«Management et développement humain»

Paul Rivier

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Paul Rivier, « «Management et développement humain» », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 18 octobre 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4808

Dans une première partie, je souhaite vous partager une expérience vécue dans l’entreprise TEFAL dont j’ai été le président pour une période de quinze ans. Cette entreprise, au nom connu, emploie environ 2500 personnes dans le département de Haute-Savoie en France. Dans la deuxième partie, je parlerai d’autres activités auxquelles je participe et qui peuvent nous aider à réfléchir sur « comment faire » pour l’avenir.

Il est important de décrire le contexte dans lequel nous avons conduit l’expérience. TEFAL est une entreprise plutôt jeune qui a fortement favorisé son développement interne. Nous avons eu de la chance probablement mais plus encore nous avons travaillé et partagé les compétences du plus grand nombre pour construire le futur de l’entreprise. C’est une des raisons qui nous ont permis de connaître cette croissance durant pratiquement vingt ans, y compris dans les années 80 qui furent une période de réduction de travail. Tous les ans, l’effectif au trente et un décembre était supérieur à celui de l’année précédente.

Pour autant, il ne faut pas dissocier le contexte de l’expérience. Sans un levain interne, l’expérience n’aurait pas eu lieu, ni la capacité de trouver des solutions et de dépasser les périodes de crise de manière à la fois forte, solidaire et inventive. La deuxième caractéristique de cette entreprise est sa direction. Mon rôle de président, assumé au sein de l’entreprise, m’a permis de prendre en direct les décisions. Les actionnaires ont toujours un droit de regard sur celles-ci, mais dans une entreprise qui se développe et qui produit des bénéfices, le président garde une certaine autonomie. Il n’est pas obligé tous les mois de justifier les raisons de ses difficultés et les remèdes qu’il compte appliquer. Les actionnaires connaissaient le management « atypique » que nous pratiquions également sur d’autres projets. Ils n’ont pas désapprouvé ce projet pour la principale raison que le fonctionnement global de l’entreprise leur donnait entière satisfaction par les résultats obtenus.

Une bonne rentabilité et une croissance donnent donc de l’espace au dirigeant pour peut-être, diront certains, se permettre quelques fantaisies d’ordre social ou en faveur de l’environnement local. Fondamentalement, pour ma part, je considère que c’est l’occasion d’associer à la chance d’une entreprise qui se porte bien d’autres projets innovateurs qui, à leur tour, feront partie intégrante de cette réussite. L’opinion a beaucoup de mal à comprendre que cela puisse être réalisable.

Je ne sais pas pour autant si cette politique serait applicable dans toute autre entreprise de bonne rentabilité. Ce serait plus difficile : il faudrait d’autres motivations, d’autres chemins pour réfléchir sur les problèmes particuliers de l’entreprise et pour expérimenter l’ouverture.

J’ai démarré dans cette entreprise à un poste de niveau moyen, proche du terrain. Par mon histoire personnelle et celle de mes collègues, j’étais convaincu que TEFAL pouvait être à la fois une entreprise de grande technologie avec une structure très faible d’ingénieurs. L’importance du travail en réseau de compétences aboutissait à une pyramide hiérarchique très courte. De temps en temps, des pessimistes nous prédisaient que nous ne pourrions pas tenir dans l’avenir. Nous avions confié des postes d’ingénieur à de simples techniciens. En fait, nous pensions que « sur-qualifier » une personne ne permet pas de réunir des conditions de réussite, ni pour elle, ni pour l’entreprise. À l’inverse, confier un poste à une personne qui a une qualification inférieure, c’est permettre son évolution. Nous voulions maintenir une forte politique de promotion interne. Il faut refuser l’inactivité forcée.

