Les pauvres, révélateurs de nos sociétés

Jean Labbens

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Jean Labbens, « Les pauvres, révélateurs de nos sociétés », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1988), mis en ligne le 24 mars 2010, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4440

La question de l'histoire des pauvres est une question difficile : elle demande une reconversion de l'esprit, elle va à l'encontre des attitudes qui nous sont spontanées. On parle du « siècle de Louis XIV », de « l'époque de Richelieu », rarement du temps de Saint Vincent de Paul ; d'ailleurs lui-même a connu les pauvres, a travaillé pour les pauvres mais il n'était pas lui-même un pauvre. On ne définit pas une époque par quelqu'un des catégories inférieures et dominées.

Même quand on parle beaucoup de pauvreté, comme aujourd'hui avec « les nouveaux pauvres », on nie en fait que les pauvres puissent nous apprendre quelque chose sur la société. Tout le monde est pauvre, parce que la pauvreté est ramenée à l'insécurité. Notre regard va alors sur les fins de mois difficiles de la classe moyenne. L'idée sous-jacente, c'est que les pauvres ne font pas l'histoire et n'ont pas d'histoire ; donc ils n'ont rien à nous apprendre sur notre société.

Je prendrai trois exemples, trois cas, assez éloignés les uns des autres, qui nous montrent la conception qu'une société se fait du pauvre et la place que les pauvres occupent dans cette société.

Index de mots-clés

Histoire

Le Haut Moyen Age : l'époque post-carolingienne

Pour Georges Duby, l'opposition riche et pauvre n'existe pas à l'époque. Le contraire du pauvre (pauper) n'est pas le riche mais le puissant (potens). Donc le mot pauvre n'a pas une signification économique comme aujourd'hui, mais politique. « Le mot pauper marquait avant tout la soumission à la puissance » (Georges Duby : « Guerriers et paysans », p. 261). « Les pauvres, ce sont les adultes mâles, de condition libre, qui ne peuvent pas se défendre. » Il faudrait commenter tous les mots. Pourquoi pas les femmes ? Elles ne font pas partie du peuple, elles sont de l'ordre domestique. Ceci pour faire remarquer le contraste entre la signification du mot pauvreté et celle d'aujourd'hui (Cf. « La sociologie de la pauvreté » où en reprenant Max Weber, j'ai défini la pauvreté en termes de pouvoir, de  statut et de classe.)

Du « peuple », le groupe des pauvres constitue la partie désarmée, sans protection. Ce ne sont pas les femmes, ni même les serfs, ceux-ci sont protégés, ils font partie du domaine du seigneur ; même s'ils ne sont pas armés eux-mêmes, ils sont sous la protection des armes.

Évidemment, ces gens désarmés sont menacés par l'indigence, la pauvreté économique, pour toutes sortes de raisons : les guerres, par exemple, dévastent les champs et ils n'ont pas accès aux réserves du domaine. Mais ce n'est pas l'indigence qui les définit comme pauvres. Au début, il était très difficile dans la conception que l'on se faisait de la société de situer « ces gens-là » (comme dirait Colette Pétonnet).

Dans la conception tripartite qu'on avait de la société, on situait bien les clercs, les moines et les laïcs (hommes de guerre). C'est seulement bien plus tard, avec Addon de Fleury, que les laïcs se scindent en deux : guerriers et paysans. Ceux-ci ont un rôle actif dans la société, une fonction : nourrir le corps social. Plus tard, quand la conception tripartite se développera beaucoup plus, John Salisbury décrira la société comme un corps où le clergé est le cœur, le roi, la tête, etc. ..., les cultivateurs, hommes libres désarmés, ces pauvres-là sont les pieds. Les pauvres représentent un membre inférieur, mais important tout de même, par qui tout se soutient. Il est donc actif, il est sujet de l'histoire, sans lui, il n'y aurait pas d'histoire.

Au IXème siècle, dans la victoire de Saint-Omer contre les Vikings, on verra « l'inerme vulgus » comme on disait alors, recevoir sa part du butin parce qu'il a contribué à la victoire non pas par les armes mais par le soutien matériel qu'il a donné aux combattants, et aussi et surtout à cette époque, par la prière.

