Des figurants et des acteurs qui jouent le jeu

Caroline Glorion

p. 21-25

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Caroline Glorion, « Des figurants et des acteurs qui jouent le jeu », Revue Quart Monde, 221 | 2012/1, 21-25.

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Caroline Glorion, « Des figurants et des acteurs qui jouent le jeu », Revue Quart Monde [En ligne], 221 | 2012/1, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5306

Pour tourner le film Joseph l’insoumis, l’auteure a dirigé le travail d’acteurs professionnels et de personnes vivant dans la pauvreté, jouant leur propre rôle. Au fil des mois, grâce aux conditions qu’elle a su créer sur le tournage, s’instaure un authentique partage d’expérience entre des mondes qui avaient peu de chance de se rencontrer...

Le jour des auditions, Josiane arrive légèrement impressionnée mais le regard malicieux… Et lorsque je lui propose un « rôle » dans le film, ce sourire malicieux s’élargit, s’élargit encore… et c’est à Julie Lecoeur, la responsable du casting, qu’elle confie les jours suivants qu’en faisant son ménage, tous les jours elle répète son rôle, celui de la « femme du géant ». « Tu verras Julie, je vais t’étonner ! ». Françoise, tout de suite impliquée et enthousiaste, annonce qu’elle a posé tous ses jours de vacances pour se rendre le plus disponible possible pour cette aventure cinématographique. Sabrina, elle, dès les premières répétitions « joue le jeu » avec une aisance déconcertante, mâtinée de son caractère bien trempé ; elle rebondit sur les dialogues du scenario, les enrichit par ses commentaires, provoque la discussion, … et même les plus réservées comme Marie Sol ou Nathalie se lancent, répètent derrière moi les phrases, les mots que j’ai écrits et qui, au fil des mois, ont fabriqué ce scenario que nous allons tourner tous ensemble, Joseph l’insoumis1,, l’histoire vraie de Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde.

Une petite entreprise à durée déterminée

Au départ il y a donc eu cette confiance et cette rencontre autour d’un travail inconnu de tous. Une confiance qui m’a encouragée, inspirée au-delà de mes espérances puisque je n’imaginais pas une seconde tourner ce film sans la participation des hommes et des femmes qui se battent tous les jours pour une vie digne et une place juste dans la société. Il fallait aussi un cadre et un contrat entre nous, clair et précis, pour que chacun s’y retrouve. Car la préparation et le tournage d’un film, c’est comme une petite entreprise qui se crée pour une durée déterminée, certes, mais avec un budget conséquent et une obligation de résultats évidente. A la manœuvre, Fred Lary, notre directeur de production, a largement contribué à mettre en place ce cadre qui allait permettre à chacun d’être employé et engagé de la manière la plus simple et la plus juste possible. Car au-delà de nos convictions partagées, de l’importance de l’histoire que nous allions raconter ensemble, il s’agit d’abord d’un contrat de travail. Et j’insiste beaucoup sur cette notion car elle me semble être le socle solide sur lequel nous avons installé tout ce qui allait se vivre par la suite : un contrat de figurant ou « acteur de complément », de « silhouette » pour certains - c’est le terme employé pour les figurants qui prononcent au cours d’une scène au moins une phrase ou deux. Il fallait organiser aussi la logistique, les déplacements pour venir aux répétitions et aux essayages de costumes, les horaires pour les enfants, toute une organisation qui implique rigueur, respect des horaires et travail personnel pour chacun. Presque une centaine de figurants, recrutés au Centre social de Bègles et parmi les membres du Mouvement ATD Quart Monde à Bordeaux se sont ainsi retrouvés dans le bureau de Julie Lecoeur. Tous ont accepté les photos pour le trombinoscope, tous ont accepté selon leur disponibilité, leurs goûts et leurs aptitudes particulières, d’endosser un rôle ou une apparition dans telle ou telle scène qui correspondait à un jour ou deux de tournage et parfois bien plus.