De plus, tout travail a quelque chose de noble. Dans une entreprise, les occasions ne manquent pas de dire à tous, à tous les échelons, combien leur travail, aussi humble soit-il, est important. Voici un exemple pour l’illustrer : Pierre-Gilles de Gênes, prix Nobel de physique, travaillait alors sur un projet dans notre entreprise. Nous n’avions pas beaucoup d’ingénieurs mais nous étions suffisamment crédibles pour attirer l’enthousiasme et la participation à nos projets de personnes renommées ; encore une contradiction, un atypisme en l’occurrence. Je vois encore ce « prix Nobel », à genoux devant un four, demander l’avis d’une dame visiblement opératrice de production, qui récupérait les produits à la sortie de celui-ci : « Madame, pouvez-vous m’expliquer… ». Elle lui a donné une explication très intéressante à propos des variations de la taille des gouttes et des critères de fonctionnement.

Je trouve intéressant de mettre en évidence les connaissances d’une personne dont le travail peut être routinier et ingrat. Une personne qui se lève tous les jours à quatre heures du matin depuis dix ans pour travailler durement et sans relâche est heureuse de recevoir un encouragement de temps en temps. Cela veut dire que ce qu’elle fait compte aussi pour d’autres.

J’ai commencé ma vie comme ouvrier et l’on me disait : « Tais-toi, perce ton trou et c’est tout ». Aussi, aujourd’hui, je le dis avec force : trop d’intelligence est gaspillée. Chaque fois que nous pouvons sublimer les travaux dits les plus humbles, nous cheminons vers la reconnaissance.

Le président d’une société comptant deux mille personnes peut visiter tous les jours les ateliers. Il ne s’occupe pas pour autant de fabrication, mais ceci lui permet d’avoir davantage de contacts et de relations directes avec son personnel. Une proximité que connaissent aussi les petites entreprises.

L’entreprise augmentait de cent à cent cinquante employés par an. Des personnes nous étaient signalées par quelqu’un de proche ou par des partenaires sociaux comme ayant une difficulté particulière d’accès à l’emploi. L’entreprise, en plein développement, leur ouvrait naturellement la porte. Les opportunités régulières d’embauche ont permis qu’il n’y ait pas un phénomène de réaction négative, telle que : « Bien sûr, on donne du travail aux Arabes, aux Turcs, mais nous et nos enfants alors ?». En effet, nombreux sont les enfants de salariés qui postulent pour un emploi dans l’entreprise.

Ce réflexe d’ouverture vers des candidats en difficulté peut provenir d’une forme de solidarité à l’ancienne. En tout cas, il fût certainement un facteur important ensuite pour l’aboutissement de démarches plus structurées. Par exemple, en 1986, des militants d’ATD Quart Monde, syndicalistes engagés au Comité d’entreprise et délégués du personnel, ont proposé un projet précis. D’autres projets, de même nature, se sont mis en place pour l’embauche de jeunes en difficulté. Le projet pour les jeunes impliquait un temps partagé de travail et de formation conditionné par un accompagnement avec la participation de la région Rhône-Alpes. Vingt quatre jeunes furent concernés par ce projet. Celui à l’initiative des militants d’ATD Quart Monde concernait trente six personnes. Par la suite, d’autres personnes ont été intégrées. Au total, quatre-vingts cinq personnes ont été engagées sur des critères autres que la qualification, c’est-à-dire, en prenant en compte une situation personnelle d’exclusion ou de grande pauvreté. Les personnes handicapées sont à rajouter au nombre total des personnes engagées mais n’ont pas été prises en compte afin de ne pas modifier démesurément les statistiques. Je reste sensible néanmoins et constate le drame de la situation des personnes handicapées.

Le projet, présenté par les partenaires sociaux, était déjà très réfléchi : le travail de la direction a consisté à donner son accord. L’encadrement de base était au point et les partenaires sociaux avaient déjà des candidats.

TEFAL est situé dans un village de dix mille habitants. Or la majeure partie des futurs salariés venaient des villes de la région lyonnaise. Ces personnes, sans domicile, devaient chercher un logement dans un milieu de vie radicalement différent. Le comité d’entreprise avait prévu des logements d’accueil agréables dans des bâtiments neufs auxquels les personnes pouvaient accéder, pendant deux mois maximum, le temps de trouver un logement.

