La chambre des extrêmes

Camilla Panhard

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Camilla Panhard, « La chambre des extrêmes », Revue Quart Monde [Online], 213 | 2010/1, Online since 05 August 2010, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4688

La journaliste qui va au-devant des femmes qui parcourent plus de trois mille kilomètres en solitaire entre mafias, gangs et polices à la frontière du Mexique pour rejoindre les USA doit quitter toutes ses certitudes professionnelles et se mettre en situation d’entendre et de comprendre. Dans la chambre avec les femmes migrantes centraméricaines ou devant celle de Siméon à Mexico, il ne sert à rien d’actionner le micro car les personnes qui vivent aux extrêmes ne répondent pas aux questions, préférant soulever des interrogations.

Index de mots-clés

Journalisme, Récits de vie

Index géographique

Mexique

 « - Vous êtes psychologue ?

- Non, journaliste.

- Ce n’est pas grave, pour moi vous êtes l’envoyée du ciel, m’a-t-elle dit, Dieu vous a mise sur mon chemin.»

A peine avais-je franchi le seuil de la chambre des femmes migrantes, qu’elle m’avait pris les mains et guidée vers les chaises qu’elle disposa l’une en face de l’autre pour l’entretien. Je n’avais pas eu à me présenter, négocier, expliquer, attendre, ni à poser de questions car d’emblée elle a démarré son récit en racontant comment elle avait été violée puis jetée d’une voiture à minuit.

Ah ! La crème Nivea…

Elle a répété plusieurs fois le passage qui lui faisait mal, avant de se couper elle-même: « Ca suffit! Je voulais partager cela avec quelqu’un, je sentais qu’en gardant tout, je risquais la dépression». Ensuite elle m’a fait la conversation comme si j’étais son hôte et que nous étions chez elle au Honduras. Elle m’a demandée si je la trouvais en forme et quel âge je lui donnais.

Yolanda portait très bien ses cinquante ans, elle avait un regard d’enfant, peut-être à cause de la forme en amande de ses yeux. Pourtant, elle se voyait comme une vieille mal attifée: « Sur le train ma peau a noirci et mes cheveux ont blanchi, j’aimerais tant pouvoir les teindre. »

Pendant les quelques jours que je passais en sa compagnie, elle se lamentait souvent de ses mèches blanches mais ne mentionnait jamais la douleur au genou et les dents cassées, séquelles d’un accident qu’elle avait eu en tentant de monter sur le toit d’un train de marchandises.

D’autres femmes m’avaient mise au courant tout en restant silencieuses sur leur propre expérience. La seule façon d’entrer en relation avec elles c’était de remettre sur le tapis le thème de l’apparence physique. Et voilà que je passais le premier après-midi à les entendre discuter des bienfaits de la crème Nivea ! Dans ma tête, c’était du temps jeté à la poubelle. J’étais là en tant que journaliste, alors qu’est ce que j’attendais pour poser mes questions ?

Par moments, je ne résistais plus et je sortais mon micro mais presque automatiquement s’installait un quiproquo : « Bonjour, je m’appelle Suyapa et je voudrais remercier les amis guatémaltèques qui m’on aidée à monter sur le train, de tout cœur MERCI !»

Des dédicaces, des hymnes nationaux qu’elles chantaient comme le dernier tube à la mode ; je n’étais plus l’envoyée du ciel mais celle d’une radio de variété.

Je bouillonnais quand la jeune Blanca originaire de la ville de Progreso au Honduras me demandait la traduction en français de tout ce qui lui passait par la tête: « Comment on dit vernis ? Et lundi ? Chante-moi la première phrase de ton hymne national !»

Je la revois assise sur un matelas, un cahier sur les genoux, le Bic levé, dans l’attente que je lui dicte une phrase en français. Qu’elle ressortirait pour demander clémence à un agent de migration?  Il devait lui manquer une case à celle-là ! Mais bientôt je compris que mon attitude aussi lui paraissait excentrique.

Chaque soir, j’allais écouter un activiste qui donnait un cours de survie, expliquant aux migrants comment traverser la frontière. A neuf heures, je quittais la chambre, calepin en main alors que Blanca restait en compagnie de son cahier. A mon retour, elle m’accueillait en soupirant théâtralement : « ENCORE chez l’homme du désert ! »

Et, le lendemain, pour me signifier que c’était la veille de son départ, elle me lança: « Demain, quand je serai au beau milieu du désert, je penserai à toi !».

L’objet d’étude, c’était moi

Susan Sontag écrivait : « L’autre, même s’il n’est pas notre ennemi, est pris pour quelqu’un qui doit être vu, pas pour quelqu’un qui nous voit aussi1». Dans ce refuge pour migrants, je mis un temps à comprendre que j’avais beau me promener avec un micro, l’objet d’étude c’était moi.

Chaque geste que je faisais avait une portée. Par exemple, quand l’heure du repas sonnait, il fallait se mettre en file indienne et les femmes avaient le privilège de passer devant. A chaque fois, je me plaçais légèrement en dehors de la queue. Après le repas, nous reformions la file pour faire la vaisselle et c’est là qu’une fois, le jeune homme chargé de la supervision ressortit mon assiette devant tout le monde pour me signifier qu’elle était mal lavée. C’est comme s’il m’avait reproché de faire les choses à moitié. Jusque là j’avais mis une limite à mes efforts d’intégration : refusant de manger tous les jours des pommes de terre ; après tout ce n’était pas moi qui avais besoin de féculents pour traverser le désert ! Refusant le seau d’eau qu’ils m’avaient mis de côté, préférant me laver ailleurs. Je n’entrais pas vraiment dans le bain, par souci de distance journalistique ?