Ce pauvre est intégré dans l'ensemble du corps social, il a une fonction particulière. Cette fonction doit être précisée et je dirais transfigurée parce que le pauvre joue dans la société du Haut Moyen Age une fonction extrêmement importante, une fonction liturgique : il faut comprendre ce que cela veut dire, la liturgie. Aujourd'hui, c'est quelque chose qui peut-être est un accès à l'éternité, mais ce n'est pas la vie de tous les jours. Au Moyen Age, c'est beaucoup plus important. C'est par la liturgie que ce monde et l'autre monde ne font qu'un. L'identité des deux mondes n'est possible que par la liturgie, liturgie qui transforme le temps en éternité, qui mène tout chose à l'unité ; sans liturgie, il n'y a pas d'unité, parce qu'il n'y a pas de victoire sur le péché (qui est division). La rencontre du riche avec le Christ se fait par l'intermédiaire du pauvre. « Jésus-Christ s'habille en pauvre » ...

Vous avez un très bel exemple de cette fonction liturgique du pauvre dans la vie de Robert le Pieux (996-1031) qui était toujours accompagné de douze pauvres (pour honorer les douze apôtres) entretenus par lui. Quand l'un d'entre eux mourait, il était immédiatement remplacé par un autre (ce ne sont pas tout à fait des pauvres à nos yeux à nous, parce qu'ils étaient assurés du gîte et du couvert.) Mais c'étaient des pauvres liturgiques. Il fallait qu'ils dépendent du roi sur cette terre, parce que le roi dépendait d'eux dans l'autre monde, parce que dans la liturgie il y a un échange de services entre ce monde et l'autre monde qui ramène à l'unité. On a souvent mal compris ce qu'était le rôle du pauvre dans la chrétienté.

Un sociologue du début du siècle, Georges Simmel, pense que la charité chrétienne telle qu'elle était pratiquée, telle qu'il en trouve des racines dans l'Evangile, est une sorte de négation du pauvre parce que beaucoup de gens faisaient des donations pour assurer le salut de leur âme. Simmel reprend le passage du jeune homme riche. Jésus-Christ lui dit : « Vends tes biens, donne-les aux pauvres et suis-moi. » Simmel dit : « L'offrande n'a pas pour objectif de soulager la misère, mais de procurer le salut du riche. » C'est faute d'avoir compris ce qu'est la fonction liturgique du pauvre que Simmel a pu faire cette interprétation. Jésus ne dit pas au jeune homme riche : abandonne tes biens, laisse-les à qui veut les prendre, mais il demande que le produit de la vente soit pour les pauvres. C'est le rôle essentiel de l'économie du salut. Si le pauvre devenait riche, il faudrait le sauver à son tour. Le résultat serait nul.

On peut dire que c'était bien facile pour le roi, pour les monastères, d'entretenir douze pauvres et même des armées de pauvres, d'autre part ils n'avaient pas d'autres choix. Quand les richesses sont des denrées agricoles, il faut les consommer ou les distribuer très vite. C'était donc facile d'entretenir les pauvres.

Mais chacun savait que si on rejetait un pauvre, on rejetait Jésus-Christ lui-même, donc qu'on péchait (évidemment le comportement de tous les jours contredit souvent cet idéal). Et le péché ne compromet pas seulement le salut individuel, il brise l'unité du corps social, il empêche le temps de devenir éternité, la cité terrestre d'être la cité de Dieu. Au contraire la charité édifie. Le pauvre donne l'occasion privilégiée de la charité. Il joue un rôle de cohésion. Il assure bien mieux la paix que les guerriers : ceux-ci défendent, le pauvre construit la cité céleste, l'Eglise. Les droits du pauvre sont reconnus, non seulement parce que la nécessité, le besoin rend toute chose commune, mais comme rétribution de services rendus.

Beaucoup plus tard, Saint Thomas dira que les religieux mendiants peuvent vivre d'aumônes comme de choses qui leur sont dues, comme les produits d'un droit, parce que la nécessité, le besoin rend toute chose commune, donc quand on est dans le besoin, on a un droit strict et précis sur les biens des autres, et parce que les services rendus méritent rétribution.

Le XVIIIème : C'est le début de ce que l'on appelle la révolution industrielle

C'est l'époque de l'essor de la production, la richesse est en vue. En fait on considère déjà à cette époque que la société est opulente. La société est encore perçue selon une division ternaire. Ce ne sont plus les trois ordres de l'Ancien Régime, mais les propriétaires, les capitalistes et les travailleurs.

Le travailleur, c'est le pauvre, celui qui doit travailler et même beaucoup travailler pour vivre. S'il perd son travail, il est indigent. Il n'a ni terre, ni capitaux, ni métier.

Nous pouvons faire deux remarques contradictoires sur la position du pauvre dans la société.