L’accompagnement

Par ailleurs, point important, deux membres du personnel, formés et préparés aussi à la difficulté de la tâche à accomplir, encadraient dans la durée chaque personne intégrant l’entreprise. Par exemple, pour une personne sans domicile fixe, l’entrée dans le monde du travail étant très brutale, un temps de formation et d’accompagnement était prévu. Le groupe ATD Quart Monde, les syndicalistes, le comité d’entreprise et le personnel ont accompli, y compris le week-end en dehors de l’entreprise, un travail d’accompagnement très intense.

Une salariée m’a fait, un jour, cette réflexion : « J’aime mon travail mais maintenant quand je me lève le matin, je me dis que j’ai une raison supplémentaire. Je suis contente de participer à l’accompagnement de quelqu’un qui peut avoir plus de difficultés que moi ».

Les personnes, qui ont subi une longue période de chômage, n’ont absolument plus la notion des rythmes ni des cycles qui régulent la vie d’un travailleur. L’accompagnement doit nécessairement impliquer une étape de réorganisation. Par exemple, ne pas hésiter à dire à l’intéressé qu’on passera le prendre chez lui le matin. Ceux qui ont accepté de se former à l’accompagnement ont beaucoup réfléchi à ces questions, afin que leur propre vie n’en soit pas perturbée dans la durée.

Une autre raison justifie un suivi intense auprès des personnes candidates à ce projet d’intégration. Elles doivent impérativement basculer d’une situation antérieure vers une vie nouvelle où la personne prend conscience et est réellement convaincue de son implication dans la société. Le déclic n’intervient pas au début et demande du temps. Certaines personnes ont vécu tellement d’années difficiles qu’au bout d’un an de travail en entreprise, elles se disent encore : « Cela ne va pas durer, je n’y crois pas ». Elles ont un manque total de confiance en elles et restent très pessimistes. Sans cette évolution de leur personnalité, nos expériences nous l’ont prouvé, leur projet personnel reste voué à l’échec.

Le choix des postes

Le deuxième facteur très important est le choix des postes. Nous avons opté pour des postes au sein de petits groupes de travail. Selon les processus de fabrication, chaque entreprise est libre d’imaginer les lieux les mieux adaptés pour appliquer ce projet. La tâche confiée peut aussi être individuelle sur une chaîne de fabrication de taille raisonnable : un maximum de cinq à six personnes.

TEFAL fabrique plus de deux cent mille articles ménagers par jour. Après traitement dans un four, trois personnes  récupèrent les éléments et les contrôlent. À ce poste, les deux membres de l’équipe, qui acceptent la venue d’une personne en difficulté, doivent résoudre les problèmes en fonction des difficultés d’adaptation. L’équipe non seulement la soutiendra mais sera également disponible dans la relation. Ainsi, le nouveau salarié ne sera pas isolé. Dans l’entreprise, il sera libre de parler ou non de sa situation personnelle car seul un minimum de personnes, sur le même poste de travail, en sera informé.

Certains résultats doivent être analysés dans la durée et non pas à court terme. J’ai pu constater la performance des secteurs dans lesquels des personnes ont été intégrées. Leurs collègues, pendant un certain temps, ont dû travailler davantage probablement. Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de l’effectivité d’une tâche matérielle mais du potentiel d’initiative d’une équipe de travail, des progrès réalisés dans son organisation. Tous ces éléments apportent aussi un gain à l’entreprise.

Dans le cadre d’un projet d’intégration au sein d’une entreprise de personnes en difficulté, un accompagnement fort et un type d’activité choisi spécialement renforcent les chances de succès.

