Pour que plus jamais personne n’oublie

Laura Nerline Laguerre, Mogène Alionat, Carine Parent, Mariana Guerra et Eduardo Simas

p. 55-58

Citer cet article

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Laura Nerline Laguerre, Mogène Alionat, Carine Parent, Mariana Guerra et Eduardo Simas, « Pour que plus jamais personne n’oublie », Revue Quart Monde, 273 | 2025/1, 55-58.

Référence électronique

Laura Nerline Laguerre, Mogène Alionat, Carine Parent, Mariana Guerra et Eduardo Simas, « Pour que plus jamais personne n’oublie », Revue Quart Monde [En ligne], 273 | 2025/1, mis en ligne le 01 septembre 2025, consulté le 18 septembre 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11638

Le 17 octobre 1987, Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde, conviait, à Paris, place du Trocadéro, les défenseurs des droits de l’homme, afin d’inaugurer en leur présence, une dalle rendant hommage aux victimes de la faim, de la violence et de l’ignorance, et appelant les êtres humains à s’unir pour combattre la misère et faire respecter les droits de toutes et de tous. Cette dalle proclame que « là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

Un mois plus tard, il faisait, au Sénégal, son dernier voyage en terre d’Afrique. Il était bien fatigué, savait qu’il devait être opéré du cœur, mais il a tenu à faire ce voyage malgré tout.

À l’occasion de ce voyage, le 27 novembre, il visita la Maison des Esclaves et laissa dans le livre d’or un message manuscrit que le conservateur de l’époque, M. Boubacar Joseph Ndiaye, frappé par sa force, a immédiatement souhaité afficher au mur de la Maison des Esclaves. Une plaque reprenant ce message a été scellée quelque temps plus tard.

On est frappé, quand on lit parallèlement le discours prononcé le 17 octobre par le père Joseph et le texte de son message à Gorée, par la similitude des propos. Le premier commence ainsi : « Millions d’hommes, millions et millions d’enfants, de femmes et de pères qui sont morts de faim et de misère et dont nous sommes les héritiers », quand le second commence par « Des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, aujourd’hui disent non à la misère et à la honte. »

Le 18 octobre 2024, au lendemain de la célébration de la Journée mondiale du refus de la misère à Dakar, une centaine de membres du Mouvement se sont rendus sur l’île de Gorée, accueillis à la Maison des Esclaves par son conservateur et ses collaborateurs.

Une nouvelle plaque, remplaçant la précédente abîmée par l’usure du temps et par les embruns, a été inaugurée à cette occasion.

Les délégués d’Haïti et du Brésil présents, descendants et héritiers des victimes de la traite transatlantique, ont proclamé à cette occasion le message qui suit.

                            Jean Tonglet

La traite atlantique a fait plus de 15 millions de victimes. Arrachés à leur terre, à leur famille, à leur culture, ces femmes, ces hommes et ces enfants ont été envoyés en Haïti, au Brésil et en d’autres pays d’Amérique. On estime que plus de 2 millions d’entre eux ont perdu la vie au cours de la traversée et ont été jetés au fond de l’océan. Celles et ceux qui sont arrivés ont vécu l’enfer. Par ailleurs, ces terres étaient habitées par des peuples autochtones qui ont été brutalement exterminés.

Privation d’identité

Privés de leur identité, ces femmes et ces hommes déportés étaient considérés comme des marchandises et non comme des êtres humains. Ils étaient exploités et soumis à de nombreuses violences. Ils se sont vu refuser le droit de pratiquer leur identité culturelle, leur spiritualité et même de garder leur propre nom. Les institutions établies à l’époque : églises, gouvernements, comme le pouvoir économique ont été complices de cette immense atrocité et ont même apporté un large soutien.

Aujourd’hui, nous portons encore les cicatrices de cette période, qui marquent nos corps et toute notre existence. Elles sont aussi à l’origine de nombreuses pratiques qui, encore à présent, soumettent une grande partie de la population des deux côtés de l’Atlantique à des situations insupportables de misère et d’exclusion. Survivre au système inhumain de l’esclavage demandait de la résistance, des qualités de force et d’intelligence que ces femmes et ces hommes ont appris à développer. En s’organisant dans le marronnage en créant des révoltes contre les maîtres ou des réseaux de solidarité dans les plantations, cherchant toujours d’autres stratégies, ils ont lutté pour leur liberté.