Être en dehors du corps social, n'avoir que le travail pour subsister, c'est être ramené à la condition originelle de l'homme (Cf. Rousseau). C'est-à-dire l'homme avant l'état social, celle où les humains n'avaient que le travail (ni capitaux, ni appropriation de la terre), en tout cas avant la civilisation. On prête au pauvre tous les défauts qu'on prêtait à cette époque, ou qu'on prêtera un peu plus tard aux indigènes des colonies d'Afrique spécialement, et Tocqueville fait remarquer tout le discours qu'on tient à ce moment-là sur l'indolence du Noir, son incapacité à travailler avec  persévérance, son refus de percevoir un bon salaire, etc. Tocqueville dit que tout cela, on le retrouve pour les paysans français et les ouvriers français tel qu'on en parlait il y a quelques dizaines d'années. Le pauvre c'est l'homme avant la civilisation, par conséquent celui qui n'a aucun droit. Et là on retrouve les textes de Malthus, en particulier le texte le plus cité, disant que l'homme arrive trop tard au banquet de la vie, et qu'il n'y a pas de place pour lui (la pensée de Malthus est cependant plus nuancée qu'on ne le dit généralement et que ce texte ne le laisse penser), mais sur ce texte-là, c'est net, l'homme n'a pas de droit et ne peut pas en avoir.

Il n'acquiert de droits que s'il travaille effectivement, et pour travailler, il faut qu'il travaille dans la dépendance d'un capitaliste qui veuille bien investir, d'un propriétaire qui veuille bien le faire travailler comme ouvrier agricole ou de quelqu'un qui veuille bien l'engager comme domestique ; le pauvre n'entre donc dans la civilisation, dans un monde de droits que par l'intermédiaire du capitaliste ou du propriétaire.

Par ailleurs, le pauvre est très important, c'est ma deuxième remarque, dont j'ai dit qu'elle était à bien des égards contradictoire. D'une certaine manière, c'est l'homme le plus important de la société. Dans les premières lignes de son traité sur la richesse des nations, Adam Smith indique : « le travail est le fonds primitif qui fournit toutes les choses nécessaires et commodes à la vie. » Primitif dans les deux sens : antérieur à la civilisation mais aussi premier en importance, le plus indispensable. Bossuet l'avait dit aussi en comparant la cité des riches et la cité des pauvres. La cité des pauvres serait prospère tandis que la cité des riches déclinerait et Bernard de Mandeville dans la fable des abeilles nous dit que la richesse la plus sûre d'une nation, c'est la multitude des pauvres laborieux. Sans le pauvre, il n'y aurait pas de production et donc pas d'histoire non plus, il y a donc là un sens très clair de l'importance du travail, de l'importance sociale des gens qui n'ont que leur travail et je crois que le souvenir de cette importance-là est restée dans la mémoire du Quart Monde.

Notre époque

Nous sommes à une époque de sécurité sociale, c'est-à-dire que théoriquement du moins, toute pauvreté accidentelle, ou toute pauvreté prévisible dans le cours d'une vie humaine (la vieillesse, la maladie, un accident) devrait être évitée grâce à la sécurité sociale. Le Général de Gaulle disait au moment de la constitution de la Sécurité sociale : « Il y aura encore des pauvres parmi nous mais non plus de misérables ».

Comme par ailleurs le système économique est supposé, ou tout du moins était supposé jusqu'à une période récente, assurer la richesse économique et aussi le plein emploi, le pauvre est pour nos contemporains, non pas un pauvre accidentel puisque cela ne doit plus exister mais substantiel, c'est dans son être même que vous trouvez la pauvreté et même la raison de sa pauvreté. Vous avez donc l'opinion assez commune et même très répandue que le pauvre crée lui-même sa pauvreté, c'est un déviant, un non-intégré en dehors du corps social, ou bien l'opinion selon laquelle le pauvre relève d'une culture particulière, différente, opinion popularisée par Oscar Lewis, mais ce qui revient aussi à rejeter le pauvre en dehors du corps social (hors-groupe). Le pauvre devient alors un assisté, non pas un homme pris en charge par la sécurité sociale mais un assisté et l'assistance devient une obligation mais une obligation pour celui qui la donne sans qu'il y ait en contrepartie un droit strict pour celui qui la reçoit. On voit là une relation sociale extrêmement curieuse mais qui traduit cette situation d'hors-groupe. L'obligation est envers la société dans son ensemble et non pas envers le pauvre. Nous retrouvons là les idées de Simmel : il faut débarrasser la société d'une saleté, de ses scories, d'une inélégance : ce sont les favelas qu'on peint à Rio, ou les retraits d'enfants pauvres à leur famille.

Évidemment tout le monde ne partage pas cette position ; des intellectuels plus ou moins de gauche la récusent. On nous propose alors d'autres conceptions de la pauvreté, mais qui en viennent aussi à nier que le pauvre soit sujet de droits et acteur de notre histoire.

