Dans cette contribution, il s’agit des enfants, qui, même dans les débats sur la pauvreté. apparaissent rarement dans les discussions. Le but est d’inviter, voir de provoquer au débat, et d’essayer de proposer des idées alternatives ou des raisonnements « latéraux ». Dans tous les cas, il s’agit d’une tentative pour remettre en cause des raisonnements courants ou de mettre à l’examen des opinions tranchées.
Le point de départ de la réflexion est de savoir si les enfants de nationalité étrangère, les étrangers mineurs résidant en Belgique, de façon légale ou illégale, accompagnés ou non-accompagnés, ont le droit à un minimum vital ou à une forme de sécurité d’existence ?
Cette question doit évidemment être considérée à la lumière de la Constitution et des normes juridiques internationales.
On peut douter de la nécessité de créer de nouveaux textes normatifs. Peut-être les normes existantes sont-elles suffisantes ?
1- L’idée de base des instruments internationaux les plus importants repose sur le principe d’égalité de traitement, d’interdiction de discrimination basée sur la nationalité ou le statut de la personne. Disons, le principe de l’égalité de traitement de certaines catégories d’étrangers par rapport aux citoyens d’un certain État. Étant donné que nous voulons parler ici des enfants, la première question est de savoir quels sont les droits d’un enfant (de nationalité Belge) en vertu de la législation nationale par rapport à un standard de vie suffisant, à un minimum vital. Dans l’avenir peut-être ce que le gouvernement veut définir comme étant ‘le salaire vital’.
2- Le standard de vie (minimum) peut être garanti de façon différente : concrètement dans notre société, par les parents (ou ceux qui les remplacent) ou sous forme d’un droit subjectif envers la communauté. Nous ne parlerons pas ici des droits envers les parents et par l’intermédiaire des parents, mais seulement de la question : quels sont les droits subjectifs des enfants mêmes, de leur propre chef, envers la communauté, la solidarité sociale ?
La réponse à cette question est assez simple : la législation belge ne reconnaît dans ce domaine pas vraiment de droits autonomes à l’enfant, à titre personnel.
2.1- La loi sur le minimum d’existence1 reconnaît les enfants seulement comme « personnes à charge », et encore dans un cadre très limité, ou comme « mineures enceintes », s’ils sont eux-mêmes mariés ou parents.2
2.2- L’article 1 de la loi sur les CPAS (Centres Publics d'Aide Sociale ou d’Action Sociale) estime que toute personne a droit à l'aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine.3
Par conséquent, selon ce texte, une personne mineure, un enfant, a le droit à l’assistance sociale4 qui doit lui donner la possibilité de mener une vie répondant à la dignité humaine.
Le Conseil d’Etat a confirmé que ce droit revient au mineur à titre personnel et qu’il faut reconnaître la capacité du mineur à exercer indépendamment ce droit, au cas où ses représentants légaux ne le font pas pour lui.5
Seulement la question reste de savoir comment cela se présente dans la réalité.
2.3- Une simple exploration de la présence des enfants dans une étude parue récemment dans un numéro spécial de la « Revue de Droit social », intitulée « Pauvreté, dignité humaine et juridictions du travail »6 fournit la réponse à cette question. On ne situe presque pas, les enfants en tant que sujets de droits. Ceux qui sont au courant de la pratique de l’assistance sociale savent que les enfants sont, dans ce domaine comme dans d’autres, plutôt « invisibles » ou des éléments secondaires et souvent négligés du dossier des parents. En tout cas, les besoins ou le droit à l’aide sociale de l’enfant lui-même ne sont que bien rarement examinés en tant que tels. La décision prise à l’égard de l’enfant découlera automatiquement de celle prise à l’égard des parents.
3- D’ailleurs, quels sont les enfants auxquels l’article 1 de la loi CPAS, sous le terme : « toute personne », fait référence? S’agit-il de tous les enfants résidant sur le territoire belge ? Les enfants étrangers qui se trouvent sur ce territoire ont-ils les mêmes droits que les enfants autochtones ? Les mineurs en séjour illégal peuvent-ils prétendre à quelque droit que ce soit ?
Pour être un peu plus concret, prenons l’article 57 § 2 de la loi CPAS qui dit : « Par dérogation aux autres dispositions de la présente loi, la mission du centre public d'aide sociale se limite à l'octroi de l'aide médicale urgente, à l'égard d'un étranger qui séjourne illégalement dans le Royaume. »
Ce texte peut-il être appliqué aux enfants en séjour illégal de la même façon qu’il est appliqué aux parents/adultes et peut-on (doit-on) ainsi leur refuser toute forme d’aide, à l’exception de l’aide médicale urgente ?
