Pour avoir participé à diverses rencontres avec des personnes en situation de grande pauvreté, nous avons pu constater à quel point celles-ci se défient aujourd’hui des médias. Le constat est unanime, qu’on peut résumer ainsi : « Les journaux, la radio ou la télévision ne parlent presque jamais de nous. Et lorsqu’ils le font, c’est en privilégiant une vision sensationnelle ou misérabiliste, à mille lieues de notre vie quotidienne, de nos préoccupations et aspirations. » Un point de vue si général qu’il serait stupide de nier cette réalité.
Mais pourquoi donc les médias d’information éprouvent-ils pareille difficulté à traiter de la vie des pauvres ? Pour les uns, les journalistes vivraient dans un mépris des gens de peu, des gens du peuple. Pour d’autres, ils feraient preuve de bonne volonté, mais seraient soumis aux pressions continuelles du pouvoir politique et des grands intérêts économiques. Dans un récent livre1, nous avons tenté d’apporter le regard de journalistes qui vivent de l’intérieur la réalité des rédactions. Nous avons essayé de comprendre pourquoi les médias, loin d’être un contre-pouvoir capable de défendre les citoyens, et notamment les plus défavorisés, tendent à épouser la logique des pouvoirs dominants. C’est à la lumière de ce travail que nous allons aborder les raisons du divorce entre l’univers journalistique et le monde de la pauvreté.
Deux mondes qui s’ignorent
La première raison est simple : elle tient au fait que les journalistes ne connaissent pas, ou bien peu, ou bien mal, ce monde-là. Et d’abord parce qu’ils n’en viennent pas. Les rares études sur l’origine sociale des journalistes français montrent que la grande majorité est issue des classes moyennes et supérieures. On trouve ainsi des chiffres éloquents dans le mémoire qu’une élève à l’Institut de journalisme de Bordeaux a consacré voilà deux ans à « l’origine sociale des étudiants d’écoles de journalisme » : sur 200 étudiants ayant répondu à son questionnaire, 44 % ont un père cadre (alors que cette catégorie représente 14,1 % de la population active) tandis que 14 % ont un père ouvrier ou employé (43,2 % des actifs). Plus de 70 % des foyers de ces jeunes ont un revenu mensuel d’au moins 3 000 euros (contre un peu plus de 20 % pour la moyenne nationale). Bref, sept élèves sur dix estiment avoir une origine sociale « moyenne supérieure » ou « supérieure ». Ils sont rares à être issus de milieux populaires… Quant à avoir connu la « grande pauvreté », n’en parlons même pas !
Ce ne serait pas bien grave si les journalistes étaient conscients de ce décalage social entre eux et les Français. Mais le faible nombre d’enquêtes sur le sujet montre que ce n’est pas une préoccupation prioritaire. Refusant l’idée que leur origine sociale influence leur vision du monde, les professionnels de l’information se soucient peu de réduire cette barrière entre eux et les couches populaires. Peu conscients de la nécessité de sortir d’un milieu trop endogène, ils ne tentent guère de corriger le tir en développant des contacts avec ceux qui ne sont pas du même monde.
Où sont passés les reportages ?
Facteur aggravant, les rédacteurs passent de moins en moins de temps « sur le terrain ». Ils ne sont pas responsables de cette évolution. Crise des médias oblige, la réduction des coûts est devenue un impératif. Qui se traduit notamment par la diminution, dans les colonnes ou sur les ondes, des enquêtes et reportages, les genres les plus « nobles » du journalisme, mais aussi les plus chers : une solide enquête ou un grand reportage peut coûter plusieurs milliers d’euros. Les directions n’ayant plus les moyens – ou la volonté – de dépenser des sommes importantes pour de telles séquences, ces dernières voient leur place se réduire comme peau de chagrin. Or, ce sont bien ces reportages et enquêtes qui permettent de découvrir d’autres réalités sociales. Que deviennent ces opportunités d’ouverture quand l’essentiel du travail journalistique tend à se faire au bureau, en pianotant sur Internet ou en décrochant son téléphone ?
