Evolutions et prises de conscience des associations

Henri Théry

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Henri Théry, « Evolutions et prises de conscience des associations », Revue Quart Monde [En ligne], 125 | 1987/4, mis en ligne le 01 juin 1988, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4334

Le mouvement ATD Quart Monde s’est bâti pour mettre en œuvre le droit d’association des plus pauvres. Il fait partie d’un courant qui commence à prendre conscience du lien entre misère et violation des Droits de l’Homme, entre la résistance des plus pauvres à leur condition et leur participation à la défense des Droits de l’Homme. Comment la sensibilité de ces associations a-t-elle changé dans l’histoire récente ?

Les actions associatives au service des plus pauvres ont connu au cours de ces dernières décennies et connaissent encore aujourd’hui une profonde évolution. Au point que les promoteurs de certaines d’entre elles récuseraient probablement l’expression que je viens d’employer. « Lutte contre la pauvreté » exprimerait mieux leur ambition. Et, en pareil cas, lutte avec et par ceux qui sont directement concernés par elle.

Or, il n’est pas certain que ces évolutions soient encore bien perçues. Aussi est-ce le mouvement qui se dessine à travers elles que je voudrais mentionner en évoquant d’abord ses principales lignes directrices pour en venir ensuite aux prises de conscience qui s’y manifestent et aux nouvelles avancées qu’elles appellent.

Quelques évolutions significatives des actions associatives

Elles se situent, me semble-t-il, sur trois axes différents, sans, bien entendu, que toutes les associations y occupent la même position. Là comme ailleurs, il y a l’avant et l’arrière-garde et entre les deux, une foule de positions intermédiaires.

De l’inclusion à l’insertion

J’évoquerai d’abord un mouvement qu’on peut caractériser par le passage progressif, mais loin d’être achevé, d’une stratégie d’inclusion à une stratégie d’insertion.

La première était largement tributaire d’un héritage constitué au fil des siècles, le XIXème en particulier, où le modèle de l’hôpital « ancien style », donc faisant une large place à sa fonction d’asile, prévalait dans la conception des réponses que la société avait à fournir aux indigents. On avait tendance à les considérer comme des êtres à part, si ce n’est des déviants, faisant peser une menace sur l’ordre social. Michel Foucault a d’ailleurs fort bien analysé les causes qui ont présidé à cette association des exclus à des lieux particuliers d’inclusion.

Toujours est-il que ce modèle, même s’il ne répondait plus exactement aux mêmes motivations, a contribué à exercer pendant longtemps son influence, sans, bien entendu, que les associations puissent y échapper. Sa forte empreinte se retrouve encore tout au long des années 50, et même bien au-delà, où l’internat demeure la formule privilégiée pour assurer toute une série de prises en charge de situations dites à risques d’autant plus que ces dernières concernaient des personnes particulièrement démunies.

Mais s’il est vrai que l’action associative s’est inscrite dans ce courant, elle n’en a pas moins été aussi l’un des principaux moteurs d’un mouvement de sens inverse. Un mouvement qui s’est amorcé dès le début des années 60, qui est allé depuis en se renforçant, son objectif principal étant le maintien ou le retour des personnes dans leur cadre de vie habituel ou tout au moins dans un contexte qui s’en rapproche. Leur permettre de vivre le plus possible comme tout le monde et au milieu de tout le monde, d’y être des citoyens à part entière, telle en était donc l’ambition.

Ce mouvement appelait une transformation profonde des modes d’action. Il donna lieu au développement des services dits « en milieu ouvert » ou « de proximité », sans exclure pour autant les structures d’accueil, mais en les soumettant à des exigences nouvelles d’assouplissement, d’ouverture, de diversification de leurs prestations pour qu’elles puissent, à leur tour, prendre place dans cette stratégie d’insertion.

Je ne crois pas qu’on puisse m’opposer un démenti si j’affirme que c’est à des associations que l’on doit la plupart des initiatives et des actions innovantes qui ont permis à cette stratégie de se développer. À l’appui de cette affirmation, je pourrais citer de nombreux exemples, notamment parmi les réalisations des associations qui se consacrent à la réadaptation sociale soit des adultes, soit des jeunes en difficulté et qui, par là même, sont particulièrement confrontées à des situations de pauvreté.

Une stratégie d’insertion partout où opèrent les processus d’exclusion

Une telle évolution en appelait une autre. Une stratégie d’insertion sociale, doit, en effet, se déployer dans toutes les dimensions où opèrent les processus d'exclusion et de paupérisation. Car elle est souvent confrontée tout à la fois à des problèmes de ressources, d’emploi, d’éducation, de formation, d’habitat, de santé etc. qui interfèrent les uns sur les autres, alternativement cause et effet, et dont le traitement partiel ou isolé risque de conduire à l’échec.

Une telle stratégie appelait un décloisonnement des actions et donc la mise en place de dispositifs permettant de les mener de front en les coordonnant. Tel fut bien le mouvement qui s’amorça. Mais il se heurta à de fortes résistances, tant est ancrée dans nos pratiques et nos institutions la segmentation des interventions et des champs de compétence.

