À la suite de la chute du mur de Berlin en 1989, les pays socialistes d’Europe centrale et orientale ont amorcé un processus d’évolution en profondeur. Régimes autoritaires aux économies contrôlées par l’Etat avec un filet social très étendu résultant de la mise en œuvre intégrale du « véritable socialisme », ces pays se sont mus en régimes démocratiques orientés vers une économie de marché avec des lacunes considérables en termes de politique sociale.
En Roumanie, cette situation est à la fois l’héritage du régime communiste et le résultat d’une difficile transition économique. Malgré ses principes et objectifs, dans les faits, le régime communiste a échoué à fournir à chacun un logement acceptable. L’existence cachée des sans-logis (à savoir des gens vivant de façon inappropriée, en prison, en institutions psychiatriques, en hôtels pour ouvriers, etc.) était déjà à l’époque socialiste une réalité, bien que les autorités nationales s’évertuaient à la nier. La fermeture des hôtels pour ouvriers et des orphelinats a accru les dysfonctionnements familiaux. Le manque de ressources adéquates, associé à un taux élevé de chômage ou bien à des responsabilités familiales ne permettant pas de travailler, a conduit certains des plus vulnérables à perdre leur logement et à vivre dans la rue. De nombreuses personnes qui ont perdu leur logement avaient de multiples problèmes : assistance sociale, emprisonnement, rupture familiale, alcoolisme, mauvaise santé physique et mentale, chômage, manque de ressources financières.
Alors que les nouveaux gouvernements successifs fixent les priorités, établissent de nouvelles politiques et réforment radicalement le marché, l’austérité des changements économiques crée un nouveau type d’extrême pauvreté et de vulnérabilité sociale aiguë. Un nombre croissant de personnes incapables de faire face à l’augmentation des exigences de responsabilité individuelle amenées par le capitalisme se tourne vers les organisations bénévoles émergentes pour obtenir une aide dans un combat désespéré pour survivre. Celles-ci ont ainsi la responsabilité et la tâche énorme de combler les manques et de l’État et du marché.
Ces organisations bénévoles s’efforcent de fournir une réelle assistance bien que devant faire face à un manque de ressources de base, à une époque de changements sociaux majeurs. La plupart de ces services sont nés d’un vide législatif et institutionnel, confrontés à des difficultés organisationnelles et financières et sans le soutien politique des autorités publiques.
Durant l’hiver 1997-1998, le Conseil de la Ville de Bucarest, à travers son département d’aide sociale, prit contact avec mon organisation pour préparer et mettre en place un « abri de nuit » destiné aux personnes âgées. À cette fin, l’association Casa Ioana, une organisation non gouvernementale fondée en 1995, repéra et loua un ancien magasin de fruits et légumes en bordure de la ville permettant ainsi un accueil de vingt personnes chaque nuit. À l’origine nous avions décidé que « vieux » signifiait cinquante ans et plus. Or, nous fûmes forcés d’abaisser considérablement l’âge lorsque nous découvrîmes que l’espérance de vie en ce qui concerne la population des sans-logis était de quarante six ans ! L’âge moyen du décès parmi les hommes sans logement est pratiquement de seize années en dessous de l’espérance de vie moyenne en milieu urbain (dans le cas des femmes tout juste de seize années en dessous).
Depuis qu’il a concentré ses activités sur le travail avec les quatre mille hommes, femmes et enfants - c’est une estimation - qui, privés de logement, vivent dans les rues de la capitale de la Roumanie, le projet originel s’est rapidement développé dans des programmes couronnés de succès. ACASÃ est l’acronyme roumain du projet et signifie «maison».
Les origines du projet ACASÃ résident dans un groupe de travail informel constitué d’assistants sociaux employés par l’association, de l’ONG internationale Médecins sans frontières, du département d’assistance sociale du Conseil de la Ville de Bucarest. Les assistants sociaux sont motivés par leur intérêt commun à résoudre les difficultés de leurs clients pour accéder d’une part à un emploi et d’autre part à un logement permanent et abordable. Un réseau de collaboration a été créé afin de constituer un réservoir de ressources et de partager l’expérience acquise. L’accès aux hébergements de secours est considéré comme un élément essentiel.
À tout moment, les programmes ACASÃ offrent les seuls hébergements d’urgence de la capitale destinés aux adultes, avec une capacité d’accueil de quarante hommes depuis mars 1998 et de vingt femmes accompagnées de leurs enfants depuis avril 2000. Les clients bénéficient en outre d’une assistance socio-médicale durant leur séjour, qui dure entre six et douze semaines selon le niveau d’assistance nécessaire.
Les objectifs du projet :
- Coopérer pour procurer des hébergements de secours, pour favoriser l’accès à l’emploi et à un logement abordable et permanent.
- Éveiller la conscience du public et des politiques aux problèmes des sans-logis.
Les buts poursuivis sont de maintenir des logements de secours accompagnés de services médico-sociaux pour les clients et, en fin de compte, de maintenir leur intégration en tant que membres productifs de la société.
