En premier lieu, merci à ATD Quart Monde d’avoir organisé cette rencontre : en dehors de nos cabinets et des situations qui nous amènent autour d’un dossier, nous avons peu d’occasion d’échanger sur les difficultés quotidiennes que rencontre un certain nombre de familles qui sont envoyées devant le juge des enfants, et encore moins d’occasion d’entendre de la part de ces familles un retour sur la façon dont elles perçoivent notre travail et le silence de nos décisions.
Lorsqu’en 1995, j’avais mené une étude en Isère sur les incidences de la précarité sur la judiciarisation, plusieurs constatations s'étaient dégagées :
- Une précarité qui n'est plus explicitement nommée dans les signalements, alors qu'elle reste tout aussi présente dans les conditions de vie des familles.
- Une augmentation des tutelles aux prestations familiales : 68 % entre 1990 et 1994. C'est un indicateur important des difficultés matérielles et financières d'un certain nombre de familles. Or, nous sommes parfois amenés à lever ces mesures de tutelle parce que le niveau de ressources les rend totalement inexerçables et leur ôte toute efficience. Souvent, nous ne revoyons plus les familles concernées par la levée ni à l'occasion d'un signalement d'assistance éducative ni dans le cadre d'un autre signalement de tutelle.
- Un glissement progressif de la précarité vers l'exclusion, au point de sortir totalement du champ de l'intervention sociale, avec le recentrage de cette intervention sur une population médiane que les sociologues ont nommé un temps « les nouveaux pauvres » et excluant les extrêmes.
- Un recentrage des signalements sur la maltraitance, mais par le biais de signalements déconnectés du contexte économique, cette dernière étant d'ailleurs de plus en plus imprécise dans les rapports sociaux.
- Une sacralisation incantatoire des droits de l'enfant comme une valeur abstraite, totalement déconnectés des conditions concrètes de leur mise en œuvre.
- Enfin une dégradation, en amont de l'intervention du juge des enfants, de la contractualisation de l'intervention sociale dans les familles, dès lors que l'intervenant se révèle incapable d'apporter des réponses concrètes aux difficultés des familles, avec pour effet deux conséquences en apparence contradictoires : une demande d'aide qui aboutit à une saisine du juge des enfants en invoquant l'incompétence éducative des parents, ou deuxième conséquence, des stratégies de contournement du travailleur social perçu comme incompétent, en saisissant directement le juge des enfants.
- J’avais été aussi frappé par un autre indicateur : le très faible nombre de familles postulant pour l’accès au RMI préalablement connues par les services sociaux. Il y a donc toute une frange de personnes en très grande précarité qui vit en dehors de toute intervention sociale et donc en dehors de toute possibilité d’intervention du juge des enfants.
Un certain nombre de ces constatations sont toujours d’actualité. Aujourd’hui encore, la grande précarité est peu présente dans nos cabinets. Les services sociaux y ont peu accès faute souvent de pouvoir contractualiser une intervention susceptible d'aider ces familles puisque l’intervenant ne dispose que de très peu de moyens, pour ne pas dire aucun, pour agir sur les composantes de cette précarité. La mise en danger de l’enfant en raison d’une non prise en compte de ses besoins matériels prioritaires n’est pas une cause explicite dans les signalements que nous recevons.
Enfin, la majorité des placements que j’ordonne sont préparés, expliqués, négociés dans une proportion non négligeable et souvent demandés par les parents ou par les enfants. Les relations sont maintenues régulièrement entre l’enfant et les parents et globalement ces prises en charge sont bénéfiques pour l’enfant, l’aident à progresser dans son développement psychologique et affectif. C’est également bénéfique pour des parents confrontés à l’impossibilité de satisfaire tous les besoins de l’enfant, de rétablir et consolider leur situation familiale en vue du retour de l’enfant auprès d’eux.
Alors faut-il s’en tenir là et dire que tout est parfait dans le meilleur des mondes ? Bien évidemment non.
Cinq ans plus tard, en lisant le rapport de messieurs Naves et Cathala, j’ai eu le sentiment qu’une fois de plus la grande précarité était passée à la trappe dans les motifs de l’intervention des juges des enfants, pour les mêmes raisons que lors de ma première recherche : l’enfermement dans le non-dit. Affirmer en conclusion de ce rapport que, dans aucun des dossiers de juges des enfants étudiés, la précarité n’est la cause de l’intervention judiciaire et, a fortiori, du placement, puisque c’est surtout cette mesure qui était en cause, c’est à la fois vrai et faux.
