1. Quel peut être le rôle de l'Europe dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion ?
Il me semble légitime de commencer mon intervention par cette question. En Europe, les États membres sont responsables pour toutes les politiques ayant un impact direct sur la répartition des revenus et les conditions de vie des citoyens, en particulier les plus pauvres, telles que les politiques de protection sociale, d'assistance, de santé, d'éducation, d'emploi, de logement. Ils y affectent une partie considérable de leurs moyens financiers et de leurs ressources humaines. La dénommée « question sociale » est depuis toujours au centre du débat politique dans nos sociétés démocratiques et constitue un enjeu de première grandeur dans les choix politiques internes à chaque État.
De plus, nous assistons depuis un certain temps à un mouvement généralisé de dévolution des responsabilités dans ces domaines vers les autorités régionales ou locales. Ce mouvement traduit l’application du principe de subsidiarité, selon lequel les niveaux inférieurs de décision sont mieux capables d’identifier et de répondre aux besoins des citoyens. En parallèle, nous assistons à une présence croissante des organisations de la société civile à côté des autorités nationales ou locales, pour aider à concevoir et mettre en œuvre des actions concrètes.
C'est un paradoxe que beaucoup de personnes veulent attribuer à l'Europe un rôle significatif dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion, alors que les tendances fortes vont dans le sens opposé. N’y a-t-il pas un risque d'excessive abstraction lorsque les problèmes sont appréhendés au niveau européen, pouvant mener à la tentation d’uniformiser les réponses, en ignorant les spécificités culturelles, économiques et sociales de chaque pays ou de chaque région ?
Et pourtant les signes n'ont pas manqué d'apparaître au cours des quinze dernières années, exprimant de façon claire une intention des institutions européennes de se saisir du problème et de trouver les formules qui permettent une plus grande convergence au sein de l'Union, tout en respectant les responsabilités propres à chaque pays. Si la Commission a joué un rôle déterminant dans ce processus, on ne pourra pas ignorer la contribution du Conseil, du Parlement Européen, du Comité Economique et Social, ainsi que de nombreux secteurs de la société civile qui plaident toujours pour une Europe sociale.
C'était, en premier lieu, la Charte communautaire sur les droits sociaux fondamentaux des travailleurs, approuvée en 1989, à laquelle a succédé la recommandation du Conseil de juin 1992, portant sur des critères communs relatifs à des ressources et prestations suffisantes dans les systèmes de protection sociale. Cette recommandation établit des objectifs communs destinés à orienter les politiques nationales, et fait référence, entre autres, au besoin d'assurer un revenu minimum pour tous.
On doit relever ensuite l'introduction dans le traité d'Amsterdam d'une référence explicite à la lutte contre les exclusions parmi les objectifs européens énumérés à l’article 136, ainsi que des dispositions permettant au Conseil d'adopter des mesures destinées à encourager la coopération entre les États membres dans ce domaine (article 137§2) ou des directives fixant des prescriptions minimales au sujet de l'intégration des personnes exclues du marché du travail (article 137§2).
Au Conseil européen de Lisbonne, le projet stratégique de faire de l'Europe l'économie la plus compétitive comprend l'objectif d'une plus grande cohésion sociale. En particulier, les chefs d'État et de gouvernement se sont mis d'accord pour lancer une méthode ouverte de coordination dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion, dont l'objectif est d'avoir un impact significatif jusqu'en 2010.
À Nice, en décembre 2000, le Conseil Européen a adopté un Agenda pour la Politique Sociale, et a donné un contenu formel à la méthode ouverte de coordination par l’adoption d’un certain nombre d’objectifs et de méthodes de travail en commun à mettre en œuvre en 2001.
2 Il y a plusieurs raisons qui militent en faveur d'un rôle accru de l'Europe dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion
Trois d’entre elles ont déjà pesé sur les décisions prises récemment que je viens d'énumérer.
- La conscience de défis communs à tous les États membres, qui appellent, sinon une réponse identique, au moins des actions coordonnées et s’inspirant mutuellement : les mutations technologiques rapides conduisant à une plus grande précarité des liens de l'emploi, la capacité plus faible de l'institution familiale à gérer et entretenir les solidarités, l'immigration massive et échappant à toute forme de contrôle légal, le vieillissement démographique pesant sur l'affectation future des ressources publiques dans les systèmes de retraites et de soins de santé, la polarisation du développement parmi des zones à niveaux très contrastés de bien-être, enfin les contraintes budgétaires découlant du besoin d’assurer la compétitivité de nos économies dans un environnement global.
