Durant l'été 1996, nous avons sillonné avec un minibus équipé en matériel informatique, les routes de France, Belgique, Grande-Bretagne, Suisse et Pays-Bas. Nous sommes allés là où se tenaient les Semaines de l'avenir partagé1 dans le but de mettre en réseau, grâce aux moyens de communication modernes, tous ces lieux où se déroulaient des temps de fête. Nous voulions que les enfants de ces quartiers, d'une part, puissent transmettre ce qu'ils faisaient de mieux pendant l'été, d'autre part, participent à la « Campagne Tapori des pierres précieuses »2. Dans ce but, nous avons créé un site Internet qui permettait de mettre en valeur les pierres et les messages des enfants et de les faire découvrir et commenter par d'autres.
Dans chaque lieu, nous commencions par montrer l'album qui se constituait d'étape en étape. Par des photographies, des cartes postales, des dessins, nous apportions “ physiquement ” les lieux déjà visités. Sur une carte, nous tracions le trajet déjà parcouru. Les enfants avaient besoin de visualiser ce que nous, avions fait afin d'entrer dans l'histoire que nous bâtissions ensemble. Ils savaient qu'ils en étaient un épisode, leur page dans l'album étant déjà prête et les attendant.
Nous prenions toujours du temps pour parler avec eux et découvrir leur quartier. De ces échanges à bâtons rompus ressortait ce qu'ils désiraient transmettre aux autres. Nous leur proposions de préparer, seuls ou en groupe, leurs messages avant de leur ouvrir les portes du minibus pour mettre sur le site ce qu'ils avaient écrit et réfléchi. Nous ne pouvions malheureusement pas travailler avec tous. C'est pourquoi, ceux qui écrivaient étaient délégués pour tous les autres.
Ce projet était avant tout un projet de communication qui devait rendre sa fierté au quartier. Notre souhait était que les gens puissent réfléchir ensemble sur des questions telles que : qu'est-ce que c'est que faire la fête ensemble ? Que signifie mobiliser un quartier ? ... Les personnes devaient pouvoir échanger des savoirs et des savoir-faire et casser leur enfermement, elles qui, bien souvent, vivaient totalement coupées du monde. Elles devaient s'approprier Internet qui rendait immédiatement possibles ces échanges, tout en faisant le lien avec d'autres moyens de communication plus anciens comme se parler, envoyer des cartes postales…
Pour que ce projet réussisse et que les gens en soient réellement partie prenante, nous l'avons préparé en mobilisant les équipes qui connaissaient les lieux où nous devions faire étape. Nous voulions absolument éviter par notre présence et notre action dans ces quartiers très pauvres, de déstructurer toute une vie qui existait déjà. Nous savions que nous ne pouvions pas réussir sans la participation active des habitants. Ainsi, nous leur demandions de mettre à notre disposition une ligne téléphonique. Les parents comprenaient alors que nous avions besoin d'eux pour réaliser le projet qui dépassait les frontières de leur quartier. Avant même de nous connaître, ils étaient déjà des partenaires et nous attendaient.
Nos moyens.
Nous avions réellement le souci d'associer tout le monde à ce projet. Nous disposions d'un livre d'or qui nous permettait d'aller vers les personnes. En effet, nous demandions à tous de le signer pour garder une trace de notre rencontre. Cette signature nous donnait l'occasion d'expliquer notre démarche ; pour certains parents qui inscrivaient le nom de tous leurs enfants de montrer et d'affirmer qu'ils avaient une famille ; pour des adolescents de faire exister leurs frères et sœurs.
Nous avons beaucoup veillé à ce que l'ordinateur, souvent présent depuis des années dans les bibliothèques de rue3 de ces quartiers, ne soit pas le seul outil dont nous disposions pour permettre aux personnes de réfléchir et de dialoguer. Nous avions toute une série d'objets, accumulés au fil du périple, qui nous aidaient à partager concrètement ce que nous avions déjà vécu lors des étapes précédentes.
Le bus, appelé « Lutibus », soutenait une dynamique de communication dans ces lieux difficiles à pénétrer. Il est allé dans des endroits bien choisis, qui n'avaient les moyens ni techniques ni humains de contribuer à cet échange pendant les Semaines de l'avenir partagé. Avec le bus, nous expérimentions une nouvelle pédagogie afin de permettre aux personnes de contribuer au site sur Internet mais aussi de se saisir des nouvelles données par d'autres ailleurs, qui, eux aussi alimentaient le site. En nous arrêtant dans ces lieux significatifs de la grande pauvreté et de l'exclusion, nous rendions une certaine fierté au quartier : les habitants sentaient qu'ils étaient reconnus et qu'ils avaient une place dans le monde.
A Reims.
Nous avons fait étape sur un terrain de caravanes où vivent des familles depuis plus de vingt ans. Le premier jour, personne n'est venu immédiatement. Il est vrai que nous arrivions un peu après le lancement des autres ateliers pour ne pas perturber l'organisation. Nous avons pris le temps de nous installer, de faire signer le livre d'or, de nous faire connaître. Peu à peu, quelques enfants se sont approchés du minibus et nous ont interpellés : « Qu'est-ce qu'on peut faire avec vous ? » Nous leur avons expliqué et ils ont accepté d'être délégués de tout le camp. Nous avons alors été témoins d'une scène étonnante : Francky et Teddy, pour qui l'écriture était vraiment un acte difficile et redouté, ont deux heures durant, tapé le nom de tous les enfants du terrain. Ils ont été les premiers étonnés d'être restés ainsi concentrés aussi longtemps. Mais ils ne voulaient pas partir tant que tous les noms n'avaient pas été inscrits.
