Haïti : Un peuple à secourir ou à écouter ?

Mogène Alionat, Nerline Laguerre, Saint Jean Lhérissaint, Louisamène Joseph et Régis De Muylder

p. 16-20

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Mogène Alionat, Nerline Laguerre, Saint Jean Lhérissaint, Louisamène Joseph et Régis De Muylder, « Haïti : Un peuple à secourir ou à écouter ? », Revue Quart Monde, 221 | 2012/1, 16-20.

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Mogène Alionat, Nerline Laguerre, Saint Jean Lhérissaint, Louisamène Joseph et Régis De Muylder, « Haïti : Un peuple à secourir ou à écouter ? », Revue Quart Monde [En ligne], 221 | 2012/1, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5302

Écrit collectif, évoquant une consultation initiée par une conseillère haïtienne des Nations unies, ce texte témoigne de la volonté des Haïtiens de participer à la réflexion sur la reconstruction et l’avenir de leur pays, alors même que la survie quotidienne mobilise une grande part de leur énergie.

La terre ne tremble plus et pourtant, les ondes de choc du séisme n’en finissent pas de se faire sentir. Il y a bien un avant et un après 12 janvier 2010. Mais le peuple haïtien est toujours là, debout. Le même peuple qui, dans sa longue histoire faite de souffrance, d’exploitation, de résistance et de combats, a connu une catastrophe à nulle autre pareille qui a coûté la vie à plus de deux cent mille personnes.

Immédiatement - pas le lendemain, le jour même, alors que la nuit tombait -, les Haïtiens ont fait face au drame. A l’image de cet homme qui voit sa mère morte sous les gravats, non loin de lui, et qui dit : « Je ne peux plus rien faire pour elle », et s’en va aider d’autres à dégager des survivants hors des décombres.

La communauté internationale réagit sans délai et envoie des secours. Le 31 mars 2010, une grande conférence est organisée à New York pour soutenir la reconstruction d’Haïti. Une conseillère haïtienne des Nations unies lance dès le mois de février une consultation pour que puissent s’y exprimer ceux qu’on n’entend jamais : Une voix pour le peuple. Des habitants de tout le pays se mobilisent et répondent à cette invitation. Malgré l’urgence de la vie quotidienne, malgré toute l’énergie qu’impose la lutte pour la survie, ils sont nombreux à saisir cette opportunité de s’exprimer sur l’avenir de leur pays dont une partie est détruite.

La voix des sans-voix

« Menm si peyi a kraze li pa p mouri »1

Sollicitée pour participer à cette démarche, l’équipe d’ATD Quart Monde a mobilisé des groupes de jeunes et des groupes d’adultes avec lesquels elle est engagée depuis longtemps. Ce sont des personnes dont les conditions de vie ont toujours été marquées par la misère et dont certaines ont été durement frappées par le tremblement de terre.

Notre but n’est pas de faire ici la synthèse de ce travail, mais d’en relever certains points. Relevé qui tient compte d’une part du travail animé par ATD Quart Monde dans les groupes qu’on vient d’évoquer et d’autre part du travail collectif qui a rassemblé toutes les contributions venant de l’ensemble du pays2.

Bannir la discrimination

La catastrophe a touché le pays sans discrimination : riches, pauvres, jeunes étudiants, jeunes sans travail ni formation cherchant comme ils peuvent de quoi vivre, responsables politiques ou religieux, simples citoyens qui ne disposent pas tous de papiers d’identité valides, tous ont été frappés. Cette absence de discrimination dans le malheur a frappé beaucoup de personnes avec qui nous avons dialogué. Pour elles, la conséquence de cette réalité était évidente : il fallait bannir toute discrimination dans les efforts de reconstruction. Des mots forts étaient utilisés pour tirer comme leçon de la catastrophe la nécessité de bâtir un avenir dépassant les clivages qui ont fait tant de torts au pays. Pour ces personnes, évoquer la solidarité n’est pas se référer à un concept théorique mais bien à leur expérience vécue. Juste après le séisme, quand aucune aide ne parvenait dans le quartier, les habitants se sont organisés entre eux et se sont soutenus mutuellement. Quand l’un trouvait de la nourriture, il la partageait avec les voisins. Tous se serraient les coudes. C’est pratiquement à mains nues qu’ils ont fouillé les décombres pour dégager des survivants ou des personnes décédées pour qu’elles puissent être enterrées. Si les gestes posés par les uns et les autres ont été à la hauteur des circonstances exceptionnelles, la solidarité ne relève pas de l’exception mais fait partie depuis toujours de la vie quotidienne.

