Sur l'histoire. Un problème majeur est bien, en effet, celui de la réappropriation par le sous-prolétariat de sa propre histoire, c'est-à-dire, pour commencer, la conquête de sa propre identité, puisqu'il n'y a pas d'identité sans maîtrise de la mémoire.
L'autre aspect de l'exercice, indissociable du précédent, est son aspect prospectif. Qu'est-ce que la prospective ? Au-delà de toutes les définitions formelles que l'on peut en donner, c'est un effort pour allier la mémoire et l'imagination et c'est au-delà : et c'est pourquoi je crois que l'application de la démarche prospective à la population aujourd'hui sous-prolétaire est importante. C'est un effort pour se délivrer de la fatalité de l'histoire, du sentiment que l'histoire ne s'écrit qu'en termes de destin. Un effort pour penser l'avenir en termes de pluralité de devenirs possibles, en termes, autrement dit, de futurs ouverts et non de futurs prédéterminés. C'est pourquoi une prospective du sous-prolétariat est particulièrement importante : car c'est une façon de mettre en question, de mettre en fuite, pour le mieux dire, la tentation toujours lancinante de penser l'histoire du sous-prolétariat en termes de destin, en termes d'histoire écrite une fois pour toutes.
Cet effort s'est traduit et continue de se traduire sous la forme d'une action pédagogique à destination de groupes de travailleurs sociaux que le Mouvement accueille et auxquels il fait découvrir l'histoire de la réalité de la condition sous-prolétarienne.
L'espace des conjectures relatives aux devenirs de l'extrême pauvreté se circonscrit donc entre deux problématiques, celle de la « fatalité » inacceptable, mais toujours disponible pour dissiper la mauvaise conscience des nantis, et celle de la « reproduction ». Cette dernière débouche inévitablement sur une problématique de « l'échec », et d'abord de celui d'un système économique qui abêtit une majorité de citoyens dans l'illusion du « bien-être » et continue - répétons-le à satiété - à « refuser la qualité humaine à une partie de l'espèce » (Claude Lévi-Strauss). L'une et l'autre rendent difficile, et donc d'autant plus nécessaire, la formulation d'une espérance, fondement Le discours de la fatalité n'a plus aujourd'hui, assurément, les accents tranquilles du naturalisme social. Mais il est toujours là, qui rôde autour des analyses les mieux intentionnées. C'est toujours une loi de la nature, paraît-il, que les pauvres soient imprévoyants jusqu'à un certain degré, afin qu'il y ait toujours des hommes prêts à remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus abjectes de la communauté. « Le fonds du bonheur humain en est grandement augmenté, les gens comme il faut, plus délicats, débarrassés de telles tribulations, peuvent doucement suivre leur vocation supérieure (...) Les lois pour le secours des pauvres tendent à détruire l'harmonie et la beauté, l'ordre et la symétrie de ce système que Dieu et la nature ont établi dans le monde. » (Rev. J. Townsend, « A dissertation on the poor laws » (1786), cité par Karl Marx, Le Capital, 7ème section, XXV,IV)
« On peut se demander si le « processus de marginalisation » est inévitable. De même que Pareto avait parlé de rotation des élites, on peut se demander s'il n'y a pas aussi un renouvellement des pauvres. Le Christ n'avait-il pas répondu à Judas : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous »1 Ainsi dans la catégorie des plus malheureux qui représentent une proportion constante de toute société, il y a probablement toujours de nouveaux pauvres, de nouveaux types humains. » (La croissance et l'inégalité des revenus, « Futuribles », numéro hors série 1976, p. 9)
Il faut dénoncer inlassablement la perversité intrinsèque de ce discours de la fatalité : il évacue, en effet, toute mise en cause des modalités de l'exploitation du travail et, plus généralement, de la condition des plus pauvres, ainsi que du rôle « paupérigène » de certaines procédures de « lutte » contre l'extrême pauvreté. Ce qu'il dissimule à la limite est que l'extrême pauvreté est doublement utile au maintien de l'ordre économique et social : en tant que force de travail résiduelle et en tant que champ d'expérimentation de formes actuelles et à venir de contrôle social.
La problématique de la reproduction est fondamentale. Elle seule en effet permet d'analyser la population misérable dans la triple dimension de son histoire, de sa condition actuelle et de son avenir. Ce que l'on peut en dire aujourd'hui s'énonce sous la forme de constats. C'est toute l'ambition d'une analyse approfondie du phénomène d'extrême pauvreté et d'exclusion sociale que de s'efforcer de formuler, à partir de ces constats, des propositions d'ordre théorique qui puissent aider à comprendre le Quart Monde en tant qu'être historique, doté d'une existence irrécusable2 et qui, de ce fait, interpelle la société tout entière en la contraignant à s'interroger sur ce qu'elle est réellement. On ne peut toutefois, en l'état actuel de la réflexion, aller au-delà de l'énoncé d'observations bien connues, mais dont le rappel n'est pas inutile3. Elles s'ordonnent autour de trois données principales.
