Trouver la vie

Nerline Laguerre

References

Electronic reference

Nerline Laguerre, « Trouver la vie », Revue Quart Monde [Online], 213 | 2010/1, Online since 05 August 2010, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4690

Quelques jours après le séisme de Janvier 2010 en Haïti, au moment où nous mettons sous presse et où des voix s’élèvent pour parler de malédiction concernant ce pays, nous sommes heureux de présenter ce texte très digne des militants à Haïti1. Il date du mois de février 2008 et est d’une étrange actualité. Les militants y font allusion aux différentes catastrophes qui se sont abattues sur ce peuple et sur les plus pauvres d’entre eux. Ils ont leur propre analyse de la violence. Ils savent dire ce qu’ils font au jour le jour pour «  trouver la vie ». Ils ne font pas appel à notre pitié. Nous pouvons percevoir leur capacité de résilience et leur courage.

Index géographique

Haïti

Je prends la parole, comme membre du Comité de rassemblement Quart Monde et au nom de tous ses membres, ceux qui sont parmi nous ce soir et ceux qui n'ont pas pu venir. Nous prenons la parole en songeant à toutes les familles qui sont lasses de la misère et qui se sentent seules, ici et à travers le monde.

Nous, nous ne possédons rien mais nous nous engageons pour changer la vie de nos enfants.

Nous vivons dans différents quartiers autour de Port-au-Prince. Ce sont les quartiers les plus pauvres. Ceux qui n'y habitent pas n'y viennent jamais. Nous nous battons tous les jours pour ne pas mourir de faim, pour ne pas tomber dans des situations indignes. Notre plus profonde souffrance est de voir certains de nos jeunes succomber à la violence pour finir à l'hôpital, en prison ou au cimetière.

Nous voulons que la vie de nos enfants soit meilleure que la nôtre. C'est pour cela que nous faisons tant de sacrifices pour les envoyer à l'école, pour qu'ils aient une formation, un métier, et soient utiles à la société.

Grande pauvreté et violence

À cause de la misère, la violence colle à notre vie et tourmente notre esprit.

Lorsque tu te lèves le matin sans savoir où tu iras, sans rien avoir en main pour nourrir tes enfants, « ça c'est violence ».

Lorsque tu es obligé de te battre contre l'autre pour défendre le peu que tu possèdes, « ça c'est violence ».

Lorsque tu es toujours obligé de baisser la tête, de fermer les yeux, de ne pas parler, de faire celui qui ne comprend pas, « ça c'est violence ».

La violence ne vient pas des personnes qui vivent dans la misère ! La violence prend ses racines sur le fumier de la misère ! La violence vient des conditions de vie des plus pauvres. Il y a maintenant l'insécurité. Les premières victimes sont encore les plus pauvres. Dans nos quartiers, nous avons subi un terrible choc2. Nous avons eu beaucoup de deuils et nous avons perdu la confiance qu'il y avait dans les quartiers. Beaucoup de familles ont été obligées de quitter leur maison, brusquement. Aujourd'hui, la vie est plus dure. Nous aimerions faire un petit commerce, mais il n'y a pas de vente et nous n'avons rien en main. Ne parlons pas du crédit ! Si tu mets quelque chose au «  Plann »3, tu risques de ne pas pouvoir le reprendre.

Tu marches toute la journée et tu rentres sans rien. Comment affronter le cri de nos enfants et la frustration de nos jeunes ? Pour nous, pères et mères de famille, c'est la honte et la souffrance.

Nous ne pensons pas retourner à la campagne. Ce n'est pas la peine, là-bas les gens sont encore plus oubliés. Nous nous battons chaque jour, mais nos résultats sont bien minces, nous ne pouvons pas aller bien loin. Nous sommes très contents du fait qu'aujourd'hui nous ouvrons ce colloque au sujet des questions de démocratie et de misère. Parce que ces questions demandent que tout le monde donne son temps, son intelligence et son cœur pour trouver ensemble une lumière.

Nous-mêmes, nous croyons ce que dit le père Joseph, lorsqu'il parle de la réalité de la vie des familles les plus pauvres à travers le monde, parce qu'il a vécu ce que nous-mêmes nous endurons aujourd'hui.

Grande pauvreté et droits de l'homme

Nous comprenons lorsqu'il parle des droits de la personne humaine, nous qui vivons sans que nos droits soient reconnus, simplement parce que nous sommes des personnes qui devons lutter tous les jours pour survivre. Ce n'est pas nécessaire que les droits humains soient écrits quelque part pour savoir qu'ils existent. Ils existent dans tout être humain, dès qu'il respire. Le père Joseph a dit que « tout homme a une valeur inaliénable qui fait sa dignité d'homme ». C'est pour cela que la misère est une violation de tous les droits. C'est pour cela que la misère est humiliante pour nous et pour la société. C'est pour cela que notre conscience doit être révoltée, surtout lorsque nous savons que le monde crée assez de richesses pour permettre à tous les habitants de la terre de vivre dignement.

Trouver la vie pour être utile à soi-même et pour pouvoir prendre la responsabilité d'élever ses enfants dans des conditions correctes, c'est là notre plus beau rêve.

Pour une connaissance mutuelle

Le père Joseph croyait dans les plus pauvres. Il les écoutait et se laissait guider. Il a permis à d'autres personnes de connaître ce que nous vivons, de savoir qui nous sommes vraiment. Il a permis que pauvres et riches s'assoient ensemble, sans préjugés, sans faire de différences. C'est ainsi qu'il est parvenu à mettre toutes sortes de personnes ensemble, celles qui n'ont pas de maison et celles qui sont reconnues dans la société, pauvres et riches, noires et blanches, jeunes et adultes, pour réfléchir et pour apporter un changement.

C'est cela le Mouvement ATD Quart Monde, un mouvement qui réunit les gens qui veulent travailler pour changer la société, pour que tous puissent vivre ensemble dans le respect et le partage.

« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré ». Cette phrase que le père Joseph a fait graver, à Paris, sur le parvis des libertés et des droits de l'homme, c'est presque tout le programme de notre Mouvement : refuser la misère, s'unir contre elle ! Ce soir, et durant deux jours, nous allons nous unir, mettre ensemble les réflexions de personnes qui ont beaucoup appris à l'Université et celles de personnes qui ont beaucoup appris avec nos enfants, nos jeunes et avec nous, adultes.

Nous comptons beaucoup sur ces rencontres. Merci d'être venus ce soir pour nous entendre et nous encourager. Merci.

1 Contribution du Comité de rassemblement Quart Monde d’Haïti au colloque régional à Port-au-Prince, 27-29 février 2008, colloque intitulé La
2 Allusion aux différentes catastrophes qui ont touché Haïti, notamment des ouragans.
3 Plann = usurier qui prête de l’argent moyennant la mise en gage d’un objet de valeur dans des conditions très défavorables à l’emprunteur.
1 Contribution du Comité de rassemblement Quart Monde d’Haïti au colloque régional à Port-au-Prince, 27-29 février 2008, colloque intitulé La démocratie à l'épreuve de la grande pauvreté. L'actualité de la pensée de Joseph Wresinski. Le titre de cette contribution est de la rédaction.
2 Allusion aux différentes catastrophes qui ont touché Haïti, notamment des ouragans.
3 Plann = usurier qui prête de l’argent moyennant la mise en gage d’un objet de valeur dans des conditions très défavorables à l’emprunteur.

Nerline Laguerre

Nerline Laguerre fait partie du Comité de Rassemblement du Quart Monde Haïti. Elle s’exprime au nom de ce Comité

By this author

CC BY-NC-ND