Il est nécessaire de se mettre d’abord en face de quelques visages, de quelques vies, que nous avons pu deviner afin de prendre en soi la souffrance de certains jeunes.
Lenka, orpheline à 18 ans des deux parents, un soir devant la porte, arrivant de Londres où elle avait vécu comme assistante dans une communauté de l’Arche, pieds nus dans des bottes, en novembre, portant sur elle tout ce qu’elle possède. Christian, quatre années de maison d’arrêt de 14 à 18 ans, le regard interrogateur, silencieux, … ainsi que tous les autres, errant, ou se terrant.
La rupture, la fin, peuvent survenir à tout moment. Dans la rue, dans les familles, dans l’armée. Dangers encourus à chaque soirée à l’issue incertaine, dans la solitude avec ses angoisses. Serguei, tu es parti à 20 ans, toi Daniel, à 19 ans …
Il y a le poids des disputes familiales, et le poids de l’impuissance. A 10 ans, Manuel et Jan concoctent des plans pour convaincre leurs parents respectifs qu’ils sont apparentés, dans l’espoir qu’ainsi cesseraient leurs disputes violentes.
Il y a le poids des violences, physiques, verbales, affectives, qui frappent les jeunes depuis l’enfance, qui pèsent sur les filles, qui les fait se masquer, s’uniformiser si possible, ou se taire, se cacher.
Il y a les souvenirs de refus et d’échecs aussi loin qu’ils peuvent penser, à l’école, dans le voisinage, au boulot. Je pense à Dirk à qui personne du groupe des ouvriers ne dit bonjour pendant les six mois de son embauche chez nous. Il y a la solitude profonde, l’impossibilité de parler, que les jeunes soient en foyer ou non.
Il y a l’angoisse de vivre : de quel argent ? Avec quelles amitiés ou quels soutiens ? De quel travail tant soit peu stable ? Avec quel amour ?
Nos pays diffèrent, les régimes sociaux se différencient. Agacha, Igor, Julia, Pawel, Marcel, François, David, Jens, Franzi, … et tous les autres, vos angoisses n’étaient qu’une.
Une génération livrée à l’incertitude
Et pourtant ! C’est par leur espoir qu’ils rejoignent d’autres jeunes, pour ne parler que de la maison de Neudorf, où se rencontrent de jeunes bénévoles, de jeunes stagiaires, venus pour passer quelques temps de service social volontaire. N’ayant pas tous eu à se confronter à des séismes d’existence également destructeurs, ils sont pourtant tous des jeunes d’une génération livrée à l’incertitude, au doute, en même temps qu’aux mirages d’un monde à leur portée. Beaucoup ont eu à subir avec leurs parents le chômage de longue durée, les séparations familiales, les entraves de santé physique et mentale, les soucis financiers sérieux, les dés et réorientations douloureuses que l’Europe centrale et de l’Est a du affronter à partir de 1989.
Ici, au cours de chantiers et de rencontres divers, à partir des découvertes mutuelles, à travers les rêves et espoirs identiques qu’ils révèlent, sont nés quelques temps heureux et constructifs. Quelques projets et prises de position communs, ces dernières années, en témoignent.
Primauté des relations avec les parents et les professeurs
Marina, de Moscou, a grandi dans un foyer. Elle raconte :
« J’étais en CE2 dans l’école du foyer. Toute la classe était descendue prendre le thé. Je me trouvais dans le couloir. Un garçon du secondaire vient vers moi et me crache au visage. Justement, une professeur de sport se trouve là. Elle retient le garçon et l’oblige à s’excuser. C’est pourquoi aujourd’hui, je suis professeur de sport. J’ai oublié à quel point c’était humiliant. »
Cet épisode exprime un leitmotiv de tous les jeunes : « Que les éducateurs et parents qui, les premiers, représentent le monde adulte, soient honnêtes, parlent avec leur cœur, aient de l’autorité fondée sur un savoir et une éducation supérieure, ne disent pas toujours ‘non’, refusent l’humiliation des plus petits, s’intéressent aux jeunes afin qu’eux puissent s’intéresser à quelque chose. »
Car, « quand on se sent montré du doigt, cela crée la haine en nous. »
Besoin de parents qui croient en nous
« C’est important que les parents s’occupent de nous. Ils doivent vraiment comprendre qu’ils n’ont pas le droit de crier entre eux quand des enfants sont à la maison et doivent dormir. Parfois, en foyer, la distance par rapport aux parents peut aider à se reparler. Mais quand on se retrouve dans des foyers pour jeunes ‘durs’, on est isolé et on se sent délaissé par les parents. Alors on veut prendre la fuite.