Townsend, dans son énorme volume sur la pauvreté en Grande-Bretagne, définit la pauvreté comme une frustration relative : « relative deprivation ». C'est l'idée qu'on peut être pauvre chez nous alors qu'avec les mêmes ressources on ne serait pas pauvre au Moyen Age, on ne serait pas pauvre dans un village d'Afrique ou aux Indes. Townsend pense que c'est assez neuf ! Peut-être comparativement à Rowntree qui définissait la pauvreté par rapport au panier de la ménagère pour assurer la subsistance au moindre coût, mais non par rapport à Adam Smith ni à David Ricardo. Et même Rowntree lui-même était bien conscient que la consommation de subsistance était socialement déterminée, et il en tenait compte. Adam Smith explique qu'en France le paysan pouvait marcher pieds nus, qu'en Ecosse il fallait au moins qu'il ait des sabots, et ailleurs des souliers. Ne pas avoir de chemise à Rome n'était pas du tout être pauvre, parce qu'il n'y avait pas de chemise à Rome.

Frustration relative, que veut dire cette expression ? Cette notion est née lors d'une enquête commandée par le gouvernement américain dans l'armée américaine pendant la guerre ou juste après la guerre, elle a fait date dans l'histoire des sciences sociales. Les enquêteurs se sont aperçus avec étonnement que les soldats, les officiers et les sous-officiers qui appartenaient aux unités dans lesquelles les avancements étaient les plus rapides étaient justement celles qui se plaignaient le plus des conditions d'avancement, tandis que dans les unités où l'on restait très longtemps sergent ou caporal; bien souvent tout le monde était satisfait. De là est né le concept de « relative deprivation » ou de « frustration relative » parce que ceux qui n'avançaient pas ou avançaient moins vite se comparaient à ceux qui avançaient très vite.

M. Townsend applique ce principe à l'étude de la pauvreté. On arrive à une pauvreté qui est définie typiquement en fonction des frustrations des classes moyennes qui s'enrichissent. M. Townsend nous dit qu'on éprouve une frustration relative quand on ne peut pas aller au restaurant une fois par semaine avec des amis, si on ne dispose pas d'une chambre d'hôte... Tel n'a pas de chambre d'amis à Paris ou à Londres, peut-être parce qu'il achète un bungalow à la montagne ou à la mer. On ne va pas au restaurant parce qu'on  paie la voiture, la machine à laver la vaisselle, le magnétoscope et bien sûr on est frustré par rapport aux gens qu'on connaît et qui peuvent avoir l'un et l'autre. mais ce n'est pas du tout l'idée que les pauvres se font de la pauvreté.

La société idéale d'après Townsend, ce sont des couches peu nombreuses et très rapprochées : « middle class should be upper class » (ce sont celles justement qui gardent une partie de la population isolée du corps social). M. Townsend ne se demande pas si l'économie est capable de donner cela à tout le monde ni si ces aspirations à consommer beaucoup ne créent pas de la misère dans les pays riches, ne maintiennent ou n'aggravent pas la misère dans les pays pauvres.

En définitive, dans un cas comme dans l'autre, nous avons une société de classes moyennes dont le discours sur la pauvreté vient renforcer la position.

M. Milano, Lion et d'autres, font la même chose quand ils assimilent la pauvreté à l'insécurité. A ce compte-là, M. Milano nous démontre que nous sommes tous devenus pauvres. Nous devons gagner notre vie et presque plus personne n'a un instrument de travail qui lui garantit la sécurité. Ceci est renforcé par l'économie d'endettement qui risque aujourd'hui de produire une catastrophe.

Mais il y a une grande différence entre l'insécurité de ceux qui ont des fins de mois difficiles, et celle de ceux qui ne savent pas s'ils mangeront le soir, celle du cadre mis à la préretraite et celle de l'OS ou du manœuvre analphabète qui perd son emploi, même du chômeur en fin de droits mais qui sera embauché avec la reprise et celui qui est tout à fait hors du coup. Bref entre ceux qui ont leur travail plus un capital (« fringe benefits », comme on dit en anglais, droits divers liés à la position, à l'emploi, capacités, connaissances techniques, relations...) et ceux qui ont seulement leur travail aujourd'hui encore.