- La reconnaissance du fait que, malgré les énormes progrès technologiques et la vitalité économique de beaucoup de secteurs en Europe, des poches importantes de pauvreté et d'exclusion persistent dans tous les pays bien qu'à des degrés variables. Si les données disponibles ne nous permettent pas de parler d'une extension généralisée de la pauvreté, le mouvement de contraction des inégalités sociales observé pendant les années 60 et 70 s'est estompé depuis le début des années 80, et a donné naissance dans certains pays à un recul. Le risque de pauvreté, que nous mesurons comme la proportion de personnes vivant dans des ménages avec un revenu inférieur à 60% du revenu médian national, s'élevait à 18% en 1998, ce qui représente un peu plus de soixante millions d’individus dans l'ensemble de l'Union. La moitié se trouve dans cette situation pendant au moins trois années successives.
- Par delà la diversité des systèmes sociaux des États membres de l’Union, il ressort un concept de modèle social européen, caractérisé par des systèmes de protection sociale de haut niveau, par l’importance du dialogue social, et par des services d’intérêt général, dont le champ couvre des activités essentielles à la cohésion sociale. Ce modèle, qui émerge plus ou moins clairement, surtout quand on le compare aux réalités non européennes, repose aujourd’hui sur un socle commun de valeurs, qui sont reconnues dans la lettre même des Traités, surtout après les révisions subies à Maastricht et Amsterdam. L’acquis communautaire intègre désormais des textes essentiels dans de nombreux domaines : libre circulation des travailleurs, égalité entre les hommes et les femmes dans la vie professionnelle, santé et sécurité des salariés, conditions de travail et d’emploi et, plus récemment, lutte contre toutes les formes de discrimination.
Pourtant, beaucoup se demandent si le chemin parcouru depuis 1989 aura produit des résultats suffisamment forts pour pallier les menaces et les défis décrits plus haut. Le parallélisme avec l’évolution dans les domaines économique et monétaire est frappant. L’Europe a su répondre aux risques d’émiettement de sa base productive, avec toutes les conséquences d’inefficacité que cela comporte, par la mise en place d’un Marché Unique, dès le début des années 90. Elle a ensuite répondu aux risques de fluctuations excessives des taux de change et d’intérêt, ainsi qu’à la perte prévisible de puissance financière face à d’autres devises dans la scène internationale, par l’adoption de l’euro. Force est pourtant de constater que ces développements, aussi nécessaires soient-ils, n'ont pas été accompagnés par des développements de pareille dimension dans la sphère sociale. Ceci a mené beaucoup de nos citoyens a développer une vision sceptique face à une Europe qui semble trop axée sur un discours économique, mais toujours distante par rapport aux préoccupations de tous les jours : l'emploi, la sécurité sociale, la santé, l'éducation.
Et pourtant, c’est précisément la double réalisation du marché unique et de la monnaie unique qui justifient un rôle accru de l’Union en matière de politique sociale, et en particulier dans la lutte contre la pauvreté et de l'exclusion sociale, sans pour autant remplacer les responsabilités de chaque État membre.
L’accomplissement du Marché Unique ne serait pas complet sans la libre circulation des travailleurs. Or un certain nombre de dispositions nationales, par ailleurs justifiées par l’économie même des systèmes de sécurité sociale, continue à exercer un effet dissuasif. C’est le cas notamment des restrictions au libre choix de prestataires de soins de santé que connaissent les assurés dans les systèmes publics comme dans les systèmes volontaires d’assurance-santé. Ou encore des restrictions à la portabilité et transférabilité des droits de pension issus des systèmes complémentaires de retraite en cas de changement d’employeur à l’intérieur comme à l’extérieur de chaque État membre. Le dépassement de telles restrictions, sans compromettre la viabilité financière des systèmes de retraite ou la qualité des soins, exige une coordination renforcée des systèmes de protection sociale bien au-delà de ce que peut assurer le Règlement 1408/71.
La monnaie unique implique l’abandon par les autorités nationales d’un certain nombre d’instruments de politique économique, comme le taux de change, traditionnellement utilisés pour réduire les effets néfastes que des situations de crise inattendue pourraient avoir sur le chômage. Par ailleurs, la marge de manœuvre laissée à la politique fiscale pour contrarier le ralentissement de l’activité économique (par exemple par l’augmentation des dépenses sociales) se trouve réduite par l’application des règles du Pacte de stabilité et de croissance. Enfin, faute d’autres instruments, la tentation est toujours forte de réduire la protection de l’emploi ou les taxes ou contributions à finalité sociale pour attirer les investissements et améliorer la compétitivité.
