Le service et la science

Jean Labbens

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Jean Labbens, « Le service et la science », Revue Quart Monde [En ligne], 194 | 2005/2, mis en ligne le , consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/861

Jean Labbens nous a quittés au mois de mars dernier. Professeur de sociologie à l’université catholique de Lyon, il fut un véritable “ compagnon de route ” d’ATD Quart Monde dès le début des années 60. Une amitié profonde le liait au père Joseph Wresinski. Il fut parmi ceux qui mirent leurs compétences scientifiques au service de cet homme dont il n’épousait pas nécessairement toutes les convictions, mais en qui il trouvait une approche totalement nouvelle de la question de la pauvreté et de l’exclusion. La Revue Quart Monde ne pouvait passer sous silence la disparition de cet ami. Elle lui rend hommage en publiant quelques-uns des propos recueillis par l’une des plus anciennes volontaires, Francine de la Gorce, en août 1992.

“ C’est mon ami Georges Lillaz1 qui m’a fait connaître le père Joseph Wresinski. Il m’a téléphoné, en 1961, pour me demander si j’accepterais de prendre la parole dans un colloque sur les pauvres, les bidonvilles, etc. Je n’y connaissais pas grand’chose d’une part, et d’autre part, je partais en mission pour l’Unesco huit jours plus tard. J’ai donc refusé. Mais il a insisté pour que j’aille au moins rencontrer une certaine Alwine de Vos van Steenwijk à Paris. J’y suis allé pour lui faire plaisir, bien décidé à tout refuser. J’y ai trouvé une femme charmante qui m’a parlé de ce colloque qui devait avoir lieu dans les locaux de l’Unesco. Je l’ai félicitée et lui ai dit que cela ne me concernait pas vraiment, que je n’avais pas le temps, qu’il y avait bien d’autres sociologues qui travaillaient sur ces questions. Sa réaction m’a accroché. Elle m’a dit : “ Oui, précisément, nous en avons invité un ”. Quand elle m’eût dit son nom, je lui ai dit : “ Eh bien c’est merveilleux, et en plus c’est un parfait idéologue, qui va vous expliquer que si les pauvres sont pauvres, c’est de votre faute ”. Elle m’a dit oui, et qu’en plus tout le monde allait s’ennuyer et qu’elle cherchait donc quelqu’un pour réveiller le public. Je lui ai alors dit : “ Si c’est cela, je suis d’accord, je parlerai ”. J’ai rassemblé quelques idées, puisées çà et là : je m’étais occupé des “ villas miserias ” en Uruguay, j’avais lu aux USA quelques livres sur les slums... J’ai fait mon petit laïus. Un petit curé s’est levé – c’était le père Joseph, mais je ne l’ai pas rencontré cette fois-là, il m’a remercié et j’ai quitté l’Unesco, assez content de moi car le public avait bien réagi.

Une méconnaissance ahurissante

Je suis parti en Uruguay, comme prévu, et le père Joseph et Alwine de Vos m’ont écrit. Ils m’ont demandé de travailler avec eux. Ils souhaitaient que je donne des cours de sociologie aux premiers collaborateurs du père Joseph, aux premiers volontaires. Je venais une fois par mois, je donnais mon cours, mais j’apprenais beaucoup de choses moi aussi. Au bout d’un moment, j’ai dit au père Joseph qu’il fallait qu’il m’emmène à Noisy-le-Grand, et dans d’autres lieux où vivaient les pauvres. J’ai découvert qu’autour de ces lieux tournaient des tas de gens des services officiels. J’ai trouvé ahurissante la méconnaissance que ces services de l’Etat avaient de la réalité des pauvres. Ils parlaient d’eux comme de marginaux, incapables de saisir les occasions que le monde leur offrait, des malades, des isolés... La petite expérience que j’avais montrait que c’était complètement faux. Un soir, sortant d’un ministère, j’étais tellement malade des bêtises que j’avais entendues, que j’ai dit au père Joseph : “ Ecoutez, c’est bon, je vais vous faire une étude du camp de Noisy-le-Grand2 ! ”. J’ai profité des vacances de Pâques, le père Joseph m’a trouvé un appartement à Neuilly-sur-Marne où je me suis installé avec ma femme et mes enfants, et je venais tous les jours au camp. Beaucoup étaient surpris : ils croyaient qu’un professeur de sociologie, c’est quelqu’un qui vient de temps en temps pour superviser et moi, je venais tous les jours écouter ce qu’on me disait. Le père Joseph avait cela de bon qu’il obligeait les volontaires qui vivaient là à écrire tous les jours ce qui s’était passé dans la journée. Ce qui m’a séduit, c’est que le père Joseph, au lieu de donner aux pauvres les rebuts de notre civilisation, leur donnait le meilleur. Il a bâti une chapelle dont les vitraux étaient de Bazaine. Aux murs du foyer, il y avait des œuvres de Picasso, de Bazaine, de Braque, de Miro. Parce que les gens étaient pauvres, il fallait leur donner le meilleur de notre civilisation. On ne pouvait pas leur donner de la culture au rabais, mais bien ce qu’il y avait de meilleur dans la culture.