Le travail dans le Quart Monde

Bien souvent, on dit que les pauvres ne travaillent pas. Ce qui manque aux pauvres, ce n'est pas le travail, c'est l'emploi. Les recherches que nous avons menées, l'étude récente de Xavier Godinot1, le livre d'Alwine de Vos : « Il fera beau »2, et mes propres travaux3 montrent que les pauvres travaillent. Nos constatations sont confirmées par une enquête de l'INSEE à Reims publiée dans le livre : le Quart Monde4. Le monde des pauvres est un monde de travailleurs, M. Stoléru l'a parfaitement reconnu dans : « Vaincre la pauvreté dans les pays riches » où il dit : « Le problème ignoré est celui des travailleurs effectifs, effectivement au travail, dont le salaire ne permet pas d'atteindre le niveau de vie minimum défini par le seuil de pauvreté. » Donc le pauvre travaille, et beaucoup plus qu'on ne le croit, et il n'est pas vrai de dire que le pauvre ne travaille pas.

Et cependant la rémunération est très faible, inférieure, égale ou à peine supérieure au Smic. Bien sûr, il arrive qu'un travailleur ne puisse pas faire une semaine complète, mais Xavier Godinot nous indique que cette situation atteint un travailleur sur six ou sept. Ce n'est donc pas le cas général. Il existe aussi des périodes d'arrêt, des interruptions. Mais celles-ci tiennent à la nature même du poste qui est offert au travailleur du Quart Monde. C'est un poste précaire : des activités qui ont lieu une ou plusieurs fois par semaine, comme le montage des tentes sur le marché et le nettoyage qui suit ; des activités saisonnières ; des intérims ; des travaux du bâtiment ou sur les chantiers publics. Il s'agit d'occupations intermittentes. Comment veut-on que le travailleur ne soit pas intermittent si l'occupation offerte l'est par nature ? On peut bien sûr imaginer que le même homme monte les tentes le lundi à Trifouilly les Oies, le mardi à Châteauneuf, le mercredi dans une autre localité... Les choses se passent en partie de cette manière. Comme on pourrait en théorie sauter d'un intérim à l'autre, pourvu que l'offre soit assez abondante. Mais la réalité ne permet pas ces déplacements continuels, cette information suffisamment précise, cet ajustement rigoureux du calendrier... Il existe donc dans notre société des postes précaires, temporaires, sporadiques. Ce sont souvent aussi des postes dangereux, insalubres, déconsidérés. Deux observations s'imposent ici :

1) des postes de ce genre ne sont pas des emplois ;

2) des postes de ce genre ne seraient pas remplis au dommage de notre économie telle qu'elle est organisée, s'il n'y avait pas un Quart Monde.

Je vais expliciter ces deux points.

Les postes ne sont pas des emplois. Nous ne formons plus une société de travailleurs ; nous constituons entre nous une société d'employés. Plus personne ne dit : « je cherche du travail », mais : « je cherche un emploi ». Leur emploi, c'est peut-être du travail, mais c'est du travail et peut-être beaucoup d'autres choses, comme toutes les sécurités liées à l'emploi. C'est très différent ! Au 19ème siècle et au début de notre siècle, il y avait une grande différence sociale entre l'employé et l'ouvrier ou le travailleur. L'un portait veste et cravate ; l'autre le bourgeron, plus tard la salopette. L'un maniait surtout la plume et l'autre des outils.

Mais la grande différence, c'était que l'un était payé au mois et l'autre à la journée ou à la semaine. L'un pouvait « se la couler assez douce » et l'autre peinait. Tous deux avaient un impérieux besoin de leur salaire pour vivre ; mais leur statut était tout différent. L'un jouissait d'une sécurité ; il avait au moins un mois devant lui et, en cas de difficultés, l'entreprise restreignait le nombre de ses ouvriers, elle ne modifiait guère le nombre de ses employés, à la fois pour des raisons d'organisation des tâches : la comptabilité, par exemple, n'est pas beaucoup moins astreignante quand on produit peu que quand on produit beaucoup (facturer mille pièces à un client ne prend pas plus de temps que de lui en facturer dix, mais il faut cent fois moins d'ouvriers) ; il faut garder sous la main l'administration pour une éventuelle reprise ; à la fois pour des raisons de connivence sociale : les employés ne sont pas des bourgeois, mais ils en approchent et on ne les traite pas tout à fait comme des prolétaires.

