S’unir pour détruire la misère : l’alliance ATD Quart Monde

Benoît Fabiani et Emmanuel De Lestrade

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Benoît Fabiani et Emmanuel De Lestrade, « S’unir pour détruire la misère : l’alliance ATD Quart Monde », Revue Quart Monde [En ligne], 125 | 1987/4, mis en ligne le 01 juin 1988, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4333

Immergé dans le monde de la grande pauvreté, le père Joseph a toujours refusé la fatalité de la misère. Il a voulu en révéler le scandale parce qu’il savait par ailleurs qu’il était impossible, seul, d’apporter une réponse à la souffrance des familles les plus démunies. Il savait aussi qu’il est impossible aux Pouvoirs Publics d’agir contre la misère s’ils ne rencontrent pas l’accord de nombreux citoyens.

Tout le monde est concerné par l’exclusion qui frappe les familles les plus pauvres et celles-ci ont un absolu besoin de tous pour être rétablies dans leur dignité. Pour refuser la misère, toutes les mains, tous les cœurs et toutes les intelligences sont nécessaires.

Une véritable alliance avec les exclus

Habité d’une immense confiance dans les hommes, qu’ils soient écrasés par la misère ou soucieux de leurs privilèges, le père Joseph a voulu témoigner partout des plus pauvres et de leur souffrance, persuadé que personne ne peut rester insensible.

Il a donc cherché des voix qui acceptent de se faire l’écho de ceux qui n’en avaient pas. Il a proposé à tous ceux qu’il rencontrait d’agir là où ils étaient en se rassemblant autour des plus pauvres et de leurs aspirations à un monde sans exclusion.

De cet appel à tous les citoyens est née une véritable alliance avec les exclus afin que partout soit défendue la cause des laissés pour compte. Pour qu’en aucun lieu les plus défavorisés ne soient oubliés ou négligés, ce mouvement a proposé à tous de les faire prendre en compte dans leur propre famille, dans leur école ou leur entreprise, dans leurs associations ou leurs Églises. Il appelle chaque homme, chaque femme, chaque enfant à risquer ses idées et ses privilèges pour que les plus pauvres gagnent et qu’ainsi l’humanité toute entière progresse.

Un accord autour des espoirs des plus pauvres.

À tous ceux qui en avaient la disponibilité et le désir, le père Joseph a proposé de rejoindre le mouvement qu’il créait autour des familles les plus pauvres et avec elles.

Rejoindre ce mouvement, c’est selon les personnes donner de leur temps, partager leur avenir et leurs compétences, s’engager dans la défense des familles les plus abandonnées et imposer leur participation, soutenir les volontaires-permanents et tous ceux qui engagent leur vie avec les plus défavorisés. L’engagement avec les plus pauvres est exigeant. Aussi le mouvement demande-t-il à tous ceux qui le rejoignent de se former pour être à la hauteur des espoirs du Quart Monde et en mesure d’assumer les responsabilités qu’ils prennent. Le père Joseph a partagé sa démarche. À chacun il demande de bien connaître et le monde de la misère et la société afin d’être en mesure de recréer des ponts entre les très pauvres et l’ensemble de ceux qui constituent les circuits économiques, sociaux, politiques, culturels et religieux pour le présent et l’avenir.

Le père Joseph a proposé à tous de susciter avec passion un accord autour des espoirs des plus pauvres. Là peut se créer une volonté commune et déterminée de les libérer de l’enfermement de la misère et de faire disparaître la grande pauvreté.

L’alliance que le Mouvement ATD Quart Monde développe ainsi depuis trente ans est une manière originale de s’associer. Cette alliance est indispensable à l’avenir des plus pauvres, elle est précieuse pour l’engagement des volontaires, elle est très riche pour les hommes et les femmes qui la vivent, elle est une chance pour nos sociétés.

Ces hommes et ces femmes qui choisissent de faire « alliance » avec le Quart Monde et avec son mouvement, qui acceptent de s’engager durablement en solidarité avec les familles les plus démunies au sein du Mouvement ATD Quart Monde, nous les appelons des « allié(e)s. »

Récemment, nous avons longuement interviewé une trentaine de ces alliés (ils sont actuellement deux mille en France) sur leur engagement. C’est à partir de leur expérience et de leurs réflexions que nous allons essayer de mieux cerner cette alliance.

