Parce que je suis un homme

Christian Schlatter

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Christian Schlatter, « Parce que je suis un homme », Revue Quart Monde [Online], 164 | 1997/4, Online since 01 May 1998, connection on 04 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4911

Pierre : « Dialogue à Lyon » commence sur cette affirmation : « Nous ne sommes pas des artistes. » ; même si l'un d'entre eux fréquente maintenant les Beaux-Arts. Chacun sait bien où il se situe. Mais en lisant, relisant, intériorisant, pour trouver le sens de ces expériences, on s'aperçoit que nous touchons tous très vite à la difficulté d'exprimer une limite : le beau, un indicible que chacun est empêtré à énoncer ? Avec toi, on cherche ici à essayer - sans se lancer dans une définition de l'art ou de la beauté, qui se révèle impossible - de comprendre ce qui se passe.

Christian : Vous remettez en question un principe progressiste hérité du XIXe siècle, celui de la tradition marxiste, à savoir : les conduites esthétiques ne sont possibles qu'une fois les besoins élémentaires satisfaits. Avec vous s'opère-t-il un renversement, révélé par votre pratique ? Ces comportements - qu'on peut appeler esthétiques, désintéressés, inutiles, ne débouchant ni sur des finalités extérieures ni sur la satisfaction indirecte des besoins - peuvent-ils devenir premiers ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Vous libérez des comportements qui sont, quel que soit le niveau de ces expériences, malgré tout esthétiques - écouter, regarder, faire - et cette libération provoque, ouvre le chemin de l'autonome. L'individu trouve son « Je » dans cette expérience et, en cela découvre ce qu'il n'avait pas, un droit à l'expérience. Droit du faire qui lui échappait, le système politique conjurant en fatalité son malheur. Cette expérience du faire libère des comportements, des rapports au monde et lui permet de retourner au monde de malheur dans lequel il est, mais avec le recul critique, libéré par sa pratique esthétique. Cela peut donner une distance lucide par rapport à l'expérience quotidienne de malheur et de misère. C'est capital : des comportements qui apportent une certaine autonomie - fut-elle embryonnaire - face au cours du monde.

Pierre : Qu'est-ce qui est touché, qu'est-ce qui est mu ?

Christian : Indéniablement une appropriation progressive de soi, se découvrir comme étant capable d'un faire ; par exemple, user de mots autres que la communication quotidienne et sa pauvreté, chanter, manipuler des matériaux, ce qui était jusqu'alors insoupçonnable. L'individu se découvre et découvre par son faire un produit distinct de lui. Il accède par cette expérience concrète à sa propre production. N'est-ce pas cela l'essentiel d'une gouverne de soi par soi ?

La satisfaction des besoins alimentaires par assistance ne rend pas autonome. L'appropriation de la vie est ici un devenir spirituel, comme esprit agissant et faisant. 1l découvre une expérience, celle dont l'individu de 1997 est de plus en plus coupé. L'expérience la plus élémentaire dont on nous coupe tous les jours à travers notre nourriture industrielle, fausses stars, faux livres, fausse musique de l'industrie culturelle, et avec elle la rhapsodie des sensations et des émotions fausses. L'expérience des odeurs, des saveurs, des couleurs, des relations, des dialogues se rétrécit chaque jour. La fréquentation virtuelle du monde par la télévision coupe l'individu du discernement de l'expérience du monde réel. On ne fait plus de distinction entre les actualités - l'horreur y est permanente - et la série qui vient après, ce sont les mêmes images, des explosions, des massacres. Il n'y a plus de distinction entre la fiction et la réalité.

Pierre : Un des gestes innovateurs du père Joseph, à son entrée dans le camp des sans-logis de Noisy-le-Grand en 1957, fut de construire une chapelle et d'appeler Bazaine pour y créer des vitraux. Les vitraux sont toujours là.

Christian : Installer des vitraux de Bazaine, c'est provoquer de nouveaux comportements. Et dire : « Je ne vais pas les casser », c'est créer un éthos. Qui s'en réclame aujourd'hui ? Les individus n'ont pas ce minimum de comportements communs, spécifiques à l'homme : « Parce que je suis un homme, je fais ou ne fais pas un certain nombre de choses. » C'est cela l’éthos.

