La réponse de la Commission montre, qu’entre autres, les activités suivantes ont été entreprises :

- Une analyse comparative concernant les programmes d’alphabétisation les plus efficaces et les plus novateurs a été réalisée3. Eurydice (le réseau d’information sur l’Éducation dans la Communauté) a également fait une étude de la situation de la lutte contre l’illettrisme dans les États-membres. Sur la base de ces deux études, le Comité de l’Éducation a mené des pourparlers d’où est sorti un accord du Conseil des ministres de l’Éducation. Il affirme que chaque État-membre doit prendre les mesures appropriées dans tous les programmes scolaires et de formation professionnelle pour donner une attention suffisante aux problèmes que pose l’illettrisme.

- Par ailleurs, un groupe de travail a été créé, chargé de proposer les mesures préventives à prendre dans les systèmes scolaires existants. Enfin, le groupe de travail « Lire et Écrire » a été mandaté pour une analyse des causes de l’illettrisme.

- La Commission souligne par ailleurs qu’elle a apporté un soutien financier à l’éducation des adultes. Le Fonds Social européen, pour sa part, a soutenu des activités, des programmes d’enseignement s’adressant à des travailleurs migrants. Ceux-ci comprenaient à l’occasion la lecture et l’écriture. Le Fonds a aussi appuyé des programmes d’instruction de base en préparation d’un emploi et des programmes de formation professionnelle dont l’apprentissage de la lecture et de l’écriture faisait partie intégrante.

Toutes ces initiatives sont sans doute parfaitement louables. Elles demeurent pourtant insuffisantes, tant qu’elles ne sont pas liées à des actions plus vastes visant à éliminer la situation généralement défavorable de certains groupes de population. L’illettrisme, autant que la pauvreté, conduit à l’isolement social. Or, on estime que 5 à 7 % de la population totale de la Communauté est frappée de grande pauvreté.

Au Parlement européen, il est beaucoup question des droits de l’homme. Cependant, dans la plupart des cas, il s’agit des droits des gens qui vivent loin des frontières européennes. Or, une existence digne de l’homme – interdite à beaucoup dans nos sociétés « démocratiques » hautement développées – fait partie des droits fondamentaux de tous les hommes. Nous constatons donc qu’entre 5 et 7 % de nos concitoyens sont privés d’un droit fondamental. Et le plus douloureux dans cette situation est que ces citoyens demeurent largement privés des possibilités de changer les conditions de vie qui les accablent par des moyens d’action politique.

Si les conditions d’existence ne sont pas modifiées, si une société « civilisée » n’attribue pas la plus haute priorité au droit de tous à une existence digne de l’homme, si les mesures politiques ne sont pas orientées en ce sens, alors les efforts pour bannir la pauvreté demeureront l’affaire d’une charité bien intentionnée mais funeste pour les intéressés.

Pour terminer là où nous avons commencé : la pauvreté n’est pas un phénomène naturel. Nous ne pouvons pas élaborer à son égard un plan Orsec. Elle exige des changements de structure de la société fondés sur la solidarité et sur la rupture des rapports de force existants.

Étude et recherches d’ATD Quart Monde sur le refus de l’illetrisme et l’accès au métier en Europe.

Il fera beau le jour où le Sous-prolétariat sera entendu, Alwine de vos van Steenwijk, Éditions Science et Service, Pierrelaye, 1977. Dix ans d’expérience de pré-écoles menée en milieu sous-prolétaire.

Illettrisme et illettrés (IRFRH), Pierrelaye, 1981.

Une Europe de l’égalité des chances pour entrer dans l’ère électronique, Conclusions du Séminaire « Initiatives communautaires de lutte contre la pauvreté », Pierrelaye, mai 1983 (ronéoté).

Analphabétisme et pauvreté dans les pays industrialisés, Unesco, Paris, 1983, ED 83/WS/20.

Maintenant, lire n’est plus un problème pour moi, B. Couder et J. Lecuit, Éditions Science et Service, Pierrelaye, 1983.

Alphabétisation en Europe, une Communauté avant la lettre, Office des Publications officielles de la CE, Luxembourg, 1984.

Formation préprofessionnelle d’adultes de milieux très défavorisés à Liège, Belgique, Bruxelles, 1985.

Les clubs du savoir et de la solidarité du Mouvement Jeunesse Quart Monde, Pierrelaye, 1987.

1 Parlement européen. Rapport sur la lutte conte l’analphabétisme, rapporteur Mme Phili VIEHOFF, document 1 – 88/82

2 Parlement européen, Résolution sur la lutte contre l’analphabétisme, adoptée le 13 mai 1982, J.O. 1982 n°149 du 14 juin 1982, p.85.

3 ATD Quart Monde, Alphabétisation en Europe, une Communauté avant la lettre, Luxembourg, Office des Publications Officielles de la CEE, 1984.

1 Parlement européen. Rapport sur la lutte conte l’analphabétisme, rapporteur Mme Phili VIEHOFF, document 1 – 88/82

2 Parlement européen, Résolution sur la lutte contre l’analphabétisme, adoptée le 13 mai 1982, J.O. 1982 n°149 du 14 juin 1982, p.85.

3 ATD Quart Monde, Alphabétisation en Europe, une Communauté avant la lettre, Luxembourg, Office des Publications Officielles de la CEE, 1984.

Phili Viehoff

Née en 1924, conseillère municipale de Hoevelaken et membre des États provinciaux de Gelderland pour le P.V.D.A., le parti socialiste néerlandais. Phili Viechoff est député au Parlement européen depuis 1979. Membre de la commission de la Jeunesse, de la Culture et de l’Éducation jusqu’en 1984. Elle est désignée comme rapporteur de diverses questions telles que l’éducation des enfants de travailleurs migrants et la lutte contre l’analphabétisme. Elle fait aujourd’hui partie de la commission de l’énergie, de la recherche et des nouvelles technologies.

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