Maintenant vous pourriez me demander quel a été le taux de réussite de ce projet. Entendons-nous bien : nous évaluons que le projet a réussi pour un individu lorsque celui-ci travaille toujours dans l’entreprise et qu’il ne se différencie plus du tout des autres salariés. C’est-à-dire qu’il a pu fonder une famille et garder un logement. Parfois, ces personnes retrouvent une autonomie telle, qu’elles décident de tenter leur chance dans un autre coin de France. Je me souviens d’une personne qui est venue me voir en disant : « Je suis très ennuyée car  j’ai une proposition pour aller travailler ailleurs. J’ai fait la connaissance d’une personne qui est à présent mon ami et dont le métier est soudeur. Le responsable d’un chantier naval lui propose un poste sur lequel il va pouvoir progresser dans son métier. De mon côté, j’ai aussi une possibilité de trouver un travail là-bas, mais je suis gênée de quitter votre entreprise». Je lui ai répondu très sincèrement : « Au contraire, c’est formidable. Vous avez prouvé que non seulement vous pouviez tenir vos engagements pour un travail, mais que vous étiez capable d’en trouver un autre. Dites-le à tout le monde. Cela doit être une fierté pour vous de le partager». Cette personne a retrouvé son autonomie grâce au projet d’intégration et il aurait été vraiment idiot de lui mettre en avant le seul intérêt de l’entreprise dans les objectifs atteints. La vraie mesure de réussite de ce projet se fait sur le degré de développement d’autonomie des personnes concernées. Je n’aime pas le mot « intégration », je préfère celui d’« autonomie ».

Nous devons prendre en compte le fait que ces expériences ouvrent de nouveaux champs d’intérêt aux autres salariés. Elles permettent de chercher ensemble d’autres modes de progrès. Je fais partie de ceux et celles qui sont convaincus que les progrès ne se déterminent pas par des cadres rigides. Je suis relativement opposé aux systèmes de procédure, de qualité iso, qui conditionnent les gens dans un standard. Elles sont contraintes de travailler sur la base de méthodes prévues pour « pouvoir retirer une personne de son poste et mettre une autre à sa place ». Une machine câblée, connectée, ayant le même logiciel, est interchangeable mais un individu n’a-t-il pas une valeur autrement plus riche ?

Cette interchangeabilité nous oblige à tendre vers un minimum de compétence qui permet de recruter en nombre suffisant la main d’œuvre tout en éliminant ceux qui ne répondent pas aux critères de ce standard. Pour ainsi dire, les postulants sont tirés vers le « bas », en les obligeant à se présenter avec un minimum précis de compétence au-delà duquel ils ne pourront aller une fois le contrat établi. Les difficultés rencontrées opérationnellement dans certains secteurs prouvent qu’il s’agit là d’une erreur et d’une perte de gain pour l’entreprise.

Par contre, par le biais de nos expériences, l’entreprise a bénéficié de ce que les gens ont donné plus qu’il ne leur était demandé. Une démarche de travail plus ouverte et collective permettant la prise d’initiative élargit considérablement les possibilités d’embauche pour des personnes très différentes  opérationnellement. J’insiste sur ce point : des systèmes de production très normatifs ne permettent pas l’intégration de gens hors de ce standard.

Depuis vingt ans déjà, la direction organise systématiquement des réunions avec l’ensemble du personnel de l’entreprise. Ailleurs, la méthode commence seulement à se diffuser. Nous organisions alors des réunions  par groupe pour parler et mettre sur table les résultats, les objectifs, le plan, le budget. Il nous arrivait de discuter sur les investissements choisis en reconnaissant nos erreurs au vu des résultats. Il s’agissait de rencontres avec le personnel de l’encadrement mais aussi avec l’ensemble des salariés de l’entreprise. Je me souviens avoir eu, entre TEFAL et CALOR, jusqu’à quarante réunions, en soirée, du mois de février à début avril. Quel partage de richesses furent ces rencontres ! Nous en retirions beaucoup d’enseignements. En tant que président, j’accordais beaucoup d’attention aux questions qui étaient posées.