Une rencontre qui engage

Leur engagement débute généralement par une rencontre forte avec le monde de la misère.

Le plus souvent des alliés se rappellent qu’un jour ils ont franchi le pas et éprouvé le besoin de s’engager, à cause d’une rencontre, d’un témoignage, d’une lecture ou, plus brutalement, de la vision de l’intolérance.

« En décembre 1964 », explique Mme W., de Mulhouse, « j’ai reçu par hasard l’un des premiers numéros de la revue Igloo. En tant qu’institutrice, j’avais déjà entendu parler de la pauvreté, je l’avais rencontrée parmi mes élèves. Comme beaucoup de gens, j’avais donné quelque chose mais j’en étais restée là. J’étais prise dans le tourbillon de ma vie : ma profession, mon mari, mes enfants… La lecture de ce journal m’a fait un choc, mais Noël approchant, je l’ai mis de côté. En janvier, j’en ai reçu un second et je les ai relus tous les deux. Cela a opéré en moi un déclic formidable. La nuit suivante, je n’ai pas fermé l’œil. Je revoyais les scènes du bidonville décrites par le père Joseph : les cabanes crevées, les déménagements de force etc.... Un enfant du camp avait une telle peur d’être arraché à son père qu’il s’accrochait à lui pendant la nuit. Il y avait aussi le vent glacial qui s’engouffrait dans les cabanes par les carreaux cassés, les rats qui couraient. Cela m’a fait un choc jusqu’au plus profond de ma personnalité et j’ai été poussée intérieurement à écrire pour proposer mes services ».

M. R., lui, avait entendu à la télévision que le père Joseph demandait des sacs de charbon pour les familles qui n’avaient pas les moyens de se chauffer. « J’ai décidé d’aller à Noisy-le-Grand me rendre compte par moi-même de la situation. J’ai découvert là-bas la boue et la saleté, mais, plus encore, des êtres humains dignes d’intérêt. Je ne sais plus si j’ai donné du charbon mais je me rappelle qu’à ce moment-là, j’ai décidé d’aider le mouvement. Je sentais qu’il ne fallait pas se contenter de donner de l’argent ou des vêtements. Il fallait, il faut encore apporter son intelligence, ses compétences. »

Ayant connaissance du scandale de la misère, de toutes les souffrances et du gâchis humain qu’elle entraîne, ces alliés ont été amenés à se joindre au mouvement. Geste qui ne va pas de soi, tant s’en faut. Devant les situations de misère, on est tenté inconsciemment de se forger une sorte de carapace, tant cette réalité n’est pas supportable.

Se former pour comprendre une population et un combat

Mais le mouvement ATD Quart Monde ne se contente pas de mettre les gens en face de la misère. D’abord, il dit à tous : la misère n’est pas fatale, elle est, selon le mot du père Joseph, « l’œuvre des hommes, et seuls les hommes peuvent la détruire. » Chacun a quelque chose à faire, chacun peut participer au combat proposé.

Les formes d’engagement sont multiples et toutes aussi précieuses puisqu’elles signifient avant tout un refus de la misère et une solidarité avec ceux qui en sont les victimes.

Ensuite, le mouvement ATD Quart Monde permet aux alliés qui le rejoignent de comprendre le monde de la misère. C’est indispensable car les familles très pauvres se bâtissent dans un monde qui n’est pas le nôtre. Elles sont profondément marquées par leur histoire ; leur façon de vivre et de se battre nous déroutent. C’est la raison du malentendu qui existe si souvent entre les familles les plus démunies et l’ensemble de ceux qui les rencontrent. Aussi le Mouvement Quart Monde s’attache-t-il à donner à tous ses militants une formation très sérieuse afin qu’ils comprennent l’histoire des familles très pauvres, la façon dont celles-ci refusent elles-mêmes et quotidiennement la misère qui les accable.