Un partage sincère et exigeant entre tous

Alliée du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1980, j’ai grandi sur les bancs des sessions de formation à Pierrelaye2 en écoutant le père Joseph d’abord insister sur l’impérative nécessité des partages d’expérience entre le milieu sous prolétaire et les autres milieux. J’ai entendu aussi l’humilité et la fidélité qu’il nous demandait, comme garanties du respect dans les rencontres. Tout ceci faisait partie intégrante de moi et, sans mettre des mots abstraits, ni faire de grands discours, j’ai entraîné toute mon équipe dans une sorte d’évidence que la richesse de notre travail viendrait d’un partage sincère et exigeant entre nous.

J’étais convaincue que le talent des grands acteurs, Jacques Weber, Anouk Grinberg, Laurence, Nicolas, Patrick, Anne et Isabelle, allait immanquablement fixer et entraîner un degré d’exigence pour tous. Mais j’étais tout autant persuadée que l’authenticité et l’expérience des figurants que nous avions engagés irrigueraient le jeu des acteurs professionnels. Ce que je ne savais pas, c’était le « comment », et ce « comment » m’a échappé, tant j’étais absorbée par le travail de mise en scène et les multiples tâches qui m’occupaient. Je découvrais, impressionnée et émue, le résultat de cette alchimie fragile au cours des différentes prises, assise derrière mon combo3 , souvent les larmes dans les yeux… ou le sourire aux lèvres ! Comme pendant cette scène qui représente une sorte d’Université populaire vers la fin du film … A partir de quelques mots que j’avais griffonnés la veille au soir sur un bout de papier, chacun s’est mis à improviser. Improviser cette parole qui enfin se libère pour dire la fierté et la dignité. Des mots qui viennent parce que le combat, même perdu en grande partie, accouche de la fierté d’avoir lutté ensemble et de la volonté de continuer. Unis dans un même esprit, les acteurs professionnels et les figurants ont trouvé les mots, les regards, la gravité, mais aussi les timides sourires d’espoir pour donner vie à cette scène. D’ailleurs, ce jour là, l’équipe technique a été, elle aussi, saisie par l’émotion. Que ce soit le cadre, la lumière, le son, les costumes ou les décors, tous ont ce jour là, me semble-t-il mis en valeur le « petit miracle » qui s’opérait.

Pour conclure, je vous propose de découvrir le secret des rencontres et de ce partage d’expérience dans ce dialogue imaginaire que j’ai reconstitué à partir des contributions des uns et des autres contenus dans le livre Joseph l’insoumis, une aventure cinématographique 4.

MARS / Casting

« Dans les réunions de préparation, se souvient Ghislaine, il fallait accepter l’idée que je représentais « une gueule », celle de quelqu’un qui vivait dans un bidonville dans les années 60. Il fallait accepter que c’était cette image que je renvoyais et que j’avais été choisie pour ça. »

« Nous nous sommes apprivoisés si rapidement, écrit Julie Lecoeur, la responsable du casting. Aujourd’hui, je ne sais plus si j’ai travaillé avec vous, ceux qu’on appelle les figurants ou si c’est vous qui avez travaillé avec moi ? Une chose est sûre, grâce à nos échanges, j’ai retrouvé une sensibilité perdue et vous avez très certainement réussi à me montrer ‘le vrai sens de la vie’. Du premier au dernier jour, le courage, l’opiniâtreté et le sérieux dans le travail étaient là. »

AVRIL / Répétitions

Françoise raconte : « Je me suis sentie respectée comme les autres. Les acteurs, les techniciens nous prenaient comme on était et nous encourageaient à faire comme nous on le sentait et non comme c’était parfois écrit dans le texte. Certaines répliques, on avait du mal à les dire. ‘Tu le dis comme tu veux’ répétait Caroline. ‘Tu peux le dire avec tes mots, mais pas des mots modernes’. Il y a une scène pendant la quelle on racontait notre vie, nos souffrances de femmes, et cette scène là, elle nous a toutes prises aux tripes. Raphaëlle, Priscilla, Anouk, nous étions bouleversées. Cette scène, on l’avait beaucoup travaillée en préparation mais lorsqu’on a joué, lorsqu’on a entendu ces mots qui racontaient la condition de la femme sous prolétaire, il y avait une atmosphère incroyable pleine de gravité et d’émotion. Je me disais que ces femmes qui, à l’époque avaient pu parler ainsi devant un homme, un prêtre, avaient eu un courage énorme. Cette scène est un hommage à leur courage, on ne pouvait pas mieux leur rendre hommage. »