Dans le cadre des emplois dits « associés », nous pensons que beaucoup de gens ont des réflexions intéressantes sur les stratégies de développement. Dans ce but, nous avons sollicité la participation de nombreuses personnes dans des groupes de réflexion. Un jour, une personne présentée dans l’entreprise par l’intermédiaire d’ATD Quart Monde et ayant connu des conditions de vie difficiles, nous a dit : « Pourquoi, vous les gens du marketing, vous pensez toujours que les produits les plus riches en fonctionnalité sont les produits chers ? Pourquoi ne pas innover pour les gens qui n’ont pas beaucoup d’argent ? Vous  savez, c’est un sacré marché où il y a beaucoup de monde ».

Il est vrai que la tendance est d’innover dans les produits haut de gamme: c’est une méthode pour en valoriser le prix. Cette dame, décédée depuis malheureusement, a exprimé une idée tout à fait originale avec ses mots. La question a suscité notre curiosité. Nous n’avons pas envisagé de l’étudier immédiatement, mais dans les faits, pendant les trois années qui ont suivi, l’idée a été reprise et approfondie. Les plus gros investissements de développement ont été répartis sur les produits d’entrée de gamme. Parallèlement, nous avions des difficultés sur ces produits dont des copies plus ou moins bien faites étaient mises en vente, nous prenant des parts de marché. L’idée d’innover dans les premiers prix s’est donc concrétisée. Voici un exemple : les poêles TEFAL ont, actuellement, une pastille de couleur qui indique lorsque la température est idéale pour saisir un aliment. Ce concept innovateur a été volontairement conçu pour les produits de bas de gamme largement diffusés. L’exportation a profité considérablement de ce développement.

Cette progression n’a été possible qu’en mettant bout à bout les maillons indispensables d’une chaîne. De mon point de vue, un projet d’intégration, à moindre coût pour une entreprise, n’est viable que dans un environnement favorable d’ouverture qui accepte les personnes dans leur diversité sans les obliger à s’adapter à un standard.

Concernant mon engagement pour l’entreprise MOULINEX BRANDT, un article daté de ce vendredi 25 Janvier est paru à ce propos dans la Tribune Française. Je m’implique plus précisément sur le secteur BRANDT (THOMSON, VEDETTE, SAUTER, DE DIETRICH,…) qui n’est pas un concurrent de TEFAL. Le plan sur lequel je travaille, qui a été retenu par le tribunal, s’intitule le « Mieux-disant social ». Il n’est pas parfait certes et peut mettre des gens hors de l’entreprise mais nous n’aurons de cesse de nous battre afin que personne ne reste sans solution. Nous ne faisons pas de promesse que nous ne saurions tenir. J’ai accepté ce plan du « Mieux-disant social » car c’est avant tout un défi pour la création de valeurs.

MOULINEX et SEB étaient deux sociétés cotées à la Bourse. C’est infernal pour une entreprise de savoir que telle action sur le marché peut être dévalorisée du jour au lendemain, d’être soumise à une pression constante. Quand un dirigeant a, dans son bureau, comme tableau de bord, l’évolution du cours des actions de l’entreprise, toutes les trois minutes, comment pourrait-il réfléchir aux dix ans à venir ?

C’est un exercice difficile d’envisager l’avenir et pourtant c’est bien par cette création de richesse du long terme que l’on peut avancer. Pourquoi vouloir utiliser de soi-disant raccourcis qui nous mènent dans des impasses alors que nous connaissons les vrais chemins des solutions ?