Mais le Mouvement ATD Quart Monde fait plus que d’aider ses militants à comprendre la vie et les espoirs des très pauvres, il leur propose un cadre pour agir. Il permet à chacun d’inscrire son action, qui semble toujours limitée, dans un combat beaucoup plus large, dans une histoire. Il donne à cette action des perspectives et un but : la destruction de la misère.

En effet, une fois le pas franchi, l’engagement signifié, bon nombre d’alliés avouent s’être sentis désarmés, dépassés par l’ampleur de la misère. C’est notamment le cas pour ceux qui ont été rapidement mis en rapport avec les familles très pauvres. Le témoignage de Mme M. éclaire ce que ces alliés trouvent dans le mouvement :

« Si j’avais connu les premières familles que j’ai rencontrées à C. autrement, je crois que j’aurais eu peur de la misère, j’aurais eu l’impression d’être inutile.

Le Mouvement ATD Quart Monde, au contraire, m’a fait entrer dans un combat. Il m’a donné les moyens de justifier ma présence. Il m’a permis d’être proche des gens pour aller vers quelque chose. Cela n’a pas été facile pour autant. J’avais toujours été attirée par les pauvres sans savoir quoi faire. Je n’arrivais pas à me remettre en cause : je me cognais et n’allais pas plus loin. C’est en cela que je trouve le mouvement unique. Il m’a vraiment révélé qui étaient les plus pauvres. J’ai vu la pauvreté sous l’angle de l’injustice. Il n’était plus question de charité. Ce fut une véritable découverte. À l’époque, je ne connaissais que l’aide matérielle. Là, tout de suite, j’ai compris, qu’il y avait autre chose. Au début, j’avais peur qu’il y ait un malentendu et que les familles voient en moi une dame leur amenant des vêtements et leur faisant la leçon. Le mouvement m’a permis d’aller au-delà, parce que je sentais qu’il était derrière moi. »

Oui, pour agir avec les familles très pauvres, il faut d’abord comprendre. Connaître, comprendre, cela ne peut se faire seul, cela s’apprend. C’est ce qu’explique Mme C.T. : « C’est impossible de faire quelque chose avec ces familles si on ne les connaît pas, si on ne comprend pas certaines de leurs habitudes. À cette époque, je citais souvent l’exemple des femmes du Quart Monde qui accouchaient à l’hôpital. Au lieu de rester une semaine, le temps normal, elles s’échappaient au bout de deux jours et on les traitait d’irresponsables. En fait leur démarche était très logique. Ces femmes savaient que si elles restaient trop longtemps absentes, c’était la fille aînée qui n’allait plus à l’école, ou le mari qui n’allait plus travailler, pour garder les jeunes enfants. En plus, il y avait toujours le risque que les enfants soient retirés à la famille pour être placés. Donc, elles allaient au plus urgent et c’était logique. Si on ne connaît pas les familles, voilà un comportement qui n’est pas facile à comprendre. »

En entrant dans l’histoire du combat du mouvement, les alliés peuvent s’appuyer sur sa continuité et sa crédibilité. En se formant, ils peuvent tirer parti de ce que d’autres ont déjà expérimenté ou réfléchi avant eux. Cela leur permet de cerner plus vite la globalité du mouvement. « Il me semble essentiel », note Mme C., une alliée belge, « que chacun puisse vraiment se situer dans l’ensemble de l’action d’ATD. Sans cela on se demande où l’on va, on se désespère et on finit par abandonner si on a l’impression que son travail est tellement partiel qu’il ne sert à rien. »

Trois responsabilités :

Défendre les familles les plus pauvres dans la société

Les alliés découvrent vite que la société dont ils font partie est extrêmement ignorante de la situation vécue par nos citoyens les plus pauvres et peu préoccupée de la défense de leurs intérêts.

« En tenant une permanence dans ma Mairie, je me suis rendue compte qu’elle n’avait aucun souci des plus défavorisés », raconte Mme M.

C’est pourquoi, la responsabilité première que prennent les alliés du Mouvement ATD Quart Monde est d’influencer les différents milieux dont ils font partie, de défendre les plus pauvres partout où eux-mêmes, alliés, sont introduits.