Pierre : Mais pourquoi ce choix d'appeler un artiste ? Pourquoi ce besoin de Bazaine ?

Christian : Besoin de modèles qui ont aujourd'hui disparu ? Besoin de retrouver une norme ? « Ne pas jeter de pierres sur les vitraux de Bazaine », parce que « il y a là quelque chose » ?

Pierre : Mais pourquoi aller copier des dessins d'Ingres au musée, comme le fait l'atelier de Lyon ?

Christian : Notre-Dame de Paris a été faite par des êtres exceptionnels, même s'ils n'ont pas laissé leurs noms. Il y a indéniablement derrière cet appel, l'appel à un modèle. N'y a-t-il pas qu'au niveau de l'art qu'on peut trouver des modèles ? L'art reste paradigmatique. Un modèle sans violence, sans coercition. Qui existe et ne peut exister qu'une seule fois. Qui n'est pas répétable. Qui est séparé de tout usage et de toute fonction. Qui est la production d'un individu, à la fois irréductible et historiquement déterminé. Des modèles auxquels il est possible de retourner, le contraire du nouveau de la mode qui n'est que le retour du même revisité et qui asservit les individus.

Jeanpierre : Les gens très pauvres, s'ils ont l'occasion de faire une expérience esthétique, ont la plupart du temps une connexion et une attirance pour ce qu'on leur offre. Par exemple, dans l'univers indescriptible et infiniment gris de la décharge de Guatemala Ciudad, un jeune montrait sa fascination pour les couleurs et choisissait avec détermination celle dont il voulait se servir.

Christian : C'est cela être confronté à l'expérience. Il y a un fond d'authenticité. Là, je suis seul à décider. La production esthétique met l'individu en face de lui-même. Il éprouve peut-être le sentiment de son unicité.

Jeanpierre : J'ai entendu une femme dire : « C'est beau », après le concert du requiem de Brahms, elle pleurait.

Christian : Pourquoi ne passe-t-on pas Beethoven ou Mozart au lieu de Michael Jackson ? On dit : c'est trop difficile... Alors qu'écouter de la grande musique est décisif, Même si on a peu d'expérience culturelle, on peut aller jusqu'au numinal. C'est un peu de l'utopie : le rétrécissement de l'expérience jusqu'à l'infiniment presque rien et puis, tout à coup, l'ouverture à cet espace comme un possible.

Pierre : Pourquoi choisir des expériences esthétiques ? Pour leur côté unique ? Parce que la véritable œuvre d'art ne ment pas ?

Christian : Est-ce un des secrets de l'art que celui qui écoute pour la première fois le requiem allemand de Brahms se mette à pleurer ? Peut-être que cette femme dont tu parles ne savait pas qui était Brahms. Ce qui est capital comme comportement, c'est de ne plus pouvoir que pleurer à l'écoute d'un requiem. C'est retomber sur la spécificité des expériences que vous suscitez. Vous ne faites pas des récepteurs d'œuvres, mais vous tournez les personnes vers elles-mêmes pour qu'elles puissent en faire quelque chose pour leur vie. Qu'elles puissent transformer leur vie, leurs comportements, leurs relations au monde. Vous ouvrez l'individu à une capacité de réception, qui est transformée en comportement.

Pierre : Donne d'autres qualités à l'art.

Christian : L'art authentique dit « non » au cours du monde. Dès qu'on fait de l'art, on devient résistant ; dès qu'on le fréquente, on entre en résistance. Résistant à ce qui est, la société, l'ordre établi. Il y a toujours une partie de l'œuvre d'art qui est tournée « contre ». C'est pour cela que l'œuvre d'art est si difficile à comprendre. Elle se présente comme une énigme à déchiffrer, ce chiffre est dirigé contre l'ordre établi.

Pierre : Une part de l'individu est mise à jour, même si elle n'arrive pas à trouver sa formulation.

Christian : Le comportement esthétique est une espèce de révélateur, presque un commencement. L'indicible, l'ineffable est une fin, une fin culturelle, qu'on ne peut nommer. Ne projette-t-on pas nos expériences culturelles presque mystiques, d'indicibilité, d'ineffabilité ? Commence-t-on la création du monde par la nuit ou par le jour ?