Pour qu’on puisse croire à un métier et à un avenir, on a besoin d’adultes qui croient en nous et ne nous estampillent pas avec ‘échec’ ou ‘maladie’. On attend toujours, toujours, l’encouragement de la part des parents, des professeurs, des maîtres. »
La politique sociale en Europe et dans le monde
En juillet 1998, pour préparer leur message à la Conférence européenne des Ministres chargés de la jeunesse, ce message fut rédigé par des jeunes allemands et russes, au cours d’un chantier près d’Odessa :
« Les jeunes du monde entier devraient davantage se lier entre eux. Nous nous connaissons beaucoup trop peu, et devrions pourtant savoir ce qui préoccupe les autres. On pourrait profiter des expériences des autres, et les transmettre.
Nous avons discuté de l’élargissement de l’Union européenne. Les gens de Moscou disaient qu’ils se considèrent comme faisant partie de l’Europe : ‘Nous voulons que les frontières disparaissent. Nous espérons que les lois entre nous et l’Union européenne seront rapprochées, mais nous savons que cela prendra beaucoup de temps.’ […] Aider bénévolement est important. Nous voulons que personne ne soit sans une responsabilité. Tous les jeunes, aussi ceux dont personne n’attend quelque chose, veulent aider.
Nous avons besoin de davantage de places d’apprentissage et de travail car nous avons à peine une chance de développer une vie professionnelle. Aussi, les adultes doivent se donner du mal pour comprendre les jeunes, pas seulement les accuser et les punir, même s’ils ont un comportement faux. Ils devraient trouver de l’aide pour regagner la raison. On devrait voir la personne et pas seulement son origine sociale. »
Pendant l’été 2003, la préparation d’un message pour la Convention européenne des Jeunes, à Bruxelles, réunit des jeunes de neuf nationalités et dix langues maternelles à Neudorf. Ils discutent de l’avenir. Les jeunes de l’Europe de l’Ouest se montrent désabusés par les guerres, le chômage et les contrôles policiers envers les jeunes. Les jeunes d’Europe centrale voient l’Europe comme leur grande chance d’échapper à la pauvreté généralisée.
« L’Europe, ses hommes politiques et ses citoyens ne doivent pas oublier d’honorer l’amitié, la confiance et l’amour, pour que nous puissions vivre notre vie dans ce sens-là. »
Pendant les étés 2005 et 2006, tous les séjours à Neudorf étaient consacrés à la préparation d’un « dialogue des générations », réunissant des jeunes français, allemands et polonais avec des représentants publics de ces trois pays.
Durant les rencontres préparatoires les jeunes avaient regroupé leurs préoccupations, proposées comme point de départ pour un dialogue avec leurs interlocuteurs adultes. Ces réflexions avaient pour sujets :
« Beaucoup d’Européens ne peuvent pas avoir la vie à laquelle ils aspirent : comment égaliser les chances devant des enjeux importants de la vie ?
Comment améliorer la qualité de formation ?
Comment améliorer la compréhension mutuelle avec les parents et grands-parents ?
Quelle est l’influence des échanges et plus particulièrement des échanges européens et internationaux sur la vie des jeunes ?