C’est vrai en ce sens qu’aucune décision de justice n’indiquera clairement que les enfants ont été placés parce que les parents n’avaient plus les moyens matériels de subvenir à leurs besoins. C’est vrai, parce qu'à la précarité viennent s’ajouter toutes sortes de dysfonctionnements qui compromettent les conditions de vie et d’éducation des enfants. Ce sont ces dysfonctionnements qui vont apparaître pour motiver le placement.
Mais c’est faux, bien évidemment, parce que la précarité est génératrice de danger par tous les effets pervers qu’elle induit et qu’une aide financière, à elle seule, ne pourrait suffire à régler. Il va de soi que la pauvreté a des conséquences pour l’enfant sur le plan alimentaire, vestimentaire, pour l’accès aux soins, les conditions de logement.
Le premier réflexe est de se dire, qu’en donnant à une famille démunie l’équivalent du prix de journée d’un foyer dans lequel on envisage de placer son enfant, le problème serait réglé et qu’il n’y aurait plus besoin de placement. Malheureusement, la réalité est plus complexe et ne se traduit pas uniquement en termes financiers. En effet, à l’occasion d’une crise survenant dans un quotidien en équilibre précaire, les fragilités affectives et relationnelles, ancrées dans un contexte d’insécurité socio-économique, refont surface et ne permettent pas de surmonter cette crise. Et, pour peu que les parents soient eux-mêmes fragilisés par leur histoire, des carences affectives, des relations qui les ont laissés insatisfaits avec leurs propres parents, le vécu de précarité va générer une mauvaise image de soi qui, elle-même, va alimenter des conduites d’échec, d’instabilité, un ressenti de persécution qui favorisera les conduites agressives.
Les problèmes relationnels avec les services sociaux, l’environnement, le stress provoqué par l’incertitude du lendemain vont avoir des incidences sur les conflits de couple, voire même parfois aboutir à des rapports de violence, des conduites d’alcoolisation (qui elles-mêmes pourront conduire à des violences sur les enfants). On en arrive à la nécessité d’une protection physique des enfants qui sera motivée par la violence physique dont ils sont victimes mais sans que la précarité, à l’origine de toute cette dégradation, apparaisse de façon explicite dans la décision.
Dans ce genre de situation, on en arrive pour les enfants à une mise en danger telle qu’une aide financière se révélerait, à l’évidence, insuffisante.
Pour autant, et c’est l’une des contradictions de cette intervention, c’est aussi le rétablissement d’une situation matérielle décente qui est souvent la condition première permettant les autres évolutions nécessaires, qu’il s’agisse de l’image de soi, des relations familiales ou des attitudes éducatives. Le contexte économique n’explique pas tout, ne règle pas tout. Je crois qu’il ne faut pas tomber dans l’angélisme à cet égard. Mais il est illusoire et même hypocrite de poser des exigences éducatives à des parents qui ne disposent pas des conditions matérielles minimales pour faire vivre leurs enfants et pour mettre en œuvre les prescriptions des services sociaux.
Cependant, et c’est un autre paradoxe de l’intervention sociale et judiciaire, dans une logique de contrôle social ayant pour visée l’encadrement des classes pauvres (qui, il n’y a pas si longtemps, étaient toujours considérées comme les classes dangereuses), faute de pouvoir modifier l’environnement naturel de l’enfant considéré comme malsain, on va lui substituer un autre environnement par un placement dans un milieu plus favorable. C’est ainsi que la précarité peut conduire au placement, par les mises en danger de l’enfant qu’elle génère.
Toute la difficulté pour le juge des enfants va donc être de protéger l’enfant sans disqualifier davantage les parents, alors que, dans certaines situations, une protection physique de l'enfant en dehors de la famille s’impose. Et, effectivement, il y a des situations dans lesquelles le placement est nécessaire et où le juge des enfants se doit d’assumer la nécessité de ce placement.
Mais, ici encore, les paradoxes de cette intervention ne manquent pas. Cette protection se contente de mettre l’enfant à l’abri sans qu’un réel travail soit engagé auprès des parents pour les aider à modifier ou à agir sur les difficultés qui sont les causes à l’origine du placement. Cette protection stigmatise des carences éducatives mais sans mettre les parents en situation de pouvoir améliorer, avec éventuellement un accompagnement, leurs compétences éducatives sur leurs enfants. Cette protection s’inscrit dans un contexte de disqualification sociale, familiale et va renforcer ce ressenti en signifiant aux parents leur incompétence parentale.