La première est celle de l'absence à peu près totale de mobilité sociale en milieu sous-prolétaire, d'une génération à l'autre. La situation des individus et des familles sous-prolétaires dans l'échelle de la stratification sociale ne change pas avec le temps. Les plus bas ils naissent, les plus oubliés ils vivent, les plus misérables ils disparaissent4.
La deuxième est le reflet de la précédente : l'immuabilité du mode de vie du sous-prolétariat. La possession, toujours précaire, d'une télévision ou d'une voiture d'occasion n'y change évidemment rien5.
La troisième est l'incapacité des institutions et des procédures d'assistance à réduire la condition sous-prolétarienne et, tout au rebours, leur propension à agir, consciemment ou non, comme moyens paupérigènes.
C'est sans doute de ce dernier point qu'il faut partir pour tenter de comprendre la nature et les mécanismes de la reproduction de l'extrême pauvreté, de l'isolement et du refoulement du sous-prolétariat, combinés au fractionnement, par services d'assistance interposés, des familles... Force est de constater que les travaux actuels de sociologie de l'extrême pauvreté ne vont guère au-delà de l'esquisse d'une telle problématique6. Il en est ainsi pour de fort bonnes raisons dont on voudrait rappeler deux exemples parmi d'autres.
La première est celle de l'ambiguïté du concept d'exclusion sociale. La seconde est celle des contradictions caractéristiques du rôle joué par les institutions et les procédures d'assistance : en écrire, sans plus, qu'il est paupérigène, comme nous venons de le faire à dessein, est tronquer la réalité observable, comme l'est aussi la réduction des services sociaux à une fonction de contrôle social7.
L'établissement d'une « véritable » problématique de la reproduction de l'extrême pauvreté ne peut éviter de conduire à interroger le système socio-économique sur le plus grave de ses échecs, et l'on retrouve à nouveau ici l'intuition d'Alfred Marshall, partagée aujourd'hui par de trop rares économistes (au premier rang desquels il faut citer François Perroux et Henri Bartoli.) Cet échec est ordinairement dissimulé par son contraire : le succès continûment rencontré par le discours justificateur de la richesse a légitimé celle-ci en faisant le silence sur l'extrême pauvreté. La première des tâches du sociologue de la pauvreté est bien, dans ces conditions, de « commencer à élucider cette incapacité interne, dans une société dite d'abondance, à simplement poser la question de la pauvreté (et a fortiori de la résoudre) » (Robert Castel, 1978, p. 48). Il y a à cela une raison bien simple : ce serait du même coup poser le problème de l'échec de l'économie moderne8 : « pour mon objet, il ne serait pas mauvais de voir comment l'expert empressé qui, du reste, ne peut pas formuler les questions que les gouvernements lui soumettent, comment l'enseignant « comme il faut » qui endoctrine de futurs petits citoyens bien conformes, comment le boutiquier satisfait qui croit les yeux fermés aux règles d'or de la saine monnaie, comment le catholique béat qui estime que tout va assez bien pourvu qu'on combatte le communisme et le « pouvoir personnel », participent les uns et les autres au « sens de l'inessentiel », et rendent pratiquement impossible de poser utilement, même en termes modestes et rigoureux, la question de l'échec de l'économie moderne. » (François Perroux, 1968, p. 35).
Peut-être une interrogation d'ordre prospectif est-elle de nature à aider à ce déblocage. L'esquisse qui en est proposée s'articule autour de trois spéculations respectivement dévolues aux évolutions possibles des phénomènes d'extrême pauvreté selon qu'ils se trouvent référés :
* à la longue et profonde crise de l'industrialisation qui affecte actuellement certaines des économies les plus « développées », dont la nôtre ;
* au « changement des valeurs » qui serait lié à la fois à cette crise et à l'approche de l'échéance de la fin du millénaire ;
* à l'émergence de « nouvelles » formes de politiques sociales associées à de « nouvelles » formes d'exploitation et de division du travail.
Si l'on veut désigner en termes simples les objectifs respectivement assignés à chacun de ces ensembles de questions, on peut dire qu'ils concernent les formes, puis les représentations, enfin les fonctions de l'extrême pauvreté dans une économie et une société telles que la France des vingt ans à venir.
Ces points sont développés dans le document réalisé par André-Clément Decouflé :
- Mouvement ATD Quart Monde, « Éléments d'introduction à l'histoire et à la prospective de l'extrême pauvreté ». Paris, Laboratoire de Prospective Appliquée. Pierrelaye, Institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines, 1980. 111 pages.