La politique est importante quand on peut voir ses implications pour la vie personnelle. Quels sont des thèmes communs pour nos générations ? Quelles sont les raisons pour lesquelles certains tournent le dos à l’engagement ? On veut s’engager dans la mesure où on peut prendre des responsabilités. Comment utiliser ses connaissances professionnelles et son expérience de vie pour protéger d’autres du malheur ? Pourquoi le thème de lutte contre la misère est-il si important pour les jeunes ? Que peut-on faire avec cet enthousiasme ? »
Pour conclure tous ces efforts d’élaboration et de prises de parole durant dix années, deux réflexions personnelles à la suite du « dialogue des générations » en 2006 résument bien ce qui motivait tous ces jeunes à participer. L’une vient d’une jeune bénévole de Pologne, l’autre d’une jeune maman allemande. Les deux prises ensemble, parlent pour beaucoup :
- Magda, Torun, Pologne :
« Le dialogue devrait être l’outil universel du 21ème siècle. […] Aujourd’hui on ne nous montre que des images du plaisir ; tout ce qui ne rentre pas dans cette philosophie se trouve rejeté. C’est pourquoi à mon sens, le plus important est la sensibilité à l’autre. […] Il faut remplacer les cris par des entretiens constructifs. Des entretiens où on n’a pas seulement le droit de poser des questions mais où l’on reçoit des réponses. Où l’on s’approche de problèmes nouveaux. Ne pas voir les personnes âgées seulement comme des seniors grommelant, mais comme des porteurs d’expérience. Ne pas réduire les jeunes à des ‘matérialistes’ ignorants de la ‘vraie vie’, mais voir leur demande d’aide. Avancer personnellement en donnant un bon exemple. Savoir que chacun, malgré les apparences, se sent souvent seul.
Mais tout de suite vient la question de savoir si cela vaut la peine de s’engager. On est impuissant tout seul. Mais en pensant ainsi on se décourage d’avance. […] Il faut être actif de manière continue. Se battre pour des valeurs et des idéaux, qui ne sont pas des utopies mais la base de la vie. Commencer par soi-même, se porter témoin… »
- Annika, Halle, Allemagne :
« Il me semble que peut-être le plus injuste est le fait que même ce qui est juste à mes yeux peut paraître injuste à d’autres. Car si je donne à l’un, un autre reste là, sans rien. Et si j’ai un lit aujourd’hui, beaucoup d’autres n’en ont pas.
C’est parce que je sais qu’il y a encore des hommes qui pensent comme moi que je peux croire en la justice.
Car si quelqu’un te montre que la justice commence auprès de toi-même, que tu peux te montrer juste sans te sentir injuste, et que tu reconnais combien tu peux provoquer d’effet bénéfique, alors tu peux et tu dois en faire profiter d’autres.
Je pense que si quelqu’un est ‘juste’ une seule fois, il le sera encore. Car au fond, il est injuste surtout de penser qu’il n’y aurait pas de justice. Parfois je n’ai pas à manger, ou plutôt pas d’argent pour les repas de mon enfant, et je dois quémander alors que les hommes politiques ont toujours plus. Moi, on ne me donne pas d’argent et on ne me montre pas non plus des solutions alternatives. »
Reconnaître notre impuissance d’adultes
Au terme de cette excursion en pays de jeunes, il m’importe de partager ma conviction : à notre tour, notre génération doit demander pardon à sa jeunesse. Lorsque nous étions jeunes, nous accusions nos parents de leurs lâchetés durant l’époque nazie. Mais les jeunes aujourd’hui ont toutes les raisons de nous accuser, à leur tour, de nos lâchetés face au chômage. Et beaucoup plus profondément, de nous accuser de nos silences, de nos discontinuités, de nos aveuglements face à une génération qui lutte, et dont les plus fragiles luttent seuls à en craquer, afin d’arracher un sens à cette vie. S’approcher alors sur un pied d’égalité, reconnaissant notre impuissance d’adultes, permettrait de créer du neuf, qui serait de vivre ensemble le vieil amour de la vie.