« J’ai compris alors » poursuit Mme M. « la nécessité que des alliés participent à des commissions municipales touchant à des questions comme le logement, la santé ou l’école, pour interpeller les élus et les fonctionnaires. »

De fait, les alliés ont une réelle capacité d’influencer les différents milieux auxquels ils appartiennent. Leur « alliance » avec les familles du Quart Monde dérange parfois, mais questionne immanquablement « Notre action est souvent incomprise » explique M. A., « on nous dit souvent que nous perdons notre temps avec des « irrécupérables ». Mais je sais, que nos témoignages donnent à réfléchir parce que ce que nous disons est intolérable. Parfois les amis se protègent par le sarcasme ; cela évite d’approfondir. »

C’est à coup sûr de ce témoignage que peut naître un changement des mentalités. Cette « loi du plus fort », qui régit actuellement le fonctionnement de notre société, ne recueille pas l’adhésion de la communauté mais est plutôt le fruit d’un laisser aller tacite, d’une démission collective. Se fondant sur un postulat inverse, les alliés doivent pouvoir faire entendre les aspirations des familles du Quart Monde. Aspirations qu’ils ont faites leurs pour un monde sans exclusion où personne ne serait considéré ni traité comme inférieur.

L’un des principaux enjeux de l’alliance réside dans sa capacité à sensibiliser la société, à la transformer en changeant les mentalités et les préjugés dont souffrent les plus pauvres.

Dans cet esprit, aujourd’hui, l’action des alliés est déterminante pour gagner l’application des recommandations du rapport du Conseil Économique et Social : « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » dont le père Joseph a été le rapporteur. L’enjeu est considérable car c’est par l’action et l’engagement des alliés que peut naître dans le pays une volonté des citoyens de faire appliquer ce programme qui vise réellement à détruire la misère. Il appartient aux alliés de placer l’ensemble des partenaires du pays devant leurs responsabilités.

Plus généralement, dans leur vie quotidienne, dans leur famille, à leur travail, dans les associations, dans leur quartier ou leur Église, les alliés introduisent et font prendre en compte les familles du Quart Monde. Ils cherchent à engendrer un consensus autour d’une absolue priorité aux plus pauvres. À Caen, par exemple, M. D. est professeur dans un collège où il y a beaucoup d’échecs scolaires et où les relations avec les parents sont très mauvaises. « Les professeurs sont sur la défensive. Ils pensent que les parents ne les comprennent pas et critiquent leur travail » explique-t-il : « Là où mes collègues se heurtent à un mur, une compréhension a pu s’instaurer. J’ai pu m’adresser différemment aux parent et je commence à être reconnu comme compétent dans ce domaine. Certains professeurs y ont réfléchi et me suivent peu à peu parce que l’on sait que les relations humaines avec les parents constituent un des nœuds du problème de l’échec scolaire. »

L’action des alliés engage l’avenir des familles les plus pauvres. Elle suppose donc une crédibilité qui non seulement touche le cœur de leurs interlocuteurs mais leur propose de rejoindre un combat pour la justice.

Humainement, comment peut-on accepter que des hommes, des femmes, des familles entières vivent dans des conditions d’extrême misère que l’on n’accepterait jamais pour soi-même ou ses proches ? Y a-t-il des traitements intolérables pour soi-même dont on peut s’accommoder pour son voisin ? Politiquement, comment peut-on se satisfaire d’une démocratie à double vitesse qui transforme les droits fondamentaux en privilèges tant qu’ils ne sont pas garantis à tous ? Économiquement enfin, comment, peut-on accepter le gâchis humain que provoque la misère dans un monde où tant de choses restent à inventer, à penser, à faire ?

Ce langage, tous les hommes peuvent l’entendre et le comprendre. Il écarte tout paternalisme mais remet chacun de nous devant une question fondamentale : acceptons-nous une société qui engendre l’exclusion et, sinon, que pouvons-nous faire, chacun là où nous sommes, pour que cela change ?