La découverte d’un milieu

Je parlais beaucoup avec Francine, et c’est elle qui m’a fait découvrir que les gens étaient tous apparentés. Un jour, elle me dit un nom de famille, je le lui fis répéter. C’était le nom d’une famille que j’avais déjà connue dans ma région d’origine, à Roubaix-Tourcoing. C’est là qu’on a mis en évidence que la pauvreté était un milieu fermé, un peu comme le milieu des grandes familles du Nord, sauf que dans ces familles, cela dure trois à cinq générations avant qu’elles rejoignent le sort commun. La misère durait, elle, depuis des générations et des générations. Ne devient pas pauvre qui veut !

Rebondir perpétuellement

Qu’a représenté, dans ma vie, la rencontre avec le père Joseph ? Ce n’est pas facile à dire, car un homme comme lui, ce n’est pas simplement une expérience nouvelle, ce n’est pas non plus une affaire d’éclaircissement intellectuel, c’est quelque chose qui vous prend au fond de votre être. J’avais bien une idée : les pauvres existaient, il fallait leur venir en aide, être avec eux, mais ce que j’ai appris avec lui, c’est que la découverte de l’homme ne se fait que par le contact avec la pauvreté. C’est en elle qu’on découvre à la fois l’humilité de l’homme et la grandeur de l’homme. En termes abstraits, je dirais que la victoire de l’humanité sur l’entropie, sur la dégradation continuelle, ce ne sont pas les gens riches, les gens qui réussissent qui nous la donnent. C’est la persévérance, la constance, le rebondissement perpétuel des pauvres qui montrent que l’homme n’est pas condamné à la détérioration, condamné à la fin, mais au contraire que la vie humaine rebondit toujours, que la vie de l’homme dépasse l’homme. Cette expérience concrète, on la fait avec un homme comme Joseph, avec la confiance qu’il avait toujours dans les potentialités humaines des plus pauvres ; on la fait aussi en voyant vivre les plus pauvres, en voyant comment ils rebondissent toujours.

On ne peut pas connaître l’homme si on ne se connaît pas soi-même, si on n’a pas vécu avec des pauvres une vie qui dépasse la lutte pour la subsistance. On peut avoir un passé philosophique, une vie spirituelle, mais si nous ne sommes pas allés jusqu’au fond du rebondissement de l’être humain, nous nous trompons sur ce qui fait notre valeur. Le père Joseph l’avait parfaitement perçu, et il en donnait l’exemple aussi.

Apporter le meilleur

Un autre aspect que je retiens de lui, c’est que si elle veut l’élimination de la pauvreté, la civilisation doit donner ce qu’elle a de meilleur, qu’elle mette le meilleur d’elle-même à la portée des plus humbles de ses citoyens. On ne peut accepter cette espèce de ségrégation, cette espèce de privilège, au niveau de l’art, de la culture... Lorsque quelqu’un se trouve au fond de la misère humaine, ce n’est pas en lui proposant des choses moyennes qu’on changera quelque chose pour lui : c’est en lui apportant ce qu’il y a de mieux. Une esthéticienne au milieu d’un camp de sans-logis, c’était formidable : il fallait ne pas se contenter d’apporter des habits pour avoir chaud, mais permettre à des femmes de redevenir attrayantes.

Un peuple investi d’une mission ?