Ce qui importe pour celui qui a écouté le requiem de Brahms c'est qu'il a pleuré, ce n'est pas qu'il nous dise « c'est beau ». Le beau, qu'est-ce que cela veut dire ? On ne peut pas imaginer la relation au monde de cette personne. Même le diable de Thomas Mann ne peut se glisser dans l'âme de la marchande exécrée.

C'est une question de petites expériences. Je me souviens de la première fois où je suis arrivé à la construire, ma petite phrase latine, tu as le plaisir esthétique immense de dire : « Ça y est ! J'y suis arrivé ! »

N'y a-t-il pas qu'au niveau de l'art qu'on peut trouver des modèles ?

(...) j'estime que les artistes ont pour le moins une importante responsabilité professionnelle et morale vis-à-vis de la beauté ; elle ne tient pas exclusivement à la qualité des formes qu'ils inventent, elle prend tout son sens dans l'exemplarité de leur existence. (...) Tous, chaque jour, nous faisons l'expérience de la laideur, devant la télévision, dans l'intérieur des architectures médiocres, coûteuses ou bon marché, dans les restaurants ou les bars par exemple. De toute part, la planète se couvre d'une laideur dangereuse pour l'équilibre de notre psychisme. Un artiste se doit d'être exemplaire face à ce désastre. C'est pourquoi, dans une certaine mesure, je puis accepter que l'on rapproche mon image de celle d'un moine, du moins dans cette idée d'une méditation esthétique de la vie à laquelle je prétends aussi me livrer.

Roman Opalka, OPALKA 1965 / 1- oo, Flammarion 4, Paris, p.180-181

Avril 1958, Yves Klein s'enferme quarante-huit heures et repeint entièrement en blanc la galerie Iris Clert, c'est l'exposition de la « sensibilité picturale », présentation d'un état sensible pictural dans les limites d'une exposition. "Créer, dit l'artiste, une ambiance, un climat pictural invisible », celui que Delacroix appelle l'indéfinissable », l'essence même de la peinture : « J'ai vu de nombreuses personnes entrer et, après quelques secondes, soit fondre en larmes sans raison apparente, soit se mettre à trembler, soit encore s'asseoir par terre et rester là des heures entières sans bouger ni parler. »

Yves Klein, Conférence de la Sorbonne du 3 juin 1959.)

Éthos appartient à une famille sémantique grecque signifiant « être habitué », habitude, coutume. La forme verbale et la forme nominale particularisant la notion d'habitude en tant que caractère distinctif et manière d'être individuel.

Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes

Numen, numinal (A. Emout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine - Histoire des mots) renvoient à no, faire signe de la tête, avec le sens de la manifestation d'un ordre ou d'une volonté. A l'époque impériale, il signifie la « puissance divine ». Certains sites font naître un sentiment de révérence et de crainte religieuse, les historiens des religions leur attribuent une qualité « numineuse »

Indicible, ineffabilité... Deux exemples. Saint Augustin, dans le De Trinitate, V, 1, reprend l'idée plotinienne de l'ineffabilité de l'Un, mais en employant pour l'illustrer négativement, le vocabulaire aristotélicien des catégories : « Nous devons nous représenter Dieu, si nous le pouvons, comme bon, sans qualité, grand sans quantité, créateur sans privation, présent sans situation, contenant tout sans avoir, partout présent sans être dans un lieu, éternel sans être dans le temps, agissant sur les choses mouvantes sans être lui-même en mouvement, ne souffrant aucune passion. »

Wittgenstein donne à son Tractatus Logico-philosophicus la conclusion : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » L'art conceptuel dans sa période héroïque - la série des « Secret paintings » (1967-68) de Mel Ramsden - fera de cette formulation une machine de guerre artistique dirigée contre la peinture abstraite.

Pour moi l'art se fonde sur la dignité humaine et doit donner à l'éphémère sa dimension éternelle.

Roman Opalka, op. cit., p. 142)

Christian Schlatter

Christian Schlatter, philosophe, enseignant-chercheur en sciences de l'art

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