Aujourd’hui, beaucoup de groupes, d’entreprises évoluent vers le management financier à distance ; celui qui prend la décision de fermer des usines ou de les délocaliser, n’est pas celui qui l’applique. Le maître de forge, en son temps, vivait dans une demeure à côté de l’usine. Lorsqu’il était obligé de fermer celle-ci, les gens venaient protester devant chez lui avec des pancartes. Il perdait son honneur et ses relations pouvaient en être affectées. Maintenant, il suffit d’appuyer sur un bouton à Boston et, à des milliers de kilomètres de là, une  autre personne s’exécute. Je me souviens de la fermeture d’une usine impliquant la disparition de plusieurs milliers d’emploi. Le PDG qui remettait les clefs aux trois nouveaux arrivants leur a demandé une faveur : « Ma secrétaire est quelqu’un de bien qu’il faudrait garder ». La réponse qu’il reçut ne pouvait être plus claire : « Le problème est qu’il existe dans l’entreprise un millier de personnes qui ont, chacune à leur côté,  une personne valeureuse pour laquelle elle souhaiterait que nous fassions aussi une exception». Lorsque l’on est au travail, proche de quelqu’un, chaque jour, il est difficile de lui dire qu’il lui faut partir. Par contre, à distance, il suffit de faire une croix dessus et d’en informer des gens qui n’ont pas le choix. Le management à distance est un mécanisme conçu spécifiquement pour que toutes les décisions, quelles qu’elles soient, puissent être appliquées dans des délais définis : cette gestion déshumanise la relation. La normalisation évoquée précédemment est d’une tendance identique qui s’étend et ne peut être positive à terme.

Quelques pistes

J’aimerais proposer, à présent, des chemins de recette.

Je pense que le développement de législations dans le cadre du droit européen peut représenter un chemin positif. Un investisseur qui doit décider dans quel pays implanter une usine, a une vue globale et une connaissance des différentes législations. Par exemple, un groupe informatique employant sept mille personnes en France a décidé, à la suite de la réforme sur les trente cinq heures, de fermer une division qui était pourtant rentable. Le dirigeant n’a pas accepté et préféra démissionner du groupe mais ceci n’a pas modifié la décision prise.

Au lieu de vouloir que tous les contrats sociaux soient identiques, pourquoi les pays européens ne cherchent-ils pas un espace pour de nouveaux droits sociaux ? L’Europe pourrait alors s’engager sur de nouveaux critères comme, par exemple, la prise en compte des personnes en grande difficulté et des personnes à capacités limitées. Je suis d’accord que le chemin de l’ordre naturel est largement préférable mais ne faut-il pas être plus réaliste en reconnaissant que les règles inscrites dans le droit aident au respect des valeurs.

Le droit européen reconnaît-il comme conformes au droit du travail toutes les formes prises par le travail temporaire ? C’est une parenthèse mais, aujourd’hui, la question de la marge de flexibilité nécessaire dans la production est posée constamment. Il est clair que les activités fluctuent, le nier et dire qu’il faut faire appel à la main d’œuvre intérimaire de manière exceptionnelle est tout à fait aberrant. Par contre, les entreprises de travail temporaire pourraient devenir de véritables entreprises de prestations de services dans des secteurs variés. Elles pourraient proposer la signature d’un contrat de travail permanent. Elles auraient la responsabilité de fournir des missions consécutives par l’intermédiaire peut-être des recherches d’un mandataire auprès d’entreprises. Les périodes d’inactivité pourraient permettre un accompagnement, une formation. La réalité du travail temporaire, c’est aussi la décision de certains de risquer une précarité du statut plutôt qu’une perte de temps et de gain (« Je préfère être sous intérim que sous contrat ») ou les boîtes d’intérim qui disent : «  N’acceptez pas les contrats ou je vous vire de mes fiches ». Actuellement, il y a des entreprises temporaires qui commencent à réfléchir sur le sujet et se disent qu’elles pourraient prendre ainsi des avantages déterminants sur le marché du travail. Par exemple, les personnes pourraient être moniteurs de ski en hiver, de natation en été, tout en se perfectionnant et passant des diplômes, avec pour objectif d’obtenir une fonction de management éducatif.

Si nous voulons que les esprits changent, la formation tout au long de la vie est à développer. De même, la formation initiale peut être une piste intéressante.