Justement, je compris qu’oublier ce rôle-là était la condition de mon immersion. Peu à peu je renonçai à poser des questions pour me mêler aux conversations.

Et dire qu’en partant à la rencontre des femmes migrantes, je m’attendais à recueillir des grands témoignages qui permettraient de dénoncer ces injustices à un organisme des droits humains! Au lieu de cela, je me retrouvais à converser sur la saveur d’un dentifrice. Pourtant, je finis par prendre goût à ces conversations intimes où les femmes dévoilaient une façon bien à elles de voir le monde. Je commençai à comprendre qu’une petite touche de vernis à ongle pouvait avoir une signification profonde.

Les vêtements et le maquillage devinrent un langage codé que je tentais de déchiffrer pour m’orienter dans ce monde des extrêmes où le moindre détail prenait une importance démesurée alors que tout ce qui jusque là m’avait semblé digne de panique était évacué d’un ton léger.

Ainsi, je notais que les femmes migrantes prennent le temps de changer de pantalon avant de fuir les agents de migration, qu'elles préfèrent dépenser leurs derniers pesos chez le coiffeur ou dans l’achat d’un soutien-gorge à fleurs. Qu’une mère à qui il ne reste qu’une minute sur la carte téléphonique ne demande pas à son enfant s’il a mangé mais insiste pour savoir combien de fois  grand-mère l’a changé.

De retour du terrain, je retrouvais un écho du vécu de ces femmes dans les livres. L’expérience de la violence leur avait donné un regard sur la vie qui rejoignait celui des grands écrivains témoins. Comme Primo Levi qui écrivait à propos de son expérience dans les camps de concentration que les vêtements leur permettaient de conserver la charpente de leur humanité.2

 « J’ai trouvé une belle jupe pour vous… » M’a annoncé un jour Leyla qui connaissait par cœur le contenu des ballots de vêtements. Et c’est en plein essayage que cette jeune fille, qui jusque là s’était gardée de témoigner, a commencé son récit: « Quand mes compagnons de route sont partis sans moi, je suis venue ici, j’ai attrapé un tas de vêtements et je me suis mise à les laver, laver, laver jusqu’à ce que la nuit soit tombée…»

La chambre de Siméon

« Informer c’est être ensemble », avait écrit sur le tableau le directeur d’une radio argentine engagée pour inaugurer un cours que j’avais suivi dans le but de m’initier à un média qui me semblait plus intimiste et moins sujet aux pressions et manipulations. Mais en collaborant à une grande radio européenne, je compris que c’était un idéal et que comme partout ailleurs, il me faudrait engager un bras de fer avec le producteur.

Pour une émission de voyage, un carnet de route sonore, j’avais choisi d’évoquer Mexico à travers la rencontre avec Siméon, un homme de soixante quinze ans, qui conduisait l’ascenseur de l’immeuble où j’habitais.

Dans cette cabine des années trente, Siméon, auréolé de la musique nostalgique de son poste de radio, avait su créer une atmosphère intime dans la plus grande ville du monde. Ses habitants lui en étaient reconnaissants. Autour du micro, ils lui rendaient un hommage improvisé en évoquant la belle place que cet homme occupait dans leur vie de chaque jour.

Lorsque l’ascenseur se vidait, j’en profitais pour lui poser quelques questions. Ainsi, j’appris que sa famille vivait à la campagne, qu’à son âge avancé il n’avait pas de retraite et qu’il devait cumuler plusieurs emplois pour maintenir les siens. Mais si Siméon répondait à toutes mes questions, je sentais qu’il se forçait pour me rendre service, inquiet de la réussite de mon travail.

Une embardée de mambo à la radio mit fin à ce dialogue mécanique, nos corps se détendirent, il esquissa quelques pas alors que ma main oubliant le micro, s’agitait pour étayer la conversation. Finalement, ce n’était pas la survie quotidienne que Siméon avait choisi d’évoquer dans son portrait mais la passion pour la musique. Cet homme grand et mince toujours élégant avait été saxophoniste pendant longtemps.

Le producteur était conquis de cette rencontre, même si une question encore le taraudait: « Où dort Siméon ?»

Je lui expliquais qu'il avait installé sa chambre dans un cagibi près de l'ascenseur. Il me suggéra fermement d’y entrer afin de la décrire aux auditeurs. Contre cette décision dans mon for intérieur, je finis par traîner près de l’ascenseur à l’heure où Siméon terminait son service.

« Vous montez ? » me demanda-t-il en m’apercevant. En le voyant, je pris conscience de l’impossibilité d’obéir au producteur. Ce dernier finit par accepter le portrait sans comprendre mon refus qu’il assimilait à un caprice. Voilà sans doute pourquoi une fois à l’antenne, il réitéra: « Mais pourquoi avez-vous refusé d’entrer dans la chambre près de l’ascenseur ? »

J’évoquais le respect de l’intimité de Siméon, sans profiter de cette question pour soutenir ma position jusqu’au bout : m’aurait-il demandé d’entrer dans la chambre de la jeune écrivaine interviewée dans l’épisode précédent ? Les pauvres n’ont-ils pas le droit d’avoir une chambre à eux ? Pourquoi cette personne qui pouvait être reconnue dans toute sa valeur devait-elle être réduite à la description d’un cagibi ?

1 Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, 2003
2 Primo Levi, Si c’est un homme, Éd. Julliard, 1987
1 Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, 2003
2 Primo Levi, Si c’est un homme, Éd. Julliard, 1987

Camilla Panhard

Camilla Panhard est une journaliste passionnée du monde hispanique. Elle a écrit récemment dans la revue XXI un article : La frontière des femmes, relatant l’expérience dont il est question ici.

CC BY-NC-ND