4- Pour définir correctement le statut des enfants - aussi bien les enfants autochtones que les étrangers mineurs, qui résident en Belgique -, il faut peut-être se baser sur des sources de droit international qui imposent non seulement l’égalité de traitement de catégories particulières mais qui formulent et définissent des droits personnels reconnus aux enfants en général. Il est très douteux que des instruments internationaux nouveaux soient indispensables à cet effet et pourraient apporter beaucoup de nouveautés.
5- Il faut donc d’abord envisager la Convention sur les droits de l’enfant, bien qu’elle ne soit citée que très rarement, par rapport à la problématique de la pauvreté. Que dit la Convention par rapport à notre thème ?7
Les intérêts de l’enfant doivent être la première considération quand il s’agit de décisions et de mesures politiques.8 La Convention confirme le droit inaliénable de l’enfant à la vie et le devoir de l’Etat de garantir la survie et le développement de l’enfant.9 10 Il confirme le droit de chaque enfant à la sécurité sociale11 ainsi que le droit à un standard de vie convenable (par le biais des parents certes).12
6- La protection juridique de la Convention vaut-elle alors pour tous les enfants qui vivent dans les frontières du Royaume ? Que veut dire l’article 2/1 en stipulant que les États garantissent les droits formulés dans la Convention, pour « chaque enfant», qui relève de leur juridiction ?13
Cette dernière condition, est-ce une restriction de l’applicabilité de la Convention ratione personae, ou est-ce une définition des obligations des États vis-à-vis des enfants qui résident sur leur territoire ?
7- Dans la jurisprudence des plus hautes juridictions belges, la première interprétation se révèle être acceptée, c’est-à-dire la restriction du champ d’application personnelle des droits formulés dans la Convention14, et la définition restrictive des catégories de personnes à l’égard desquelles les États se sont engagés.
7.1. La Belgique a déjà fait une déclaration interprétative au moment du dépôt du document de ratification de la Convention :
« Par rapport à l’article 2, alinéa 1, le Gouvernement belge interprète la non-discrimination sur le pays d’origine de telle façon que le devoir des États de garantir les mêmes droits aux étrangers et à ses ressortissants n’est pas nécessaire. Cette notion doit être interprétée dans le sens qu'elle vise à bannir tout comportement arbitraire, mais n'exclue pas des différences de traitement, basées sur des considérations objectives et raisonnables conformes aux principes en vigueur dans des sociétés démocratiques »15
Une des « considérations objectives et raisonnables » souvent admise est le fait que l'on réside en tant qu'étranger ("légalement" ou pas) en Belgique.
7.2. Ainsi la Cour d'arbitrage a déclaré que « Le droit à un niveau de vie adéquat (...) que le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels16 reconnaît à l’égard de tous et chacun, ne peut raisonnablement pas être considéré comme illimité. Pour chaque État, il ne peut concerner que des personnes pour lesquelles il se porte garant. Ne sont pas dans ce cas les étrangers qui ont reçu l'ordre de quitter le territoire, après qu'il est apparu que les conditions posées par rapport à leur séjour ne sont pas ou plus respectées. »17
C’est une interprétation qui n’est pas basée sur un texte législatif mais sur ce qu’on appelle « des considérations objectives et raisonnables » correspondants aux principes en vigueur dans les sociétés démocratiques.
8- Dans la jurisprudence belge, ces considérations sont également jugées comme « raisonnables » par rapport aux enfants, sauf quelques décisions judiciaires plutôt exceptionnelles. Il apparaît donc qu’on ne peut pas déduire simplement des stipulations de la Convention sur les droits de l’enfant comme une évidence qu’il existe une obligation de fournir, par exemple, l’assistance sociale, l’aide financière et l’aide médicale nécessaires.18
9- Faisons toutefois l’exercice mental d’approcher le problème d’une autre façon. Ne serait-il pas possible et également raisonnable, lorsqu’il s’agit d’enfants, de suivre un raisonnement différent ?19.
Du fait même qu’un enfant est un enfant, auquel la Convention reconnaît un certain nombre de droits précis et explicites,.les États qui l’ont ratifiée se sont imposés, ont assumé l’obligation, c’est-à-dire la compétence juridique, (« il est de leur juridiction ») de garantir les droits reconnus par la Convention, aux enfants, « tout enfant », qui résident sur leur territoire, pendant le temps de leur séjour.
Ce raisonnement serait-il moins raisonnable que l’autre ou correspond-il moins avec les principes qui sont en vigueur dans les sociétés démocratiques ? En d’autres termes, est-il inconcevable de dire que les principes de la Convention sur les droits de l’enfant sont des principes qui sont (ou devraient être) en vigueur dans des sociétés démocratiques ?20
9.1- Faisons ici une comparaison un peu provocatrice par rapport à l’article 57 §2 de la loi CPAS et son application aux enfants.