À travers tout ce travail de sensibilisation et d’interpellation, les alliés permettent au mouvement de connaître l’opinion et l’évolution des courants de pensées vis-à-vis des plus pauvres. Cette ouverture est indispensable pour sentir en permanence où sont les risques qui menacent les plus pauvres, où sont les chances de solidarité qui naissent. À partir de cette sensibilité aux courants qui agitent notre monde, le mouvement peut bâtir avec les plus pauvres des actions qui préparent un avenir sans exclusion.

Le partage du savoir

Si le Mouvement ATD Quart Monde attend des alliés qu’ils s’engagent dans cette action de transformation en profondeur de la société, il leur fait aussi une deuxième grande proposition : celle d’entrer dans une dynamique de partage du savoir.

Les alliés, quelles que soient leurs origines ou leurs professions, portent toutes sortes de compétences et de multiples passions. Les familles très pauvres, elles, sont contraintes de vivre dans l’ignorance. Ces familles ont absolument besoin que des amis de tous horizons les rejoignent et partagent avec elles le patrimoine culturel que l’humanité a forgé et dont elles sont exclues. Les enfants et les jeunes très démunis, tout comme leurs parents, ont droit que nous partagions avec eux notre goût de la lecture, notre passion pour la musique ou pour l’informatique, notre habileté à travailler le bois ou à faire pousser des fleurs. La libération de l’extrême pauvreté passe par l’acquisition des apprentissages de base que sont la lecture, l’écriture, le calcul… mais aussi par l’accès à l’art, aux savoir-faire manuels et aux technologies modernes. Partager ce que nous savons et ce que nous aimons avec ces familles que la misère enferme dans un univers restreint et sans avenir est un acte de justice élémentaire, en même temps qu’une aventure passionnante.

En 1984, dans cet esprit, le mouvement a créé la « semaine de l’avenir partagé. » Pour un temps fort sont invités à se rassembler dans les quartiers défavorisés tous ceux qui veulent partager leur savoir et leurs passions (artisanat, musique, sport, informatique, etc.). Chacun peut ainsi mettre ses compétences au service des autres dans un temps de fête qui est à l’origine d’une volonté commune de savoir et de partage. 

Le partage du savoir n’est pas à sens unique, les plus pauvres ont aussi à nous apprendre… Les familles du Quart Monde sont porteuses d’une expérience unique dont nous avons absolument besoin pour aller jusqu’au bout de la compréhension de nos idéaux de justice, d’amour et de démocratie… jusqu’au bout de notre humanité.

« Les plus défavorisés seront les experts de nos projets de civilisation et leur promotion sera la mesure de notre propre progression vers une société réellement égalitaire » (extrait des options de base du mouvement).

Soucieux du respect de la dignité de chacun, le Mouvement ATD Quart Monde a bâti depuis trente ans une pédagogie de la réciprocité.

Pour les alliés, ce partage du savoir peut s’exercer, en particulier, dans les bibliothèques de rues, les clubs du savoir, les Universités Populaires. À l’Université Populaire par exemple les allées ne sont pas de simples spectateurs de la prise de parole des familles très pauvres. Celles-ci viennent exprimer leur pensée, leur expérience de vie et elles ont besoin de les confronter avec celles de personnes d’autres milieux. Ces familles ont besoin que d’autres leur disent tout simplement comment ils font garantir leurs droits, quels efforts ils consentent pour que leurs enfants apprennent à l’école ou soient en bonne santé. Ce partage est difficile car il suppose une communication par delà les malentendus. Les alliés se savent privilégiés. Il est pourtant essentiel que les famille sous-prolétaires connaissent les chemins que nous empruntons pour bâtir nos vies. Par ce dialogue, cette confrontation, ce partage du savoir, les familles du Quart Monde nous invitent à devenir leurs partenaires pour qu’elles exercent pleinement leurs droits et leurs responsabilités et affirment comment elles sont aussi partie prenante de la construction d’un monde de justice, de paix et de fraternité.

Soutenir le volontariat

Les alliées prennent enfin dans le Mouvement ATD Quart Monde une troisième responsabilité : celle de permettre et de soutenir l’engagement des volontaires permanents....