Et là encore, c’est dans le milieu associatif qu’on vit apparaître les premières tentatives liant, par exemple, un processus de mise au travail à un processus de formation tout en assurant un hébergement ou, mieux encore, en facilitant l’accès à un logement indépendant, toutes choses qui impliquaient, pendant un certain temps au moins, diverses formes de soutien et d’accompagnement.

Ce sont, en particulier, des associations qui constituèrent le principal support des opérations dites « d’insertion par l’économique » liant étroitement formation et production, notamment dans le cadre des entreprises dites « intermédiaires », dont on peut regretter qu’elles ne soient plus au goût du jour car elles offraient à des jeunes en situation d’échec la possibilité, non seulement d’acquérir des connaissances et un savoir faire, mais aussi et surtout de conquérir un statut social de producteur et de travailleur qui les revalorisait tant aux yeux des autres qu’à leurs propres yeux. Une conquête dont on ne saurait trop souligner l’importance.

Aider les exclus à conquérir un statut social

Cette remarque sur la nécessité d’offrir une chance à ceux qui sont dans une situation d’échec et d’exclus, de conquérir un nouveau statut social et à travers lui une nouvelle image, m’amène au troisième type d’évolution que l’on peut enregistrer dans les actions qui s’inscrivent dans une stratégie d’insertion.

Car c’est bien la reconnaissance de cette nécessité qui la caractérise.

Elle part du constat que l’on ne sort pas de la pauvreté, de la marginalité, du sous-développement si ce n’est par sa propre volonté. On n’intègre pas des individus ou des groupes de la société, mais il convient des créer les conditions pour qu’ils puissent s’exprimer et s’impliquer en tant qu’acteurs et pas seulement en tant que destinataires ou bénéficiaires, donc des modes d’action véritablement participatifs.

Cette évolution s’est d’abord manifestée dans la relation duale entre l’aidant et l’aidé. Elle a mis plus de temps à émerger, et avec plus de difficulté, dans les actions collectives où s’affirment des dynamiques de groupe plus diffuses et plus difficiles à maîtriser. La preuve en est dans cette notion de « participation des usagers » qui demeure ambiguë, car, a priori, elle n’évoque pas un statut d’acteur de plein exercice. Il n’en reste pas moins que l’idée fait son chemin et qu’elle le fait surtout dans le secteur associatif.

Il est des associations où elle a déjà fait un long parcours. Je pense tout spécialement à ATD Quart Monde où la règle du jeu n’est pas seulement « agir ensemble » mais « vivre ensemble ». Je pense aussi à des associations de chômeurs, d’immigrés, de femmes, d’habitants, parfois de handicapés où les destinataires de l’action se confondent plus ou moins avec les auteurs et les gestionnaires du projet. Il s’agit là d’associations animées par un esprit militant qui, à bien d’autres titres, s’apparentent à un mouvement social.

Mais je pense aussi à des associations où l’empreinte de l’institution est plus forte et où la distinction, si ce n’est la distance, entre professionnels et usagers est plus accusée, mais qui n’en ont pas moins instauré des formes de participation telles que le terme d’usager coïncide mal avec le statut qu’occupe ce dernier dans le déroulement de l’action. Que l’association ait été le cadre le plus propice au développement d’un mode d’action plus participatif n’a rien d’étonnant car, non seulement sa souplesse lui offre plus de possibilités, mais c’est sa logique même qui l’appelle.

Quelques prises de conscience qui méritent un approfondissement

Quelles sont les prises de conscience qui sous-tendent le triple mouvement que j’ai cru déceler ?

Quelles sont les avancées nouvelles qu’elles impliquent ?

Assister les pauvres ou gérer l’exclusion ?

La première de ces prises de conscience est qu’il est des manières d’assister les pauvres et de gérer l’exclusion sociale qui tendent à la conforter, si ce n’est à la renforcer. Je fais allusion ici à des pratiques systématiquement ségrégatives, discriminantes, protectionnistes sans d’ailleurs qu’on cherche bien à savoir qui est protégé et qui se protège. Ce qui signifie que lutter contre l’exclusion et la pauvreté suppose au départ la pleine reconnaissance que ceux qui se trouvent dans des conditions de vie « infra-humaines » n’en appartiennent pas moins à la même humanité que tout un chacun, que leurs ressemblances avec ceux qui connaissent un sort meilleur l’emportent sur leurs différences, que leurs droits fondamentaux sont les mêmes. Donc, que ce combat ne peut que s’inscrire dans celui des droits de l’homme.

Mais cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse ignorer les inégalités et les handicaps qui s’accumulent dans un processus de paupérisation et d’exclusion. À trop sous-estimer les soutiens et les aides spécifiques que requiert leur rééducation pour échapper au piège de l’assistance, on risque fort de se faire complice de leur aggravation. Sous prétexte d’éviter les effets négatifs d’une discrimination stigmatisante, on risque fort d’oublier qu’il est des discriminations positives qui sont, non seulement légitimes, mais nécessaires. S’il est, par exemple, un reproche que l’on peut faire à notre système de protection sociale ou à notre système éducatif, c’est que leur égalitarisme de façade les amène trop souvent à minimiser les discriminations positives dont ils devraient faire bénéficier les plus démunis.