Toujours dans l’urgence
Même quand un reportage donne l’occasion d’aller à la rencontre des pauvres, il est rare que cette opportunité soit pleinement utilisée. L’explication tient en un mot : le temps. Difficultés économiques réelles et soif d’une information à moindre coût contribuent à réduire le délai imparti pour réaliser une enquête ou un reportage. Cette tendance croissante à ne pas disposer du temps nécessaire pour traiter un sujet à fond serait contrebalancée si les journalistes acceptaient de bénéficier de l’expertise des associations qui, elles, ont l’avantage de la connaissance du terrain et de l’investissement à long terme. Mais beaucoup ont tendance à s’en méfier. Pas pour de mauvaises raisons, du reste : c’est souvent la volonté, louable, d’être indépendants qui conduit les professionnels de l’information à mettre à distance ceux du travail social. L’expérience prouve pourtant que l’on peut, en expliquant à ses interlocuteurs les contraintes du métier, en établissant une distinction claire entre information et communication, bénéficier d’une expertise extérieure tout en restant indépendant, voire critique.
Combien les personnes connaissant la grande pauvreté ont-elles connu de cas où des équipes rédactionnelles débarquent en urgence, interviewent ou filment à la va-vite, et repartent avec une idée simple, voire simpliste, en général celle qu’elles avaient en arrivant ? Car la manière de choisir les sujets, et la façon de les traiter, est devenu un processus impitoyable dans les rédactions : avant d’avoir l’autorisation de partir sur le terrain, on doit avoir vendu à sa hiérarchie le « message » que l’article devra faire passer, le genre dans lequel il s’inscrit (sera-t-on dans la dramatisation ou sur le mode de la « bonne nouvelle » ?). Et même avoir opéré un « casting » de ceux que l’on va interviewer.
Les dégâts du « casting »
Jadis impensable dans la presse – on partait en reportage et on interrogeait ceux que le hasard mettait sur sa route – le casting (terme utilisé dans le show-biz pour définir le processus de « sélection des acteurs et figurants d’un spectacle ») a pris de plus en plus de place dans les rédactions. On définit un profil type (un cadre de 50 ans, divorcé, passé du chômage de longue durée à la rue…), et on se met en quête du « bon client », celui que l’on va interviewer pour donner chair à son article. Les qualités du bon client ? : Il doit s’exprimer facilement, être tonique et photogénique.
En arrivant sur le lieu du reportage, une équipe rédactionnelle sait donc à l’avance quel type de gens elle veut interroger. Quand ils rencontrent des journalistes, les pauvres sont souvent surpris d’entendre que telle personne proposée pour l’interview ne fait pas l’affaire, au prétexte qu’elle ne semble pas « assez misérable » ou, au contraire, qu’elle donnera une image « trop noire » du sujet. Pour le choix de la photo, c’est souvent pire ! Difficile, avec de tels a priori, de faire place à la nuance, à la complexité. Difficile aussi de ramener autre chose que ce qui a été préalablement conçu en salle de rédaction. Et difficile donc de laisser au vestiaire ses idées reçues…
Du bon côté de la barrière
Autre raison du divorce entre l’univers journalistique et le monde de la pauvreté, le contenu très normatif de la plupart des médias. Journaux, radios et télés s'adressent à ceux qui sont censés être « du bon côté de la barrière ». Ainsi, une information sur la consommation de cannabis sera présentée aux lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs comme s’il ne pouvait y avoir parmi eux aucun « fumeur de shit ». Un sujet sur la « démarque inconnue » (les articles volés dans les grandes surfaces) parlera des « faucheurs » comme si aucun lecteur ne s’était jamais trouvé dans ce cas de figure. Malades du sida, sans domicile fixe ou personnes handicapées sont présentés comme autant de situations étranges, étrangères, insolites… Tout se passe comme si les médias s’adressaient à un lecteur « normal », supposé majoritaire mais en fait très minoritaire : homme, blanc, actif, cadre, marié, sans maladie ni handicap ni casier judiciaire. Toutes les minorités, les marges, les périphéries sont exclues de ce lecteur « moyen » auquel on s’adresse.