On devra espérer de l'Union un plus grand équilibre dans l’articulation des objectifs sociaux avec les objectifs macro-économiques et de l'emploi. La méthode ouverte de coordination inaugurée à Lisbonne est un instrument essentiel qui permet à l’Union de jouer un rôle actif pour promouvoir le consensus autour d'objectifs clé ainsi que l'échange d'information et de bonnes pratiques. Mais d’autres méthodes, comme la législation ou le dialogue social, devront aussi trouver leur rôle spécifique dans cette démarche.
C’est dans ce contexte plus global qu’on devra interpréter les développements récents les plus significatifs de la nouvelle stratégie européenne contre la pauvreté et l'exclusion.
3. L'année 2001 aura été une année déterminante dans la mise en place de la méthode ouverte de coordination dans le domaine de l'inclusion sociale
Sur la base des conclusions du Conseil européen de Lisbonne et des objectifs communs adoptés au Conseil européen de Nice, tous les États membres ont confirmé leur engagement en soumettant leur plan national de lutte contre l'exclusion sociale et la pauvreté ; ces plans ont été examinés par la Commission et les États membres, ce qui a rendu possible au Conseil européen de Laeken d’adopter le premier rapport conjoint sur l'inclusion sociale en décembre 2001. L'adoption de ces plans nationaux et du rapport conjoint est une réussite majeure au plan européen. Ils marquent une nouvelle étape dans la coordination des efforts pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale.
Je souhaite également attirer votre attention sur deux autres avancées essentielles obtenues au cours de l'année 2001. D'une part, en matière d'indicateurs, un travail considérable a été mené au sein du Comité de protection sociale afin d'aboutir à une première liste d'indicateurs communs en matière d'exclusion sociale et de pauvreté. Ce travail, qui a fait l'objet d'un rapport également soumis au Conseil de Laeken, permettra à la Commission et aux Etats membres de mesurer le progrès atteint.
D'autre part, le programme d'action communautaire pour combattre l'exclusion sociale, proposé par la Commission en juin 2000, a été adopté par le Conseil et le Parlement et est entré en vigueur le 12 janvier dernier. Ce programme d'une durée de cinq ans et doté d'une enveloppe financière de soixante-quinze millions d’euros, a justement pour but de renforcer l'apprentissage mutuel entre États membres grâce à des activités d'analyse, à l'amélioration de l'outil statistique, à des échanges d'informations et de bonnes pratiques, ainsi qu'à la promotion du partenariat et des réseaux des organisations non gouvernementales actifs dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion.
Malgré les progrès atteints, il y a un certain nombre d’aspects à améliorer dans le processus entamé en 2001, si on veut que les plans nationaux et la nouvelle dynamique européenne exercent un effet visible sur l'éradication de la pauvreté et d’exclusion. Une plus grande mobilisation des acteurs à tous les niveaux sera sans doute nécessaire pour que cette stratégie puisse être couronnée de succès. Aussi, faudra-t-il donner plus d’ambition et de perspective stratégique aux plans nationaux. À cette fin, la Commission a proposé au Conseil européen de Barcelone de donner pour objectif à l'Union européenne de réduire de moitié le nombre de personnes exposées au risque de pauvreté dans l'Union d'ici 2010. Bien que les Chefs d’État et de gouvernement n’aient pas suivi la proposition de la Commission, ils ont néanmoins reconnu la nécessité d’inclure des objectifs nationaux chiffrés dans les prochains plans nationaux. Ceci permettra enfin d’introduire dans la stratégie européenne l’élément fondamental de suivi et d'évaluation des efforts des autorités publiques sur une base plus rigoureuse et transparente.
4. Cet effort d'approfondissement et d'intensification de la démarche européenne ne doit pas nous faire oublier l'autre pendant de l'intégration européenne, c'est-à-dire l'élargissement
Les avancées marquantes de la méthode ouverte de coordination au plan communautaire intéressent à plusieurs égards les pays candidats, qui seront appelés à y participer dès leur adhésion. L'année 2002 sera donc également consacrée à préparer la participation de ces pays à la stratégie européenne contre la pauvreté et l’exclusion.
La cohésion sociale a toujours occupé une place importante dans le processus d'élargissement. La nécessité d'améliorer les conditions sociales dans les PECO a été soulignée par la Commission dans ses rapports annuels sur la progression de l’élargissement aux pays candidats. En effet, un tiers du budget PHARE pour la période 2000-2006 est destiné à la cohésion économique et sociale. L'acquis communautaire social couvre une variété d'objectifs que les pays candidats sont censés mettre en application dès la date de l'adhésion : l'égalité des chances entre hommes et femmes, la coordination des systèmes de sécurité sociale, la santé et la sécurité au travail, le droit du travail et les conditions de travail et un niveau élevé d'emploi et de protection sociale. Pourtant, et au contraire des aspects qui font l'objet de directives ou de règlements, ce dernier objectif est difficile à mettre en œuvre en raison de l'absence de critères spécifiques.