Ce qui s'est passé, c'est que la plupart des postes de travail, jusqu'à la crise présente (et encore !), sont devenus des emplois. L'emploi, c'est la stabilité, des garanties de toutes espèces contre le licenciement, la maladie, la vieillesse... De manière paradoxale, on pourrait dire que l'emploi, c'est tout sauf le travail. Le guide qui voici peu de temps encore faisait visiter l'Unesco s'entendait souvent poser la question : « Combien y a-t-il de personnes qui travaillent ici ? » Il répondait : « environ dix pour cent. » Tous les fonctionnaires avaient un emploi, ou à peu près tous, mais on y comptait aussi des surnuméraires ; mais un sur dix (d'après le guide qui se trompait tout de même un peu) travaillait. J'ai moi-même pris la défense d'un fonctionnaire que l'administration voulait renvoyer en arguant qu'il était vraiment au-dessous de sa tâche. Et c'était parfaitement vrai. Ce fonctionnaire avait des diplômes, mais c'était un imbécile, totalement incapable d'accomplir le travail qu'il était censé faire. Seulement, l'administration ne s'en était aperçue qu'au bout de dix ans. Et je disais alors : ce travail ne doit pas être bien important pour l'organisation de la communauté internationale puisqu'on a pu le faire mal ou ne pas le faire du tout pendant dix ans. De plus, l'administration aurait dû s'apercevoir plus tôt de la situation. En laissant croire pendant dix ans à ce fonctionnaire qu'il donnait satisfaction, elle lui à conféré certains droits. L'administration est elle-même idiote, comme « le type en question », ou négligente. Elle doit en porter les conséquences, ou trouver pour cette personne un travail adapté à ses capacités (cela, je reconnaissais que ce ne serait pas facile) ou le supporter, quitte à le faire doubler si possible par quelqu'un de plus compétent. Autrement dit, l'homme en question devait garder son emploi bien qu'il n'y eût aucun espoir de le voir faire son travail. Il avait un emploi ; il n'avait pas de travail.

Vous me direz : « tout le monde n'est pas fonctionnaire, ni fonctionnaire de l'Unesco. » Vous avez raison sur ce point précis, mais non pas sur le fond. Vous imaginez-vous l'énorme gabegie qui peut se produire dans une grosse entreprise qui a pratiquement le pouvoir de fixer ses prix ? Et même dans des entreprises plus modestes dans des périodes de prospérité, d'inflation aussi où l'on devance continuellement sur le prix des ventes la croissance des coûts salariaux ? Il n'était pas très difficile jusqu'à une date récente de donner beaucoup d'emplois pour peu de travail. Bien sûr tout le monde est occupé ; mais être occupé, ce n'est pas travailler. La multiplication des postes suscite une foule d'occupations souvent au détriment du travail réel. La plupart des postes sont donc devenus des emplois.

Mais ce n'est évidemment pas le cas de ceux que nous avons évoqués tout à l'heure. Ceux-là sont restés des postes de travail. Et le fossé s'est agrandi entre les gens qui ont des emplois et ceux qui occupent de tels postes de travail. Les avantages liés à l'emploi sont refusés à ces derniers. L'écart entre eux et la masse des salariés s'est agrandi, alors qu'il diminuait entre les employés, les techniciens et les ouvriers qualifiés. On peut penser - bien que je ne puisse pas encore le démontrer avec précision - que la rétribution du travailleur (par opposition à l'employé) a baissé. Il faut bien que quelqu'un paye la déperdition de travail que produit sans doute la multiplication de l'emploi. Cette déperdition est payée de mille manières et par des multitudes de gens par le biais de l'inflation, mais aussi sans doute par une aggravation de la situation économique du Quart Monde.

Il faut un Quart Monde pour occuper des postes de ce genre. Le problème des travaux déconsidérés, intermittents, sales, dangereux, insalubres, est évidemment que personne n'a envie de s'en charger. Les économistes classiques s'étaient posé le problème et ils l'avaient résolu en disant qu'il fallait offrir une rétribution généreuse. Ils citaient des exemples qui, à leur avis, montraient qu'il en allait bien ainsi : le bourreau, dit Adam Smith, n'a pas beaucoup de travail, mais, comme son métier est répugnant, il est très largement payé pour la peine qu'il se donne. Tenir un cabaret n'a rien d'honorable et n'est pas toujours très astreignant : on discute et on joue avec les clients et voilà qu'avec fort peu de capital on peut faire fortune, au moins une petite fortune. En Ecosse, le maçon n'est pas assuré de pouvoir travailler tous les jours et il est même certain de ne pas travailler tous les jours, mais quand il se met à l'ouvrage avec le beau temps, il se fait de belles journées, car la température est clémente et le gain appréciable. C'est là, évidemment, une solution et je me suis laissé dire, sans l'avoir vérifié, qu'en République fédérale d'Allemagne, les éboueurs recevaient des salaires conséquents.