JUIN / J-1 avant le tournage

« C’est autour d’un poème que j’ai rencontré Anouk Grinberg, raconte Marie-Françoise. Elle voulait savoir comment j’avais connu le Mouvement ATD Quart Monde. ‘En écrivant des poèmes’ lui ai-je répondu … Elle a voulu les lire ! »

« Lorsqu’on est arrivé sur le décor du film, on se serait cru dans la vraie vie, se souvient Josiane [...] Moi j’ai vécu cette vie là, je n’avais pas la lumière, il fallait chauffer des morceaux de bois dans une brouette, ramener la cendre rouge, la braise, dans la caravane pour se chauffer. Pour se baigner, il fallait couper des bidons d’essence Total pour se faire un genre de baignoire pour se laver puis il fallait chauffer de l’eau. »

« Je me souviens du premier jour au camp, comme d’un choc thermique, écrit Anouk Grinberg. Les gens ici étaient si vrais, si massifs [...] Je ne voyais partout que de la noblesse, de la tenue, de la beauté. Et surtout, partout, de la solidité. C’était incompréhensible et sidérant, quand on sait l’injustice qu’ils doivent bouffer à tous les vents, quand on sait la roue comme elle écrase, et quand on sait le mépris dont on entoure ceux qui n’ont pas de chance et qui sont dans le malheur. Mais ici, dans ce camp, pour le tournage, sous l’œil réellement affectueux et respectueux de Caroline Glorion, la roue avait tourné : ils étaient les héros de l’histoire, et c’est indéniable, ils sont des héros de l’Histoire. En arrivant donc, j’ai eu très nettement le sentiment d’avoir à peu près tout à réapprendre d’eux, et qu’ici, c’était moi qui n’était pas grand-chose [...] Mais [...ils] m’ont adoptée dès la première heure où je me suis trouvée dans leur monde, et ils m’ont donné quelques clés, en parlant, et sans parler… »

JUIN / Tournage

« Au début du tournage, j’étais paniquée, j'avais peur qu'on n'y arrive pas. Et puis dès qu’on a commencé à travailler, je pensais aux années de mon enfance, à ce que mes parents avaient vécu, eux aussi, dans des baraquements [...] Et Marie Sol ajoute : Aujourd’hui, je connais des gens qui vont chercher du travail et, comme Alicia dans le film lorsqu’elle frappe à la porte d’une dame, ils entendent la même réponse : ‘J’ai rien pour vous, pas de travail !’ »

Et comme en écho, Jacques Weber lui répond : « Je suis acteur, alors j’ai continué à faire mon travail. Dans ce décor de bidonville reconstitué adossé à un couvent de bonnes sœurs et si près des vignobles fastueux du bordelais, tout fut pourtant différent. Certes le Pessac excitait mes papilles au-delà du péché de gourmandise[...] Et puis j’allais là bas chez les gens, les autres, ces gens-là, ceux du Quart Monde, j’allais jouer avec eux et [...]en prendre plein la gueule…[...] Il y avait à chaque seconde, à chaque éternité de ce monde, dans ce grand naufrage de la misère, un sourire inatteignable, une décision inaccessible et transcendante de jouer son propre rôle, de mettre en jeu, de mettre en joie la difficulté d’être. »

Sandy, comme en écho, répond à Jacques : « C’était difficile de rendre à l'extérieur ce que je portais à l'intérieur… Un exploit pour moi a été de danser, je souffrais énormément. » « Dans le film, je jouais le rôle d’une personne très âgée, parce que je n’ai pas de dents devant, et que j’ai les cheveux blancs. On me donne soixante-dix ans alors que je vais bientôt en avoir cinquante-six, raconte Geneviève. Un jour qu’il pleuvait, je me suis retrouvée abritée sous une baraque avec Jacques Weber et Anouck Grinberg. On n’était que tous les trois. Lui, il me regardait alors je lui ai expliqué pour les dents, je lui ai dit combien on était remboursé et combien ça coûtait, et il a compris. Je suis comme je suis. Celui qui va me voir pour la première fois, il va peut-être partir en courant mais s’il accepte de parler avec moi, on va peut-être devenir amis, comme si on se connaissait depuis toujours. »

SEPTEMBRE / Après le tournage.