Il est vrai que les Conseils européens qui se sont succédés ont reconnu que l'acquis social devrait inclure aussi la participation à la nouvelle stratégie, dépassant ainsi l'acquis social juridiquement contraignant pour englober les valeurs sociales communes. En particulier, le Conseil de Göteborg a demandé aux pays candidats de mettre en œuvre les orientations de l’Union en matière de politique économique et sociale.
Mais il est aussi vrai que la participation à la méthode ouverte de coordination exige un esprit d’adhésion volontaire de la part des pays candidats. Ils ont tout à gagner à se préparer au plus tôt à la participation à la stratégie européenne. En effet :
- Ils doivent faire face aux mêmes grands défis que les pays membres de l’Union, énumérés plus haut, menaçant la cohésion sociale et comportant des risques d'exclusion;
- Les situations de précarité et d'exclusion dans la plupart des pays candidats sont au moins aussi sérieuses que dans les pays membres. Bien que les inégalités de répartition de revenu y soient plus réduites, le fait que ces pays connaissent un niveau moyen de revenu largement inférieur à la moyenne communautaire, ainsi que d'autres évidences plus spécifiques, nous indiquent une extension beaucoup plus importante des phénomènes de pauvreté et d'exclusion.
- Ces phénomènes affectent en premier lieu certaines minorités ethniques (dont les populations Rom), les handicapés, les chômeurs de longue durée, les jeunes avec faibles qualifications, les enfants et les familles nombreuses. Comme dans l'Union, pourtant, il existe une large diversité de situations parmi les pays candidats.
- Du fait de leur expérience avec la méthode ouverte de coordination depuis 2001, les pays membres de l'Union et la Commission possèdent une expérience riche d'enseignements en matière de coopération et de politiques contre l'exclusion dans laquelle les pays candidats peuvent puiser, afin d'améliorer l'efficacité de leurs politiques.
- Enfin, du fait de leur participation à la stratégie européenne, les pays candidats pourront maximiser les bénéfices de leur adhésion, et s'assurer que leurs objectifs stratégiques seront pris en compte dans les programmes opérationnels qui bénéficieront du financement octroyé par les fonds structurels.
5. La Commission proposera prochainement aux pays candidats un processus de coopération en vue de leur pleine participation à la stratégie européenne contre la pauvreté et l'exclusion et ce dès la date d'adhésion
Ce processus sera centré sur la préparation de « Joint Inclusion Memoranda » (JIM) conjointement par la Commission et par les autorités nationales. Ces documents devront identifier, sur base d'indicateurs et d'autres éléments d'évaluation, les principaux défis et problèmes qui se posent à chaque pays, passer en revue les politiques et les structures en place pour faire face aux phénomènes de pauvreté et d'exclusion, et proposer un certain nombre d'orientations stratégiques pour l'avenir.
Afin de lancer ce processus, la Commission compte inviter les autorités nationales de tous les pays candidats à organiser conjointement des séminaires bilatéraux dans chacune des capitales, au cours desquels seront invités non seulement les représentants des différents secteurs de l'administration concernés, mais encore des ONG et des partenaires sociaux. Il est prévu de terminer la rédaction des JIM fin 2003.
Ce processus de coopération sera complété par d'autres mesures, telles que des études sur la protection sociale dans les pays candidats, et l'ouverture progressive du programme communautaire d'action à ces pays afin de permettre à leurs autorités, ainsi qu'à des acteurs de terrain, d'intensifier des actions d'échange et de coopération avec leurs partenaires dans les pays de l'Union.
Voici, en quelques mots, comment j'apprécie le rôle de la Commission en tant que catalyseur d'une stratégie qui, je l'espère, devra se traduire par des résultats concrets à un horizon de moyen/long terme. Sa réussite dépendra de la manière dont les autorités responsables à différents niveaux des politiques contre la pauvreté, les mettront en place et feront participer les populations directement visées ainsi que leurs représentants. Pour le moment, il faut le reconnaître, les résultats ne sont pas encore visibles, si ce n'est sur le plan des orientations stratégiques et des méthodes, et pour cette raison, le cercle des acteurs ayant participé effectivement à leur élaboration est relativement réduit. Mais j'ai des raisons d'être optimiste quant aux possibilités d'un saut qualitatif lors du suivi des plans actuels et de la préparation des futurs plans d'action en 2002 et 2003.