Il faut donc que nos prises de conscience s’approfondissent et s’affinent encore pour mieux reconnaître l’ambivalence de ces notions d’assistance et de discrimination, et mieux percevoir en quoi le contenu réel que nous leur donnons dans nos pratiques peut être générateur d’effets négatifs ou positifs sur le sort des plus démunis.

La grande pauvreté, cumul de précarités

La deuxième prise de conscience est que la grande pauvreté, enchaînement de précarités, cumul de handicaps, ne peut être appréhendée et combattue que si on n’en a pas une vision trop réductrice, ramenée par exemple, à sa seule dimension économique, comme il arrive souvent. Loin de moi la pensée que cette dimension toujours présente et déterminante puisse être minimisée ! Le moment en serait particulièrement mal venu. Mais elle ne doit pas nous faire oublier les dimensions culturelles et sociales où agissent d’autres facteurs de causalité, ni nous laisser ignorer ceux qui opèrent au niveau du physique ou du psychisme des individus.

Aussi bien dans les approches à effectuer et les connaissances à mobiliser que dans les changements à promouvoir et les actions à entreprendre, une stratégie de lutte contre la pauvreté appelle un puissant effort de coordination et de synchronisation. Un effort qui doit être d’autant plus vigoureux et continu que nos institutions et nos habitudes ne lui sont pas, a priori, favorables. D’où la nécessité tant au plan local que national, de prévoir des dispositifs « ad hoc » tels que ceux qui sont proposés dans le rapport du père Joseph Wresinski.

Reconnaître aux exclus leur rôle de partenaire et d’acteur

Qui dit coordination dit partenariat entre les différents acteurs et organismes concernés. Encore ne faut-il pas laisser sur la touche comme des spectateurs, ou derrière les guichets comme de simples clients, ceux qui sont les partenaires obligés de ce combat, je veux dire ceux dont le sort s’y trouve impliqué. Leur reconnaître le statut d’acteur qui, de toute manière, est le leur, est une nécessité. C’est l’objet de la troisième prise de conscience que je voulais rappeler.

Mais là encore, il nous faut l’approfondir et l’affiner pour mieux appréhender les conditions à remplir pour que ce statut soit celui d’un acteur participant ; participant d’une manière plus ou moins informelle au niveau de la prise en charge des problèmes quotidiens, participant d’une manière plus organisée au niveau de la vie associative, participant, enfin, au niveau de la vie de la cité. Cela devrait nous inciter à réfléchir à ce que sont et devraient être les comportements de ceux qui, par profession ou élection, sont, à ces différents niveaux, les interlocuteurs de ces participants potentiels, et à nous demander ainsi en quoi le cheminement de ces derniers vers une participation effective est contrarié ou facilité par ces professionnels et ces élus. Je pense ici aussi bien aux professionnels du travail social qu’à ceux qui appartiennent à une administration, aussi bien aux élus associatifs qu’aux élus politiques.

Comment fonctionnent nos solidarités ?

Enfin, entre la participation et la solidarité, il n’y a qu’un pas à franchir. Aussi, nous faut-il également réfléchir à la façon dont fonctionnent nos solidarités, car il y en a plusieurs dans une société de plus en plus complexe et diversifiée. Réfléchir à la façon dont elles sont perçues et vécues. Je pense d’abord aux grandes solidarités collectives organisées dans le cadre de la protection sociale, plus nécessaires que jamais, mais dont il faut souhaiter qu’elles deviennent plus transparentes et qu’elles jouent plus efficacement en faveur des plus déshérités. Mais je pense aussi aux solidarités à plus petite échelle, gisement de valeurs et de ressources humaines dont on ne peut se passer : solidarités familiales, conviviales, associatives, solidarités aussi des milieux de pauvreté. Solidarités trop longtemps laissées dans l’ombre, alors qu’elles sont le lieu privilégié de la socialisation des êtres, le lieu privilégié de l’apprentissage et même de l’exercice d’une citoyenneté active.

C’est donc bien de cette chaîne de solidarité, de leur synergie, de leur épaulement mutuel que dépend l’avènement d’une société plus juste et plus démocratique. Une société qui n’acceptera pas le dualisme qui est en train de s’installer en son sein, qui ne se résignera pas à ce qu’une partie de ses membres soit emportée par le flux qui la pousse vers les limites de l’extrême pauvreté.

Henri Théry

Henri Théry est né en 1923, marié et père de huit enfants. Ses activités professionnelles et bénévoles se situent, depuis près de trente ans, dans le domaine associatif. Vice-Président de l’UNIOPSS, membre du conseil d’administration de la CNAF, il a présidé l’inter-groupe du 9ème plan sur l’animation. Au Conseil économique et social dont il est membre, il a présenté en 1986 un rapport sur « La place et le rôle du secteur associatif dans le développement de la politique d’action éducative, sanitaire et sociale. »

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