« Avant le tournage de ce film, je marchais toujours la tête baissée, confie James. Depuis, j’ai eu l’occasion de parler, j’ai relevé la tête. J’attendais cette occasion depuis longtemps. Le bien qu’on m’a fait en me permettant de parler, j’essaie de le faire aux autres. Quand je vois quelqu’un dans la même situation que moi, je lui fais comprendre qu’il faut oser parler, j’explique qu’on est comme les autres. Avant, j’étais timide ; maintenant, j’ose. Quand vous commencez à parler, vous voyez comment vous êtes estimés. On se sent un peu utile sur la terre. »

« Pour tous ceux qui vivent dans la misère, ce film est une reconnaissance. J'espère qu’il va permettre à beaucoup d’ouvrir les yeux, dit Alex. Et il conclut : Ma présence sur ce tournage ne pouvait pas être seulement de la figuration… Pour moi, c’était un coup de gueule… Il serait temps que les politiques se décident à bouger, qu’ils regardent au dessus de leur épaule pour voir ce qu’on vit … »

1 Diffusé sur France 3 en octobre 2011, produit par les Films de la Croisade / Iota Productions et France Télévisions, ce film est inspiré du combat

2 Centre international d’ATD Quart Monde, dans le Val d’Oise (France).

3 Petit écran relié sans fil à la caméra, qui permet au réalisateur de « voir » le cadre et d’entendre les dialogues par un casque. Ainsi je pouvais

4 Éd. Elytis, 2011, 126 p. Disponible en librairie, chez Elytis (www.elytis-edition.com) ou aux éd. Quart Monde (http://www.editionsquartmonde.org ).

1 Diffusé sur France 3 en octobre 2011, produit par les Films de la Croisade / Iota Productions et France Télévisions, ce film est inspiré du combat du père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde. Résumé : Début des années 60, un bidonville aux portes de Paris. Des familles survivent sous des abris en fibrociment dans une misère effroyable et une violence quotidienne. Le père Joseph Wresinski vit là, au milieu de ceux qu’il appelle « son peuple. Mais les oppositions sont farouches, les responsables politiques traitent Joseph de « curé de la racaille » et le considèrent comme un dangereux agitateur. Dans le bidonville, certains, habitués à survivre de la charité publique et de trafics en tout genre, réclament le départ de ce curé qu’ils prennent pour un illuminé. Joseph Wresinski, entouré d’une poignée de familles du camp, trouve des appuis : Suzanne, une jeune fille de bonne famille, généreuse et déterminée, Geneviève de Gaulle, la nièce du général, résistante et déportée, qui va lui ouvrir les portes des administrations. Trente ans plus tard, au cours d’une grande manifestation en plein Paris, Joseph Wresinski donne la parole aux pauvres et le monde les écoute !

2 Centre international d’ATD Quart Monde, dans le Val d’Oise (France).

3 Petit écran relié sans fil à la caméra, qui permet au réalisateur de « voir » le cadre et d’entendre les dialogues par un casque. Ainsi je pouvais contrôler et regarder les scènes telles qu’elles seraient à l’écran et les faire reprendre plusieurs fois afin d’obtenir la meilleure ! Il peut arriver qu’on tourne dix fois la même scène …

4 Éd. Elytis, 2011, 126 p. Disponible en librairie, chez Elytis (www.elytis-edition.com) ou aux éd. Quart Monde (http://www.editionsquartmonde.org ). Ce livre est tissé de témoignages et de textes de figurants, d’acteurs et de techniciens ainsi que de photos prises sur le tournage et signées Elizabeth Roger.

Caroline Glorion

Grand reporter à France 2, puis réalisatrice de documentaires, Caroline Glorion s’est toujours attachée à donner la parole et à raconter la vie d’hommes et de femmes qui se battent pour plus de justice et de fraternité, d’« artisans de la liberté »

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