L’école d’ingénieurs de Lyon, l’INSA, que j’ai la chance de présider, forme huit cents ingénieurs par an sur un site unique. Cette école a créé, depuis des années, une direction dite « des humanités ». Elle demande aux élèves ingénieurs d’avoir dans leur parcours d’enseignement et de formation une période d’étude ou de travail à l’étranger d’au moins six mois sur les cinq ans. Elle demande également un engagement dans une activité collective, qu'elle soit artistique ou éducative.

Avec différents établissements universitaires, nous proposons, à présent, des modules de formation éthique. Le but recherché est d’affermir les responsabilités de l’ingénieur sur ses choix, par exemple pour l’environnement ou vis-à-vis de celles et ceux qui seront sous son autorité. Les futurs ingénieurs auront en effet des décisions lourdes de conséquences pour l’avenir de quantités d’individus. Les modules viennent en supplément de la formation qui valide le titre mais c’est un début. Les futurs financiers du monde devraient être formés en leur rappelant aussi qu’ils auront une obligation pas seulement pour le court terme mais aussi à long terme.

Dans le cas des problèmes de délinquance, nous savons que les valeurs qui préparent aux responsabilités s’apprennent déjà à partir du tout jeune âge.

L’évolution des mentalités nous situe face aux problèmes d’immigration. La question n’est pas de savoir comment fermer la porte aux immigrés mais de savoir comment ils peuvent vivre dans leur pays, sans être obligés d’immigrer. L’immigration est liée aux problèmes de pauvreté et je pense que l’embryon de consignes données sur le commerce éthique est un élément majeur.

Pourquoi ne pas imposer des lois, telles que « Vous n’avez pas le droit de vendre un produit fabriqué dans des conditions qui ne respectent pas les droits de l’homme » ? De même, il est déjà interdit de vendre un produit dangereux, de refuser de vendre ou de modifier le prix d’un produit par discrimination. Je pense que des délocalisations seraient freinées, que des activités se développeraient dans des pays défavorisés. Le niveau d’éducation remonterait, la surpopulation et l’immigration diminueraient.

Je m’occupe aussi d’une structure qui emploie six cents personnes handicapées réparties sur quatre sites. Je suis intervenu dans cette structure alors qu’elle accusait une perte de près de neuf millions de francs français. L’association qui la gérait a présenté alors un plan de licenciement.

Beaucoup de personnes handicapées physiques, dans les structures d’accueil spécialisé, souffrent aussi de problèmes mentaux. Nous avions un défi à relever et, pour cela, il était nécessaire que ces personnes comprennent l’essentiel du projet. Nous savions que 95% des explications qui leur seraient données ne seraient pas assimilées. Nous leur avons parlé en toute vérité, en leur expliquant le projet comme à n’importe quelle autre personne. En fait, nous avons découvert que les 5% compris des multiples informations reçues, représentaient l’essentiel du message. Nous avons relevé ce défi en travaillant ensemble. Deux ans après, nous avions déjà enregistré des profits et nous pouvions reconnaître qu’il s’agissait surtout de leur victoire.

La confiance, la foi dans l’homme, même dans les tâches les plus humbles, est une contribution. De même, l’histoire de la dame citée au début met en évidence des valeurs qui n’apparaîtraient pas ailleurs. Le travail peut être dur au quotidien mais, lorsque le regard et l’écoute émergent, alors le quotidien change. Si au lieu de casser un caillou pour vivre parce que l’on n’est pas capable de faire autre chose, l’homme devient celui qui apporte sa pierre à l’édifice de la cathédrale, son travail prend une signification d’autant plus importante.

La culture du travail, le droit au travail ou le devoir de notre société européenne d’offrir du travail, de permettre le travail, n’est-ce pas au fond quelque chose d’infiniment naturel ? Un oiseau vit-il de subvention pour nourrir ses petits dans le nid ? Un arbre ne porte-il pas de fruit ? C’est créer une antithèse des lois naturelles que d’imposer à des individus, qui sont sur le côté, d’accepter de recevoir de quoi survivre. C’est ne pas les considérer entièrement comme êtres vivants.

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