La Réunion est une île qui se situe à dix mille kilomètres de la France, dans le sud de l’Océan Indien, à onze heures d’avion. C’est un département d’outre-mer. C’est aussi une région ultra périphérique européenne. C’est donc un département français et européen. Nos proches voisins sont Madagascar, l’île Maurice, les Comores.
Nous sommes aussi et peut être avant tout Réunionnais, c’est à dire un métissage de différentes cultures de nos ancêtres venus de France (les premiers habitants), de Madagascar (les premières femmes), d’Afrique (les premiers esclaves), de l’Inde (les premiers travailleurs engagés après l’esclavage) et de Chine, les derniers arrivés à la Réunion au début du siècle dernier. Nous parlons français mais notre langue maternelle est le créole. Ceci pour vous montrer la complexité mais aussi la richesse de ce contexte.
Malgré cet éloignement de la métropole et dès la décentralisation, le département de la Réunion a toujours été soucieux d’aller de l’avant et parfois d’innover dans le domaine de la protection de l’enfance. Nous avons donc fait venir des formateurs réputés sur le placement familial, sur la gestion de la maltraitance.
Nous avons mis en place dès 1991 un groupe pluri-institutionnel sur le traitement des abus sexuels. Nous sommes à l'initiative de l'entretien Mélanie, c'est à dire des entretiens filmés lors des auditions des victimes d’abus sexuels.
Nous avons signé des protocoles avec la Justice, l’Education nationale, les services de pédopsychiatrie bien avant la plupart des autres départements et les préconisations des différents ministères. Il est vrai que l’insularité favorise la connaissance des uns et des autres et l’intérêt de travailler ensemble.
Nous aurions pu nous satisfaire de ces avancées et nous dire que tout allait bien. Nous savons faire des signalements, nous savons détecter les maltraitances, nous mettons les enfants à l’abri. Seulement voilà nous ne savons plus faire que cela, détecter les maltraitances, "pointer les dysfonctionnements" comme disent beaucoup de travailleurs sociaux. Deux mille deux cents enfants sont placés et ce chiffre reste malheureusement inchangé depuis dix ans. Nous constatons, là aussi, très peu de retour de ces enfants dans leurs familles.
Nous nous sommes aperçus, comme dans beaucoup d’autres départements, que nos pratiques axées sur le signalement avaient conduit à disqualifier les familles, à préconiser les placements à l’Aide sociale à l’enfance comme souvent la seule solution.
Au début de l’année 1998, j’étais en formation avec onze autres de mes collègues responsables de l’Aide sociale à l'enfance. A la Réunion, l’Aide sociale à l'enfance est déconcentrée. Il s’agissait d’une approche anthropologique de l’Aide sociale à l’enfance, c’est à dire une approche qui ramenait tout simplement à la dimension humaine.
Nous devions faire un exercice pratique sur un cas concret qu’avait apporté la formatrice. Il s’agissait d’une jeune fille de 16 ans qui était placée avec son enfant dans un foyer d’où elle fuguait régulièrement. Elle allait retrouver un homme majeur qui était le père de l’enfant. Les rencontres entre cette jeune fille et cet homme avaient été interdites par le juge des enfants et par le foyer.
Les douze responsables d’Aide sociale à l’enfance que nous étions ont tous préconisé de porter plainte contre cet homme. Il s’agissait certainement d’un abus sexuel avant la naissance de cet enfant, d'un détournement de mineur. Il fallait un rappel à la loi pour arrêter cette relation qui était interdite et certainement perverse. La formatrice nous a fait remarquer qu’à aucun moment, nous n’avions vu que cet homme était le père de l’enfant et que cette jeune fille vivait une relation amoureuse avec cet homme. Même si elle n’avait que seize ans. Comme si, au nom de l’intérêt de cette jeune fille, il fallait l’isoler, l’empêcher d’aimer, empêcher que son enfant ait un père et empêcher que cette famille existe.
Douze responsables se trompaient et proposaient un acte d’une violence extraordinaire au nom de la protection de l’enfance. C’est vrai que, depuis ce jour là, mon regard sur ma pratique a été complètement différent. Des certitudes - et j’en avais beaucoup - d’interprétation, de transposition, d’identification ou de non identification, je suis passée à une interrogation permanente sur ma pratique.