Mais il existe une autre solution et je crains que celle-ci soit plus couramment appliquée : c'est de faire en sorte que des gens n'aient pas d'autre choix que d'accepter des travaux de ce genre. Au lieu de rechercher des personnes qui veulent bien ou même qui veulent ce travail contre de hauts salaires et des prestations annexes (stabilité, temps libre...) parce que les avantages compensent - et peut-être largement - les inconvénients, on s'arrange pour qu'il y ait des gens qui ne puissent pas ne pas accepter de pareils travaux.

De là il saute aux yeux que, pour qu'il en soit ainsi, les gens doivent être peu instruits et peu payés. Peu instruits, parce que s'ils avaient une qualification, ils pourraient postuler avec succès un autre travail, voire un emploi au sens que nous avons précisé. Peu payés, parce qu'ils doivent être toujours demandeurs. C'est un « boulot » qu'on ne peut pas aimer en soi. On peut l'aimer pour les contacts sociaux qu'il donne et parce qu'il dépanne, permet tant bien que mal de procurer du pain aux enfants. C'est pourquoi le Quart Monde aime son travail, comme l'a souligné Xavier Godinot (mais un travail qu'on ne peut pas aimer si on avait un autre choix ou si on pouvait s'en dispenser pour une semaine ou pour un jour). Il faut qu'il y ait des candidats, il faut que le travail ne tire jamais les gens du besoin, ne fût-ce que pour une courte période de temps. Il faut donner juste de quoi satisfaire le minimum pendant un moment, un instant et même rester un peu au-dessous du minimum des besoins. Ainsi vous pouvez être tranquille : le travail sera fait. Voyez maintenant comment nous avons recruté nos O.S., chez les miséreux du Tiers Monde et comment nous employons le Quart Monde à des tâches d'O.S. généralement en dessous de celles qui vont aux immigrés, et aux travaux intermittents, usants, dangereux, malsains.

Un exemple pris en Norvège illustre bien ce que nous venons de dire et présente d'autant plus d'intérêt que ce pays est l'un des moins inégalitaires des nations riches. Tous les vieux y sont à l'abri du besoin et la répartition du revenu national donne plus à ceux qui sont au bas de l'échelle que partout ailleurs. Mais une partie non négligeable  - loin de là -  de la richesse nationale est acquise par la pauvreté de certains travailleurs et cette démocratie économique, à bien des égards remarquable, repose sur une base de misère. Les forêts et la pêche sont des activités importantes pour l'économie nordique qui ne peut compter sur beaucoup de terres susceptibles d'être cultivées. Le travail du bois et la pêche sont ainsi essentiels à l'industrie nationale et aux exportations : une étude a été réalisée sur deux municipalités de la Norvège du Sud où la sylviculture joue un rôle économique important. Les travailleurs de la forêt, spécialement les débardeurs, sont très mal payés et vivent souvent dans la misère. Mais vous avez là deux sortes d'ouvriers forestiers :

- ceux qui possèdent aussi un bout de terre et combinent le travail agricole, le travail dans la forêt, et éventuellement la pêche. Ceux-ci s'en tirent bien ;

- ceux qui n'ont pour occupation que la sylviculture et plus précisément encore l'abattage et le débardage.

Les propriétaires à eux seuls ne peuvent pas fournir une main d'œuvre suffisante dans une période de pointe. Il faut donc qu'il y ait des gens occupés de façon saisonnière, relativement bien payés pendant cette période et qui se débrouillent comme ils peuvent, c'est-à-dire fort mal, pendant le reste de l'année. On pourrait théoriquement constituer, comme ailleurs, de grandes unités de production forestière, employer ainsi moins de monde toute l'année. Mais cette solution n'arrangerait pas du tout les petits propriétaires qui, n'ayant plus que leurs champs, seraient obligés de partir ou de se faire embaucher comme ouvriers forestiers. Ils n'y gagneraient rien. La pauvreté des autres assure donc que le travail est fait sans qu'on ait à modifier la structure économique et sociale de la région. Le dilemme est, ou bien de résorber la pauvreté soit par un autre mode d'exploitation soit par l'émigration, ou bien d'assurer une exploitation rentable dans le système actuel en maintenant des gens dans la pauvreté. On choisit la seconde partie de l'alternative.