Résistance

En Haïti ces résistances individuelles des personnes mises en esclavage sont parvenues à un soulèvement collectif. Dans la nuit du 13 au 14 août 1791, un esclave révolté, Boukman, organise au Bois-Caïman une cérémonie politique et religieuse avec un grand nombre d’esclaves, venus de différentes tribus africaines. La prêtresse Mambo, Cécile Fatiman, procède au sacrifice d’un cochon noir, dont les assistants boivent le sang afin de devenir invulnérables. Puis Boukman ordonne le soulèvement général. Le vaudou est un catalyseur dans la révolte des esclaves en Haïti. Ainsi, la fondation d’Haïti est l’aboutissement de l’insurrection anti-esclavagiste, menée par ces esclaves marrons, en 1791 et qui a conduit le pays à son indépendance en 1804, mettant fin à plus de trois siècles de colonisation. Cette révolte a marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité ; l’impact fut considérable pour l’affirmation de l’universalité des droits humains, de la dignité de chacune et chacun, dont nous sommes tous  redevables.

Faire payer sa hardiesse à tout un peuple

Haïti est en effet cette terre où des personnes mises en esclavage ont offert au monde la liberté. Elle a aussi aidé d’autres pays à obtenir la leur. Haïti est le symbole de la liberté. Mais cette indépendance n’est pas sans conséquence sur notre existence en tant que peuple. La communauté internationale n’a pas voulu accepter l’indépendance d’Haïti et a cessé tout commerce avec le pays. Fragilisant toujours plus cette nation naissante, l’ancien colonisateur a exigé réparation économique. Le jeune pays a dû s’acquitter de cette dette injuste, entravant considérablement son développement, ayant des conséquences pour chaque Haïtienne, chaque Haïtien et leur avenir, enfonçant le peuple dans une profonde misère qui dure jusqu’à aujourd’hui.

Plus de 200 ans après l’esclavage, nous ne sommes pas des esclaves avec les chaînes aux pieds mais les cicatrices restent. Elles s’expriment au travers de l’injustice sociale, le racisme, l’ingérence, la domination par un système. En effet, un certain ordre mondial, pourtant ébranlé par les révoltes d’esclaves, persiste dans ses aspirations à la domination plutôt qu’à la paix.

Les pays impérialistes continuent de se développer, accueillant en très grand nombre sur leur territoire ceux que leur politique a fatigués. Déracinés, ces derniers servent l’économie de ces puissances, affaiblissant le développement de leur propre pays. Il paraît évident qu’Haïti ne fait que payer sa hardiesse pour avoir osé donner le goût de la liberté aux autres.

Écrire l’Histoire de manière juste et digne

Malgré tout, les Haïtiennes et les Haïtiens continuent à croire à un avenir meilleur. Bien qu’urgentes et nécessaires, les réparations économique et morale n’effaceront jamais les pages de cette Histoire. Mais, au moins, peut-on la réécrire de manière plus juste et digne.

Aujourd’hui, nous sommes ici en tant que Mouvement ATD Quart Monde pour rendre hommage aux victimes de la maltraitance des institutions d’aujourd’hui et d’hier, mais nous sommes aussi ici pour reconnaître la force de résistance de ceux qui ont lutté pour leur liberté, non seulement pour eux-mêmes mais pour tous les peuples de la terre. Haïti a été un grand exemple qui a montré au monde la force de la lutte collective pour la libération de toutes et de tous. Cependant, cette lutte n’est pas terminée et nous continuons à résister. Nous insistons pour garder vivantes nos racines, notre culture, notre spiritualité ancestrale et pour reconstruire les liens qui nous unissent à cette terre, jusqu’à ce qu’un jour tous les peuples soient reconnus en tant que tels.

Plaque commémorative en l’honneur des victimes de l’esclavage, île de Gorée, Maison des esclaves

Plaque commémorative en l’honneur des victimes de l’esclavage, île de Gorée, Maison des esclaves

Rénovée et posée le 18 octobre 2024.

©Sébastien Gotti.

Plaque commémorative en l’honneur des victimes de l’esclavage, île de Gorée, Maison des esclaves

Plaque commémorative en l’honneur des victimes de l’esclavage, île de Gorée, Maison des esclaves

Rénovée et posée le 18 octobre 2024.

©Sébastien Gotti.

Laura Nerline Laguerre

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