Une vision du monde très élitiste
Loin de refléter le monde tel qu’il est, le journalisme est aussi une vision du monde, structurée autour de quelques hypothèses. Sans vouloir les détailler ici, on peut en souligner certaines, qui contribuent à mal traiter les personnes en situation de grande pauvreté. Ainsi, la représentation journalistique s’appuie sur l’idée d’un individu tout-puissant, qui modèle le monde à sa guise, comme le suggèrent les « unes » du type « Les cinquante qui font la France ». Dans cette vision du monde, plus « psychologisante » que sociologique, celui qui se trouve en bas de l’échelle n’a qu’à s’en prendre à lui-même… A moins qu’il n’accède au genre, bien formaté, des « belles histoires », c’est-à-dire de ceux qui réussissent malgré tout à faire des choses « formidables »…
Autre ingrédient de la vision du monde journalistique : on considère qu’il est difficile de revenir sur un sujet déjà traité récemment dans le même média. Bien sûr, les éternels « Maigrir en été » ne risquent pas d’être discrédités au prétexte qu’« on en a déjà parlé ». Mais revenir sur les sans abri ou les sans papiers à quelques semaines d’intervalle se heurtera sans doute à ce type d’argument. D’autant que ce sont des sujets « anxiogènes », comme on dit dans les rédactions : bien des sujets sont écartés au seul prétexte qu’ils pourraient déprimer les lecteurs. Dans un univers où il faut « faire du positif » à longueur de pages, la vie des plus pauvres a bien du mal à se frayer une place…
Enfin, tout cela est conforté par la place prise par les articles « pratiques ». Une grande partie de la presse semble se transformer en catalogues de recettes pour mieux gérer sa vie, son couple, son argent… Palmarès des universités, des hôpitaux, des villes où il fait bon vivre… pas une semaine ne se passe sans apporter son lot de « champions ». Comment un pauvre, un exclu, un opprimé peut-il se sentir concerné par cette conception utilitariste, qui pousse chacun à choisir ce qu’il y a de mieux pour lui et sa famille ? Et cette vision abstraite de la vie en société n’est-elle pas la marque des seuls privilégiés ?
Quelques pistes pour réduire le fossé
On le voit, les raisons ne manquent pas pour expliquer le divorce entre les médias et les milieux populaires en général, les personnes en situation de grande pauvreté en particulier. Des pistes peuvent cependant être évoquées pour essayer de réduire ce fossé. Il suffit, en face des raisons évoquées jusqu’ici, de trouver des antidotes efficaces.
Ainsi, le problème de l’homogénéité sociale des journalistes suggère, en réponse, de mener des expériences visant à ouvrir le métier à des milieux plus populaires. Plus largement, il serait utile de prévoir, dans le parcours des étudiants journalistes, des temps de rencontre avec les personnes connaissant la grande pauvreté (les élèves ingénieurs ne font-ils pas des « stages ouvriers » ?). Pour préserver l’indispensable « travail de terrain », les rédactions devraient se battre pour garder toute leur place aux enquêtes et reportages – les journaux où nous travaillons, La Vie et Témoignage chrétien, montrent que c’est possible. Et plus le reportage traite d’une réalité mal connue des journalistes, plus le temps de préparation devrait être important : les journalistes de « Saga-cités », magazine de FR3 consacré aux banlieues aujourd’hui supprimé, passaient ainsi plusieurs semaines dans un quartier sans caméra, à repérer les lieux et entrer en contact avec les habitants.
Et leur vision du monde ? Les journalistes ne peuvent sans doute pas en changer du jour au lendemain. Serait-ce souhaitable d’ailleurs ? Mais la simple prise de conscience des ingrédients de cette représentation est essentielle pour retrouver une certaine modestie journalistique, admettre que ce n’est qu’une vision du monde parmi d’autres, interroger ces autres visions… Chaque journaliste devrait faire l’effort de sortir de son milieu pour se confronter à d’autres univers : des ateliers de « croisement des savoirs », comme ceux que proposent ATD Quart Monde, entre journalistes et pauvres, pourraient être développés. Ce n’est qu’en multipliant les occasions de rencontres entre les uns et les autres que le fossé de défiance pourra progressivement se combler.