L'hérédité de la condition

C'est une manière très efficace d'assurer que les acteurs sociaux soient préparés au rôle qu'ils tiennent. Dans la société où l'éducation formelle est peu développée, l'hérédité des conditions sera ainsi très importante. La famille est le lieu où se font la socialisation et l'apprentissage. On hérite normalement de la condition du père et du rôle que celui-ci tenait ou d'un rôle très semblable qui exige des capacités assez similaires. On peut aussi diversifier l'éducation selon la place occupée par chacun dans la famille : l'aîné succédant au père, les plus jeunes étant destinés à l'armée ou à l'Eglise qui, à la formation donnée par la famille, ajoutent une éducation particulière par des institutions appropriées. Vous voyez ici apparaître l'éducation formelle à côté de l'éducation informelle, éducation formelle avec un formalisme réduit : être page auprès d'un grand seigneur avant de devenir officier ; vivre aux côtés d'un ecclésiastique ou dans un grand séminaire pour apprendre la théologie et devenir évêque.

Si ces remarques sont exactes, on devrait s'attendre à ce qu'un rôle soit d'autant plus héréditaire qu'il exige moins d'éducation formelle. On a beaucoup insisté sur la transmission héréditaire des rôles qui, souvent, ne sont pas les plus considérés ni les mieux rétribués. Il y a beaucoup de vrai là-dedans. Ce sont au contraire, les plus simples, les moins qualifiés, les plus vils, les moins bien payés. Et il est très important pour l'ordre social qu'il en soit ainsi : ces rôles sont tout aussi nécessaires que les autres, mais ils risqueraient fort de n'être pas tenus ou d'être tenus dans la révolte et donc par la coercition s'ils n'étaient pas héréditaires. Il est donc très probable que les révolutions, les grands changements sociaux du passé et du présent déterminent une certaine mobilité sociale aux niveaux supérieurs et moyens, mais en causent très peu aux niveaux inférieurs. C'est d'ailleurs bien l'impression qu'en retire le petit peuple.

La notion d'une pauvreté héréditaire est insupportable à certains penseurs. M. Townsend par exemple y est tout à fait allergique. Il trouve dans cette notion une odeur de racisme : les pauvres formeraient une sorte d'ethnie inférieure. On peut partager son point de vue dans la mesure où l'hérédité de la pauvreté transmettrait une culture propre comme le voudrait M. Oscar Lewis, et bien que celui-ci essaye de nous convaincre que la « culture de la pauvreté » a des aspects très positifs.

Mais si l'hérédité de la misère est l'un des mécanismes mis au point pour faire exécuter les tâches pénibles, répugnantes, dangereuses dont aucune société ne peut encore malheureusement se passer, on peut en accepter la notion sans tomber dans le préjugé d'une sorte de race inférieure.

Pour d'autres, l'héritage de la misère mène à une vision intemporelle de la pauvreté. On y voit « un peuple qui traverse l'histoire » (comme disent M. Milano et un récent article des Etudes) à la manière dont le peuple hébreu traversait les nations idolâtres sans se laisser contaminer  - ce qui, d'ailleurs, n'était pas toujours le cas. Mais il ne s'agit nullement de traverser l'histoire, sinon d'être maintenu par elle aux positions les plus basses et de la faire aussi à ces places humbles mais sans lesquelles rien ne se ferait.

Il est grand temps de conclure. Lorsque nous considérons la pauvreté non point seulement ni surtout comme la privation de certains biens, mais comme une relation sociale, une interaction des hommes entre eux, nous sommes nécessairement amenés à remettre en question beaucoup d'idées que nous nous faisions sur notre propre société. Il faut même dire que, si nous voulons vraiment savoir dans quelle société nous vivons, c'est à la pauvreté et aux pauvres qu'il faut le demander. Pourquoi ? Parce que l'interaction des hommes joue sur le fonds d'un ensemble de droits et de devoirs, d'attentes et de réponses réciproques. Le pauvre est celui qui possède le minimum de pouvoir, le minimum de droits, qui peut attendre le plus et à qui on donne aussi le moins. Ainsi se révèle le sens qu'une société donne à l'homme.

1 Xavier Godinot, « Les travailleurs sous-prolétaires face aux mutations de l'emploi », Editions Science et service, 1985.
2 A. de Vos van Steenwijk, « Il fera beau...le jour où le sous-prolétariat sera entendu », Editions Science et service,1977.
3 J. Labbens, « L'héritage du passé », Editions Science et service, 1965.
4 « Le Quart Monde », Editions Science et service, 1969.
1 Xavier Godinot, « Les travailleurs sous-prolétaires face aux mutations de l'emploi », Editions Science et service, 1985.
2 A. de Vos van Steenwijk, « Il fera beau...le jour où le sous-prolétariat sera entendu », Editions Science et service,1977.
3 J. Labbens, « L'héritage du passé », Editions Science et service, 1965.
4 « Le Quart Monde », Editions Science et service, 1969.

Jean Labbens

Jean Labbens est sociologue, ancien représentant du Programme des Nations Unies pour le Développement

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