Le code pénal stipule dans l’article 442 bis que « Sera puni d'un emprisonnement de huit jours à (un an) et d'une amende de cinquante à cinq cents francs ou d'une de ces peines seulement, celui qui s'abstient de venir en aide ou de procurer une aide à une personne exposée à un péril grave, soit qu'il ait constaté par lui-même la situation de cette personne, soit que cette situation lui soit décrite par ceux qui sollicitent son intervention. (…) La peine prévue à l'alinéa 1er est portée à deux ans lorsque la personne exposée à un péril grave est mineure d'âge. »
Et l’article 425 § 1 : « Sera puni d'un emprisonnement de un mois à trois ans et d'une amende de vingt-six francs à trois cents francs, ou d'une de ces peines seulement, quiconque aura volontairement privé d'aliments ou de soins, au point de compromettre sa santé, un mineur ou une personne qui, en raison de son état physique ou mental, n'était pas à même de pourvoir à son entretien. (…) » 21
Pourrait-on imaginer qu’un inculpé invoque comme cause de justification et d’excuse le fait qu’il s’agit de mineurs ou de personnes en séjour illégal en Belgique? Est-ce qu’on accepterait cela comme une considération, une attitude raisonnable, conforme aux principes qui sont en vigueur dans nos sociétés démocratiques ?
Et si la réponse est négative : peut-on réconcilier une disposition comme l’article 57 §2 de la loi CPAS impliquant qu’il faut refuser à un enfant de nationalité étrangère qui se trouve illégalement dans le Royaume toute aide à l’exception de l’aide médicale urgente avec cette disposition du Code pénal ?
Cela semble difficile sinon impossible.
10- Alors, n’y-t-il a pas d’alternative ? Ou une autre « utopie raisonnable », encore une, pour répondre à ce problème ?
Bien sûr qu’il n’y a pas mal d’autres réponses possibles et imaginables à cette question.
La vision d’une société assurant à chacun les besoins essentiels tels que la nourriture, l’habillement et le logement permettant l’existence et le développement de la personnalité de chacun, n’est-elle pas raisonnable ? Et ne devrait-elle pas être un objectif incontournable d’une société qui se veut un État de droit et une démocratie ?
Ne peut-on donc pas considérer que la sécurité d’existence représente également un droit constitutionnel, même non écrit, ou un droit de l’homme fondamental ? Et aussi un droit que l’on peut faire valoir et qui peut être appliqué en justice ?
N’est-ce pas une position tout à fait valable, du point vue de la Constitution - ou du point de vue des droits de l'homme -, peut-être avec la nuance, qu’on doit ce qui est indispensable à une existence digne de l'homme et ce qui peut préserver d'une existence indigne comme mendiant, soit en d'autres termes : un vrai minimum.
11- On dira peut-être : déraisonnable ! Utopique ? En tout cas, le Tribunal fédéral suisse a accepté ces points de départ et a décidé qu'un droit appartient aussi bien à des étrangers qu'à des Suisses, dans la mesure où il s'agit d'un droit fondamental basé sur un droit de l'homme, et cela même si la personne concernée n'est pas un citoyen suisse et réside illégalement dans le pays.
Le devoir d’aide sociale est considéré comme indépendant du lien juridique du demandeur d’aide avec le territoire et vaut donc pour les étrangers, y compris les illégaux (les clandestins), même lorsque aucune convention internationale n’impose cette obligation et pour autant que le rapatriement de l’étranger n’est pas possible quelque soit son statut de séjour.22
Serait-ce une alternative possible pour les interprétations courantes dans notre jurisprudence ? N’est-ce pas une alternative moralement nécessaire et juridiquement parfaitement défendable quand il s’agit d’enfants ?
Est-ce qu’elle ne met pas en exergue des principes qui valent (ou devraient valoir) dans « les sociétés démocratiques » mais d’un ordre différent des principes prônés dans la déclaration interprétative de la Belgique ou dans les arrêts de la Cour d’arbitrage ? Ou peut-on déjà apercevoir le commencement d’une nouvelle approche plus généreuse dans les arrêts récents de la Cour ? « Si la mesure de l'article 57, § 2 (CPAS) est appliquée à des personnes qui, pour des raisons médicales, ne sont absolument pas en mesure de donner suite à l'ordre de quitter la Belgique, elle accorde, sans justification raisonnable, le même traitement à des personnes qui se trouvent dans des situations fondamentalement différentes: celles qui peuvent être expulsées et celles qui pour des raisons médicales ne peuvent pas être expulsées. Dans ce cas l'article 57, § 2 est discriminatoire ».
Une autre ouverture paraît dans un arrêt récent de la Cour de cassation, qui accepte qu’un étranger en séjour illégal mais qui a introduit une demande de régularisation, et de ce fait, ne peut être expulsé tant qu’il n’y a pas de décision, ait droit à l’aide sociale.23.
Ne devrait-on suivre un raisonnement similaire, à l’égard d’enfants, à cause de leur situation vulnérable d’enfant. ?24