L’existence de ce volontariat permanent est certainement la grande originalité du Mouvement ATD Quart Monde : un groupe d’hommes et de femmes de toutes origines, âges, professions et situations familiales qui engagent leur vie aux côtés des plus pauvres, qui veulent se mettre « à l’école de ces populations » en investissant auprès d’elles le meilleur d’eux-mêmes. Un tel engagement, essentiel à l’avenir des plus pauvres, a besoin d’être soutenu, propagé, défendu.

Les alliés savent que leur engagement prend appui sur celui des volontaires, comme en témoignent les profonds liens d’amitié qu’ils ont tissés avec ceux-ci. Ils acceptent de mettre en jeu leurs relations et leur propre respectabilité pour faire reconnaître les familles très pauvres et ceux qui s’engagent à leurs côtés. Ils choisissent bien souvent de soutenir matériellement ces volontaires afin qu’ils aient, avec un salaire minimum, une certaine sécurité qui leur garantit la liberté de s’engager durablement.

« Ce qui m’aide à tenir » dit V. F. de Bordeaux, « c’est le volontariat, des hommes et des femmes qui ont tout quitté pour le Quart Monde. Je ne peux pax pas les laisser tomber. Je me sens proche et solidaire de ce volontariat qui est pour moi le garant de l’authenticité du mouvement et de la fidélité aux plus pauvres. Je trouve normal de concrétiser ces liens profonds en donnant aux volontaires les moyens de vivre et de s’engager à travers le monde. C’est pourquoi nous avons choisi de faire une péréquation de salaire régulière avec la caisse du volontariat. »

Les alliés sont aussi appelés à faire connaître cet engagement des volontaires afin que ceux et celles qui refusent l’injustice de la misère et veulent engager leur vie pour la dignité de tous soient informés de cette possibilité.

Être allié, une fidélité, une chance…

Tous les alliés affirment que leur engagement, s’il est exigeant, n’en est pas moins une grande aventure qui les transforme et les fait grandir.

- « Mon engagement », dit Mme G. A., alliée depuis trente ans, « est né d’un refus : ne pas accepter que l’autre, celui que nous avons rencontré misérable, méprisé puisse continuer une vie sans espoir et la transmettre à ses enfants.

Mais comment concrétiser ce refus ? Quels gestes accomplir pour combattre cette condition d’injustice ?

C’est le mouvement et, à travers lui, le Quart Monde qui n’ont cessé de me l’apprendre. Mais ce que je comprends à travers toutes ces années, c’est que j’ai appris bien d’autres choses qu’une action : une transformation du regard, du cœur qui change aussi mon jugement sur la société.

Le reste devrait aller de soi. Que notre service soit grand ou minuscule, qu’importe, si nous y sommes tout entier, à cette profondeur qui engage vraiment un homme libre, car le choix d’être avec les plus pauvres doit se faire et se refaire à travers les découvertes, les joies, les épreuves de chacune de nos vies. C’est une fidélité qui se renouvelle tous les jours ».

« Parce que nous nous sentons responsables des espoirs que fait naître le mouvement », disent M. et Mme P., « pour nous, être alliés, c’est continuer, quoiqu’il arrive, à être les témoins les plus fidèles possibles d’une souffrance intolérable. Ce n’est pas simple tous les jours, mais il est sûr que notre engagement avec le Mouvement ATD Quart Monde est une extraordinaire formation continue en humanité. »

Benoît Fabiani

Benoît Fabiani : né en 1948, professeur, marié et père de trois enfants, il est volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1972. Après dix années passées en secteur (Créteil, Marseille), il a pris la responsabilité du secrétariat des alliés au centre international du mouvement à Pierrelaye. À ce titre, il a été associé à l’animation et responsable de l’organisation des différentes campagnes et rassemblements publics du mouvement.

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Emmanuel De Lestrade

Emmanuel De Lestrade : né en 1964, journaliste, marié et père d’un enfant, allié du Mouvement ATD Quart Monde, il rejoint le volontariat en 1986. Il a notamment participé à une enquête auprès des alliés sur l’histoire du mouvement.

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