Reconnaître le rôle de chacun

Chacun doit être pris en considération. Pour une population qui a toujours connu l’exclusion, une telle affirmation traduit un vrai projet d’avenir. Dès les premiers jours après le séisme, on a vu combien sa mise en œuvre serait difficile. L’aide n’arrivait pas partout ; certaines zones, certaines familles n’étaient pas touchées. Les personnes que nous rencontrions exprimaient que l’aide devait équitablement toucher tous ceux qui en avaient besoin. Mais quand elles parlaient d’être prises en considération, elles ne parlaient pas seulement d’être bénéficiaires des secours mis en place, mais aussi de pouvoir contribuer à la reconstruction. Ensuite être pris en considération, c’est aussi ne pas subir le mépris de la part des autres, ne pas être considérés comme ne pouvant que causer des ennuis et des troubles. La grande majorité des familles dont nous parlons ici vit dans des zones qui ont mauvaise réputation. Ce qui a été pratiquement entériné officiellement par la communauté internationale qui a décrété que certaines zones étaient des « zones rouges », c’est-à-dire dangereuses où on doit éviter de circuler. Les habitants de ces zones n’ont de cesse de lutter contre cette stigmatisation.

Démocratie et rôle de l’État

Avec beaucoup de lucidité sur le sens du mot « démocratie », les groupes avec lesquels nous avons mené cette réflexion, ont abordé le rôle de l’État. Conscients des lacunes de leurs gouvernants et des dysfonctionnements qui sont source d’injustice, ils demandaient que l’État prenne ses responsabilités et assure une reconstruction qui bénéficie à tous et pas seulement à quelques-uns. Mais ils réclamaient aussi que les responsables du pays soient respectés par la communauté internationale. Ils insistaient sur la nécessité de l’aide internationale mais aussi sur le fait que les acteurs haïtiens restent au centre.

Décentralisation : qu’est-ce que cela veut dire ?

Un point qui est ressorti avec insistance dans la plupart des groupes ayant participé à cette dynamique dans tout le pays, c’est la nécessaire décentralisation. C’est un thème dont tout le monde parlait après le tremblement de terre. Un jeune interrogé en province, dans une zone non touchée par le séisme, expliquait que son père était mort car il se trouvait le 12 janvier à Port-au-Prince pour faire des papiers qui ne peuvent être faits qu’à la capitale. Certains ont utilisé le mot de « déconcentration ». Mais ce qui était le plus frappant, c’est la manière dont la décentralisation était abordée et définie en termes de droits humains. La décentralisation doit permettre que tous les droits fondamentaux soient accessibles à toutes les personnes vivant dans les zones les plus reculées, les zones oubliées, les zones marginalisées. Voilà ce que doit permettre la décentralisation.

Les besoins urgents

Dans cette consultation, il a aussi été question des besoins ressentis par la population. A côté des besoins urgents, vitaux après le séisme, comme l’habitat, l’accès aux soins, la nourriture, des besoins qui touchent le long terme étaient d’emblée mentionnés, comme l’agriculture locale, la nécessité de fournir du travail aux gens et l’école. Un jeune disait : « Un enfant qui n’a pas accès au savoir, n’a rien en mains. La société ne le prend pas en considération. »

Deux ans après

« M ta renmen yo sispann divize moun yo, mete moun yon kote. M ta renmen nou tèt ansanm »3

On ne peut que constater la distance entre la vision exprimée et la réalité. Le 31 mars 2010, à New York, la représentante qui a fait écho du travail Une voix pour le peuple n’a disposé que d’un temps très court - de l’ordre de deux à trois minutes - pour rendre compte de tout ce qui avait été rassemblé. Le financement qui aurait dû permettre de poursuivre ce travail a été suspendu en raison des autres priorités qui étaient manifestes dans le pays ; parmi lesquelles l’épidémie de choléra, les élections présidentielles et législatives. L’épidémie de choléra a touché - et touche encore - la zone où nous travaillons. Au départ, face aux personnes atteintes par cette maladie nouvelle, beaucoup réagissaient avec peur. Mais très vite, les habitants de la zone ont adopté les recommandations qui leur étaient faites et la solidarité a joué un rôle déterminant dans la prise en charge rapide des malades.