Je n’ai pas épousé complètement l’intuition ou la pensée du père Joseph quand il parlait des pauvres comme d’un peuple qui avait une mission à remplir. Certes, comme j’en parlais plus haut, il y a eu tout ce qu’on a dit et essayé de montrer à travers la recherche : cette idée que la pauvreté se transmettait comme un héritage, d’une génération à l’autre. Nous avions à faire à quelque chose de plus qu’un agrégat humain, plus qu’une catégorie, mais une sorte de classe. Un groupe de gens qui avaient des jeux de solidarité et d’opposition par rapport aux autres, qui avaient toutes sortes de liens de parenté, d’échanges, qui constituaient une société entre eux qui n’était pas vraiment la société des autres. Est-ce que c’était un peuple ? Un peuple au sens biblique, qui a donc une mission ? Le père Joseph le pensait. Il pensait que le peuple de la misère avait un message d’avenir. De là à penser que ce peuple est porteur par lui-même d’un projet de civilisation... Je ne le pensais pas vraiment. Sauf s’il est le révélateur qui fait que nous nous transformons tous, qui fait que nous voulions pour l’ensemble du monde une vie plus austère, plus centrée sur les vraies valeurs. Si une vraie connaissance de la misère permet à beaucoup d’êtres humains de faire l’espèce de conversion que nous avons faite, cette conversion, ce renversement qui nous révèle que la valeur de l’homme est dans ce refus continuel de s’abandonner que nous apprennent ces hommes et ces femmes qui sont à ce point où il n’y a plus qu’à lâcher et qui pourtant ne se laissent pas aller.

En ce sens, oui, cette population est porteuse d’un message, dans la mesure où la pauvreté servira de révélateur de ce qu’est l’être humain. Le peuple dont parlait le père Joseph est porteur d’un message de persévérance continuelle. Au fond, c’est peut-être cela qu’il avait dans la tête ou quelque chose d’approchant. Si lamentable soit-elle, la pauvreté aura été utile dans le déroulement de l’histoire humaine, pour que l’humanité fasse ce saut, qu’elle devienne plus humaine. Cela n’était pas si évident à l’époque, c’est peut-être plus clair aujourd’hui. Nous avions, en ces temps-là, toutes les théories de l’après-guerre, et on affirmait que le prolétariat allait sauver la société. Le père Joseph vivait dans ce contexte, mais il avait une vision plus lointaine, si l’on peut dire, qu’il ne savait pas exprimer complètement. C’est du reste le propre des hommes de génie d’avoir une pensée qu’eux-mêmes n’explicitent pas complètement, mais dont on découvre toutes les harmoniques longtemps après.

“ Tout est possible dans la mesure où nous allons vers les plus pauvres, non pas pour imposer, ni encore pour éduquer, mais d’abord pour honorer et rendre justice. C’est dans un tel esprit que Jean Labbens a pénétré dans ce peuple. Il était venu pour connaître et servir quand d’autres tâches l’appelaient, qui lui eussent apporter plus d’honneurs. Doué d’une rare intuition autant que d’une oreille fine et d’un œil exercé, il ne s’encombrait pas de cet outillage tout fait d’avance, qui est celui de certains sociologues. Il venait pour connaître, non pas pour appliquer tel schéma de pensée, telle méthode de recherche conçus a priori. Son indulgence pleine d’humour semblait faire fi des techniques d’entretien tant prisées de nos jours3. Ses rencontres pouvaient s’en passer, car chacun pouvait y être pleinement lui-même. Maître de son savoir, il a pu se permettre de bâtir sa recherche et d’en élaborer la méthode en partant du peuple qui était devant lui. C’est ainsi qu’il a pu découvrir ce qui avait échappé à d’autres. Il s’en réjouissait d’autant plus que ses découvertes battaient en brèche des opinions toutes faites dont il ne pardonnait pas l’inintelligence. Pour en sauvegarder enfin le peuple auquel il s’était attaché, il a voulu par son étude le faire entrer à l’université. Comme lui, ses lecteurs refuseront désormais de garder pour eux, sous forme de privilèges inaccessibles à d’autres, une culture, un savoir et des intérêts qui, seuls, pourront mettre fin à la condition sous-prolétarienne ” (extrait de la préface du père Joseph Wresinski au livre Le Quart Monde, la condition sous-prolétarienne, de Jean Labbens, éd.Science et Service /Quart Monde, Paris 1969).

1 Georges Lillaz, Président directeur général du Bazar de l’Hôtel de Ville, mécène et philanthrope.
2 La condition sous-prolétarienne. L’héritage du passé, Ed.Science et Service, Paris, 1965 et Le Quart Monde, la condition sous-prolétarienne, Ed.
3 En réalité, pour interroger les familles, Jean Labbens a préféré se fier aux volontaires permanents qui avaient leur confiance, et ce qui a beaucoup
1 Georges Lillaz, Président directeur général du Bazar de l’Hôtel de Ville, mécène et philanthrope.
2 La condition sous-prolétarienne. L’héritage du passé, Ed.Science et Service, Paris, 1965 et Le Quart Monde, la condition sous-prolétarienne, Ed. Science et Service, Paris, 1969 (épuisés).
3 En réalité, pour interroger les familles, Jean Labbens a préféré se fier aux volontaires permanents qui avaient leur confiance, et ce qui a beaucoup contribué à la formation de ces derniers.

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