J’ai gardé des contacts avec cette formatrice anthropologue et nous avons échangé régulièrement sur la possibilité de ramener l’Aide sociale à l’enfance à une dimension plus humaine. Je me suis rendu compte en lisant les rapports de signalement, en participant à des réunions, en écoutant les travailleurs sociaux, les psychologues, qu’être technicien semblait parfois occulter la possibilité d'être humain soi-même et de voir l’être humain en face qu’est l’enfant, que sont ses parents.
Si une tante veut se voir confier son neveu plutôt qu’il reste placé dans un foyer à l’Aide sociale à l’enfance, nous allons nous dire qu’elle surinvestit l’enfant et que c’est dangereux pour lui. Comme si elle n’avait pas le droit de s’occuper de son neveu parce que nous, nous aurions peur qu’elle s’en occupe trop. J’ai entendu un pédopsychiatre dire qu’un enfant élevé par sa grand-mère pouvait devenir psychotique, malade mental.
Le droit de visite des parents se borne souvent à une ou deux visites par mois dans un lieu « neutre » - c’est un mot que les travailleurs sociaux connaissent bien - où les visites peuvent être « cadrées », encore un autre mot… Comme si un enfant placé n’avait pas le droit de venir voir ses parents le mercredi après midi, revenir chez lui dans sa chambre, voir ses jouets, ses affaires, jouer avec ses copains du voisinage comme il avait l’habitude de le faire avant. Revoir ses cousins, ses cousines, passer un week-end chez sa tante, chez son oncle, chez ses grands-parents comme le font pratiquement tous les enfants. Je vous assure qu’actuellement un enfant placé à la Réunion n’a pas souvent le droit de vivre ces moments là.
Pourtant, depuis 1986, le département a mis en place des instances que nous appelons des réunions de synthèse, dans lesquelles les familles des enfants sont conviées à participer. Cette réunion est le lieu de décision d’une éventuelle admission à l’Aide sociale à l’enfance. Les parents et les enfants peuvent donner leur avis sur la proposition faite par un travailleur social. Le responsable de service ne prend sa décision qu’après avoir entendu la famille. Tout le monde est autour d’une table, tout simplement, et les familles ont la possibilité d’exprimer leur désaccord ou leur accord. Dans ces réunions, il y a souvent de l’émotion, parfois beaucoup d’humour, de la colère souvent, de la honte et de la violence aussi parfois. Des sentiments humains que nous avons tendance à négliger comme si les parents devaient accepter sereinement le placement de leur enfant. Comme s’ils étaient des extra-terrestres, comme s’ils n’étaient pas comme nous.
Alors, après avoir partagé ces réflexions avec mes collègues, avec le directeur général adjoint chargé des affaires sociales et aussi le vice-président du conseil général chargé des affaires sociales, nous avons proposé d’inscrire, dans les orientations politiques de cette année, une démarche innovante dans l’accompagnement des familles. Cette action s’inscrit aussi dans le schéma départemental conjoint de l’enfance et de la famille que nous venons tout juste de terminer. En effet, même si, depuis 1998, notre axe politique majeur prioritaire est l’accompagnement à la parentalité, nous voyons bien que nous ne savons pas comment mettre en place cet accompagnement. Alors, nous avons compris récemment qu’au lieu de rajouter des dispositifs, soi-disant nouveaux, qui, en fait, proposent la même chose, il fallait changer la manière de travailler et notre regard sur les familles. Que le regard institutionnel redevienne un regard humain, que les pratiques professionnelles s’accompagnent au quotidien d’une réflexion éthique sur l’intervention sociale auprès des familles.
Sans nier la réalité des enfants en danger, il nous fallait repartir de la réalité des familles. Comment réintroduire l’enfant dans ce réseau de parenté au lieu de proposer systématiquement le placement à l’Aide sociale à l’enfance ou une AEMO administrative ou une AEMO judiciaire. Repartir des traditions, de l’histoire familiale. Comprendre les alliances dans la famille, les valeurs familiales et ne plus arriver avec nos propres représentations, nos propres schémas de famille idéale. Au lieu de pointer les dysfonctionnements, repérer les potentialités des familles.