Si on prend la situation des familles vivant dans les camps installés après le tremblement de terre pour regrouper les familles sans abri, des mesures ont certes été prises pour reloger des familles. Mais elles ont été limitées en rapport aux besoins. Beaucoup de familles ont cherché des solutions par elles-mêmes. Ce qui a conduit à reproduire les clivages qui préexistaient dans la société. Les camps existent toujours, mais de plus en plus, des pressions sont faites pour que les gens les quittent, notamment en arrêtant les services qui y étaient prestés. Certains camps montés sur les places publiques sont fermés d’autorité. Des abris sont détruits pour chasser les gens. Parfois en échange d’un départ, une petite compensation financière est octroyée.

Sous l’impulsion du président élu en 2011, le nouveau gouvernement a lancé le projet d’école gratuite. Cette initiative rencontre l’espérance d’une école accessible à tous. On sait qu’il faudra des années pour voir les effets d’un tel programme. Avec la rentrée scolaire en octobre dernier, il y a eu les premières mesures concrètes : suppression des frais annuels dans les écoles publiques, aide apportée à quelques écoles privées pour accueillir des enfants principalement en première année fondamentale, facilitation du transport des élèves dans certaines zones. Cependant si ces mesures ne se généralisent pas et ne se prolongent pas par une révision en profondeur du système éducatif, le projet risque de ne pas tenir ses promesses.

La situation d’aujourd’hui, face à la vision exprimée par des personnes très pauvres, et de manière générale par le peuple haïtien, ne peut que pousser chacun à se remettre en question. Les responsables haïtiens, mais aussi la communauté internationale, y compris le secteur non-gouvernemental. Il est parfois surprenant d’entendre la communauté internationale exprimer, à propos de son travail, une autosatisfaction que la situation vécue actuellement par beaucoup d’Haïtiens ne justifie pas.

Investir dans les hommes et les femmes

Dans les semaines qui ont suivi le séisme, nous avons mesuré combien il était difficile de toucher tout le monde. Nous avons mené, en collaboration avec Action Contre la Faim, une action visant à apporter un supplément alimentaire aux enfants de moins de cinq ans, en vue de prévenir la malnutrition. Cela a demandé des moyens, notamment humains, très importants. Notre longue présence dans les quartiers concernés a permis la mobilisation nécessaire de la population. Elle a contribué à instaurer un climat de confiance qui a évité tout débordement. Le bilan montre que si beaucoup de familles ont été touchées, la couverture n’a cependant pas été de 100 %.

Notre équipe veille donc aussi à se remettre en question. En étant sans cesse confrontée à des familles dont la vie quotidienne est marquée par la misère, elle sait que c’est leur vie - les avancées qu’elles connaissent, comme tout ce qui empêche des avancées significatives - qui est la mesure de son action dont le moteur est l’investissement humain. Nous retrouvons là une dimension essentielle du travail Une voix pour le peuple. La plupart des groupes avaient insisté sur le fait que l’heure était venue d’investir dans les hommes et les femmes, et pas seulement dans les structures ; que c’était bien cela la priorité.

Ce que nous pouvons dire après deux ans, c’est que les plus pauvres nous poussent à préciser ce que recouvre l’investissement humain. Ils ont besoin que des personnes les rejoignent, s’engagent avec eux, en les écoutant et en les respectant. Mais il y a une dimension réciproque : les plus pauvres veulent contribuer à bâtir l’avenir. Pour cela, il faut leur donner l’occasion et les moyens de participer ; il est aussi nécessaire que leur participation soit acceptée par les autres. Et qu’est-ce que participer à la vie de la société, sinon y jouer un rôle susceptible d’influencer et orienter l’avenir ?

1 « Même si le pays est détruit, il ne mourra pas. »

2 Voir Feuille de Route N° 394 (avril 2010) ou http://www.atd-quartmonde.fr/?Etre-unis-pour-un-nouvel-avenir-en

3 « Je voudrais qu’on arrête de diviser les gens, qu’on arrête d’exclure des personnes. Je voudrais qu’on se mette tous ensemble. »

1 « Même si le pays est détruit, il ne mourra pas. »

2 Voir Feuille de Route N° 394 (avril 2010) ou http://www.atd-quartmonde.fr/?Etre-unis-pour-un-nouvel-avenir-en

3 « Je voudrais qu’on arrête de diviser les gens, qu’on arrête d’exclure des personnes. Je voudrais qu’on se mette tous ensemble. »

Mogène Alionat

Mogène Alionat, Nerline Laguerre, Saint Jean Lhérissaint, Louisamène Joseph et Régis De Muylder sont volontaires permanents d’ATD Quart Monde en Haïti.

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