À tout moment, le projet ACASÃ fournit une panoplie de services :
des repas, par l’intermédiaire du réseau de cantines sociales ;
des conseils et des informations pour des groupes ou individuellement ;
une assistance dans l’intégration au travail ;
une assistance dans l’accès à un logement social adéquat dans le secteur privé ;
des formations à l’intégration sociale ;
une assistance médicale préventive, incluant l’accès à des soins hospitaliers si nécessaire ;
une assistance pour l’accès à des établissements de soins pour les personnes âgées et les enfants ;
des conseils juridiques.
L’association Casa Iona procure et gère les logements de secours et est maintenant responsable de l’assistance sociale auprès des habitués des programmes ACASÃ, ayant repris ce rôle dévolu en avril 2000 à Médecins sans frontières. Cette ONG assure désormais les consultations médicales requises et les services de thérapie de groupe. Le Conseil de la Ville de Bucarest apporte son aide ponctuellement à cause du manque de ressources.
Les sans-logis et les personnes risquant de perdre leur logement sont les principaux groupes visés. Les contacts sont normalement établis par l’intermédiaire d’organisations partenaires (agences gouvernementales nationales ou locales, autres ONG). Bien que cela ne soit pas nécessaire, les clients font preuve habituellement d’une volonté d’intégration dans la société. Certains de nos clients, particulièrement ceux souffrant de problèmes médicaux, trouvent là un moment de répit avant leur retour à la rue. Nos clients les plus vieux bénéficient d’un accueil au sein d’une institution de soins pour personnes âgées.
Le programme ACASÃ est co-fondé par le Ministère du Travail et de la Solidarité sociale et par des organisations octroyant des subventions. Un arrangement spécifique de cofinancement entre le Conseil de la Ville de Bucarest et Médecins sans frontières donne lieu à des services complémentaires.
Le service d’hébergement en foyers pourvoit à la literie et aux installations sanitaires, ainsi qu’à des équipements personnels pour laver et repasser le linge. Un dîner chaud est également servi aux personnes admissibles.
L’intégration est rendue possible à travers la mise à disposition de logements transitoires et de programmes de réinsertion sociale dans le monde du travail impliquant des travailleurs sociaux employés par l’association Casa Ioana. Les programmes d’intégration varient selon les groupes d’individus et selon les besoins personnels.
Les clients savent que leur prise en charge par les programmes ACASÃ est limitée dans le temps selon leur besoin d’assistance sociale ou de soins médicaux et sont donc encouragés à utiliser leur temps de façon constructive. De manière similaire le service d’hébergement est ouvert aux clients entre 19 h et 7 h afin de les encourager à être actifs dans la résolution des problèmes auxquels ils sont confrontés. Cette règle est assouplie s’agissant de nos clients les plus vieux, ceux en mauvaise santé et les femmes avec de très jeunes enfants. Le travailleur social aide le client à déterminer un plan d’action et à définir des périodes pendant lesquelles il est supposé résoudre chaque problème. L’avancement est minutieusement supervisé par le travailleur social pour s’assurer que les objectifs sont en voie d’être atteints ou pour amender le plan d’action là où cela s’avère nécessaire. Une permanence sociale est assurée chaque jour en matinée afin que le client puisse accéder facilement au travailleur social qui lui a été désigné. Le docteur assure une permanence chaque jeudi matin. Des consultations individuelles ainsi que des sessions de thérapie de groupe sont tenues régulièrement au cabinet socio-médical de Médecins sans frontières.
La clientèle des programmes ACASÃ se répartie en trois catégories de sans-logis : les personnes âgées, les adultes (hommes et femmes) et les femmes en situation difficile avec enfants. Les clients sont d’origines très différentes, avec cependant une augmentation des personnes qualifiées (par exemple un pilote de ligne en retraite, un professeur d’université, un militaire vétéran, plusieurs économistes, comptables et ingénieurs).
Avant d’être admis aux programmes, le temps moyen pendant lequel nos clients ont été privés de logement est de 5,3 années parmi les hommes et 4,4 parmi les femmes. L’âge moyen des hommes s’élève à 45 ans et celui des femmes à 40,4. Très peu ont été mariés, les 2/3 des hommes affirmant qu’ils n’ont pas d’enfants (1/3 des femmes). Hommes et femmes affirment conjointement que des dysfonctionnements familiaux ont été la raison majeure de la perte de leur logement, suivie par la vente de celui-ci pour pouvoir payer des dettes. La cause de la perte du logement chez les jeunes adultes est qu’ils ont quitté une maison institutionnelle pour enfants.
Pratiquement 42% des hommes ont été réinsérés mais seulement 33% des femmes. La réinsertion consiste à trouver et à redonner un logement, à faire en sorte que les personnes soient acceptées au sein de leur famille ou bien à les placer en institutions. Ces chiffres sont significatifs lorsque l’on a en mémoire le temps moyen passé à la rue avant de rejoindre le projet et la dégradation personnelle qui en résultait. Beaucoup d’autres sont aidés dans l’obtention des papiers d’identités obligatoires, de pensions et d’allocations, dans l’accès à l’emploi et à des déjeuners gratuits auprès du réseau de cantines sociales de la ville.