C’est une véritable révolution que nous proposons car les professionnels de l’Aide sociale à l’enfance ne sont pas formés à cela. Nous proposons ce qu’on a appelé une « réflexion-action » avec des professionnels volontaires : travailleurs sociaux, psychologues, équipe de protection maternelle et infantile qui s’interrogeront sur leurs pratiques professionnelles dans un espace de débat et de réflexion. Il s’agit de partir de l’existant, de leurs interventions concrètes auprès des familles et de s’engager dans une réflexion critique visant leur propre pratique professionnelle.
Quel sens donnent-ils à leurs interventions? Je pense à cette assistante sociale qui me disait: "Je suis désemparée par cette situation. Je ne sais pas quoi faire. Je serai obligée de faire un signalement." Comment les familles vivent-elles ces interventions ? Quel sens ont ces interventions pour les familles ? Quel pouvoir ont les familles face à l’institution ?
Durant huit années de pratique sur le terrain en qualité d’inspecteur d’Aide sociale à l’enfance, je n’ai vécu que deux situations dans lesquelles un placement provisoire avait effectivement duré six mois. Ces placements avaient été violents parce qu’ils avaient été réalisés dans l’urgence sans explication suffisante des motifs aux parents. Ces parents se sont positionnés tout de suite contre l’institution en occupant le terrain, c’est à dire en étant souvent dans nos bureaux, souvent avec l’éducateur, demandant des rendez-vous au juge des enfants. Durant ces six mois, ils ne nous ont pas "lâchés" selon le mot de l’éducateur. Au bout de six mois, les placements ont été levés parce que ces parents nous avaient obligés à les considérer autrement. Ils nous avaient fait violence pour contrer la violence institutionnelle. Et nous avons été obligés de reconnaître que ces placements n’avaient pas de sens. Mais ces enfants ont quand même été placés six mois.
Maria Maïlat, formatrice anthropologue, nous accompagne dans cette démarche et nous propose de prendre le temps pour mettre en mots, interroger, analyser ce qu’on est en train de faire tous les jours. Mettre à l’épreuve ses valeurs en les confrontant aux actions et aux conséquences de ces actions. Avec la méthodologie proposée, chaque étape détermine la suivante et peut nous faire changer de trajectoire, prendre des détours.
La méthodologie n’est pas un but en soi et encore moins une valeur absolue. Elle nous aide afin d’envisager de construire des espaces de créativité, de réajustement, de régulation, d’évaluation, d’émergence de la parole et des synthèses écrites. Il n’est pas question d’une absence de méthodologie prédéfinie mais d’une méthodologie originale incluant un ensemble de principes de démarches propres à chaque étape susceptibles d’être critiquées et enrichies.
Une charte éthique est en élaboration. Elle rappelle les principes essentiels :
- Être dans le respect et la bienveillance.
- Approfondir la connaissance de la culture des autres tant au niveau des professionnels qu’au niveau de chaque famille dans le respect des valeurs.
- Arriver à donner un sens nouveau au travail avec les familles en critiquant l’axe coupable-victime qui marque l’approche des familles.
- Permettre aux parents d’être dans un rôle constructif et critique auprès de leurs enfants mais aussi auprès de l’institution.
- Réfléchir aux enjeux de l’autorité parentale.
Les professionnels sont invités à enrichir cette charte avec des références éthiques de leur propre métier ou de leur vie de citoyen. Les familles également sont invitées à enrichir cette charte.
Cette démarche est à ses débuts. Nous avons commencé d’abord par la formation des professionnels. Ensuite, nous présenterons les démarches aux familles pressenties par les travailleurs sociaux afin qu’elles donnent leur avis et leur accord sur leur participation.
Au niveau du département, l’objectif premier reste centré sur la prévention notamment la prévention des placements, en réfléchissant à la manière de progresser avec les familles, d’expérimenter une autre politique familiale. D’où la nécessité de l’adhésion de l’ensemble des partenaires, c’est à dire la CAF, l’Éducation nationale, l’Agence départementale d’insertion, les maisons d’enfants à caractère social et bien entendu les associations.
Nous souhaitons offrir aux professionnels la possibilité de formaliser les outils existants, de clarifier le sens de leurs actions, de développer une approche culturelle du terrain, et comme l'a dit si joliment Maria Maïlat, « apprendre à parler la langue des familles pour dépasser la langue institutionnelle ». C’est peut-être cela après tout la bientraitance.