Nous y avons rencontré une femme qui ne sortait quasiment jamais de chez elle tant elle était méprisée et rejetée par les autres habitants du camp. Elle ne quittait sa caravane que lors des fêtes et des temps d'ateliers auxquels participaient ses enfants. Lors de notre halte, elle a vu sa fille s'intéresser à notre activité et s'impliquer totalement dans le projet. En effet, le premier soir, sa fille lui a dit : « Maman, il faut revenir demain car le bus revient ; je n'ai pas fini » Le lendemain, cette mère a accompagné son enfant et nous a demandé : “ Est-ce que moi aussi je peux écrire un message ? » Bien sûr, l'atelier était ouvert à tous ! Alors, elle a écrit. Avant notre départ, nous lui avons proposé de lire son texte devant tout le monde. Elle a accepté, si nous ne donnions pas son nom. Son message, réfléchi, travaillé, a frappé tout l'auditoire : il se rapportait à l'assassinat des sept moines français en Algérie et s'adressait aux enfants du monde entier, il ne faisait absolument pas mention de sa vie quotidienne, si recluse. C'était presque incroyable dans ce lieu. En effet, pour les enfants, la cathédrale de Reims, à quelques kilomètres de leur camp, était un monde inconnu...
A Genève.
Nous étions dans une cité dont l'un des immeubles regroupait des familles bosniaques et croates qui allaient être expulsées, la guerre dans leur pays étant officiellement terminée. Au départ, nous travaillions avec les enfants. Les adolescents restaient à dix mètres et nous regardaient un peu de haut. Une jeune fille s'est approchée. Nous l'avons rejointe avec le livre d'or, lui proposant de signer. Elle a rétorqué : « A quoi cela sert de signer ? De toute façon, vous allez m'oublier. Moi, je n'ai pas besoin de tout cela... » Nous lui avons répondu : « Mais le livre est là, si tu veux... »
Finalement, elle a signé et elle a parlé car elle voulait comprendre qui nous étions, pourquoi nous étions venus... Elle voulait voir les photographies, les cartes. Elle a même, signé la carte postale que nous avons envoyée à l'étape précédente.
Le lendemain, elle est revenue. Elle n'a pas écrit de message mais elle nous a demandé de lui parler des métiers en lien avec les enfants, tout en ajoutant : « A quoi cela sert-il de faire des études ? Je vais être renvoyée dans mon pays » Nous avons alors parlé comme jamais elle n'aurait peut-être pu le faire. Il nous faut créer des temps, des espaces, où nous sommes disponibles à écouter et dialoguer. Le Lutibus permettait réellement cette disponibilité et incitait aux échanges.
Avec du recul.
La grande force de ce projet est que nous étions tous sur un pied d'égalité, nous devions réussir ensemble, chacun apportant sa spécificité humaine ou technique. Dès la première étape, nous avons eu la conviction que les personnes que nous rencontrions souhaitaient réellement participer de façon active. Notre arrivée sur les lieux des Semaines de l'avenir partagé était toujours entourée de respect. En effet, nous disposions d'un beau minibus blanc, équipé d'outils performants. Mais jamais un enfant ne s'est précipité pour entrer dedans, jamais une pierre n'a volé dessus, jamais rien n'a disparu.
Les gens étaient vraiment passionnés et manifestaient le désir d'être totalement partie prenante du projet. En effet, ce qu'ils vivaient dans leur quartier si dur et isolé, prenait alors de la valeur et était rayonné à travers le monde. Par les échanges de messages, ils étaient reconnus. Aller vers eux avec Internet leur signifiait : « Vous pouvez entrer dans l'univers de ceux qui sont reconnus et y apporter votre pierre ». Nous aurions pu proposer des échanges plus pratiques au niveau des connaissances. Mais il ne faut pas oublier que dans la plupart de nos étapes, la première question que posaient les enfants était : « Vous êtes riches avec votre bus. Pourquoi venez?vous chez nous ? » Ils avaient une telle honte de leur environnement... L'essentiel de nos échanges était alors de faire tomber cette honte et de parler du monde dont ils rêvent, de les faire participer aux débats de société. Rares étaient ceux qui voulaient d'abord partager ce qu'ils savaient faire concrètement.
Nous avons toujours laissé à ceux qui écrivaient des messages une copie imprimée de leur texte. Il faut alors imaginer la fierté des enfants retournant à l'école avec ce papier qui leur rend leur place au milieu des autres élèves. En effet, qui croirait que ces enfants, soupçonnés de passer l'été à chaparder, à traîner dans les rues, ont dialogué, via Internet, avec d'autres enfants un peu partout dans le monde ?
Le danger de ce projet était que nous aurions pu finir par travailler avec les personnes les plus dynamiques, malgré leur misère. Nous avons dû constamment nous rappeler que nous étions là, avant tout, pour tous ceux qui n'osaient pas approcher du minibus. C'est pourquoi nous avons toujours envoyé ceux qui avaient participé à la recherche des absents. C'est très important et cela crée une dynamique dans le quartier. Bien sûr, nous ne sommes jamais restés plus de deux ou trois jours dans chaque lieu.
Nous ne pouvions qu'initier et passer le relais aux équipes qui connaissaient les lieux. Sans suivi, ce projet, même formidable et enthousiasmant, n'aurait eu aucune raison d'être.
Nous n'avons pas cherché à soumettre les gens à une technique moderne. Nous voulions les familiariser avec des outils d'avenir performants afin de leur permettre d'exister au sein d'un monde qui les ignore.