Tous ces paradoxes sont réels et traduisent les risques inhérents à tout placement, a fortiori chez des parents fragilisés par une situation de grande précarité économique.
Quelles réponses avons nous pour limiter ces risques ?
On peut envisager plusieurs mesures en amont de l’intervention judiciaire, d’abord à titre préventif avant l’intervention du juge des enfants et, ensuite, dans le cadre de cette intervention.
1) Il paraît opportun de préconiser un travail de repérage précoce de situations risquant, de par la précarité économique, de compromettre gravement les conditions de vie des enfants. Cela passe par une plus grande disponibilité des services sociaux, plus nombreux et surtout mieux formés à l’écoute et à la compréhension des difficultés spécifiques de ces familles.
Peut-être faut-il repenser le mode de recrutement en ouvrant des voies de titularisation pour des militants associatifs impliqués dans l’accompagnement quotidien des familles précarisées, alors qu’à l’inverse le mode de sélection dans les instituts de formation tend à creuser davantage le fossé social et culturel entre les familles et les travailleurs sociaux (et les juges aussi bien évidemment).
Cela passe par un développement de l’économie solidaire, d'entreprises intermédiaires, des emplois protégés, par l’élaboration d’une législation plus restrictive en matière d’expulsions locatives pour des parents ayant des enfants mineurs, lorsqu’il est établi que leur situation financière ne leur permet pas de payer le loyer.
Cela passe aussi par le développement des CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) permettant d’éviter l’éclatement des familles et de regrouper parents et enfants dans une même structure, dans un lieu protégé.
2) Au-delà de ces vœux généreux qui n’engagent à rien, il y a la pratique judiciaire qui est en cause, sur la forme et sur le fond.
La forme, c’est la procédure, la manière dont la décision est prise. La première règle, impérative, c’est qu'aucune décision, quelle qu’elle soit (même pour ordonner une enquête sociale), ne soit prise sans l’audition des parents et de l’enfant, chaque fois que son âge le permet. Il faut systématiser également la présence de l’avocat auprès des parents, de l’enfant, et généraliser l’aide juridictionnelle pour les familles démunies et pour l'enfant lui-même.
Les familles doivent avoir connaissance du contenu du signalement. De quelle manière ? J'avoue que je suis partagé concernant l’accès direct au dossier. Les rapports qui y figurent, les enquêtes, les expertises psychologiques, sont le lieu de convergence de paroles distinctes, de propos parfois tenus confidentiellement, ou que l’on ne se sent pas encore capable d’assumer face aux parents ou face à l’enfant, qui nécessitent, soit des reformulations pour être compris avec leur sens exact, soit un minimum de temps pour que celui qui les a tenus puisse les assumer face à celui qui n’en a pas eu connaissance. Pour ce dernier, il faut également du temps pour pouvoir accepter ces propos.
Une situation de crise dans le cadre de l’aide à l’enfance fait émerger bien des secrets de famille, bien des souffrances, des propos parfois abrupts, sans nuances, qui ne peuvent pas être envoyés, n’importe quand et n’importe comment à la figure des uns ou des autres sans précautions préalables. L’accès direct au dossier me paraît un principe légitime mais comportant des dangers dans sa mise en œuvre. Le recours systématique à la médiation d’un avocat qui se chargerait des reformulations nécessaires me paraît préférable, même si cela ne règle pas tout, notamment quand il y a plusieurs avocats dans un même dossier avec des intérêts contradictoires.
Quoi qu’il en soit, il appartient au juge d’instaurer un véritable débat autour du contenu du signalement ou de tout autre rapport intervenant à l’appui de sa décision. La famille, l’enfant doivent en avoir un compte rendu compréhensible et doivent pouvoir réfuter telle ou telle affirmation. Le juge se doit, c’est la loi, de rechercher chaque fois que possible l’adhésion des familles.
Une telle démarche doit encadrer, par des conditions très restrictives, les décisions de placement prises dans l’urgence par les parquets ou par le juge des enfants, en les obligeant à expliquer précisément les motifs de l’urgence et en quoi l’audition des parents était impossible, ainsi qu'en fixant un délai impératif de huit jours maximum pour que l’audition ait lieu, faute de quoi le placement deviendrait caduque.
Il me paraît opportun également de poser le principe d'une révision annuelle de toute décision de placement de manière à vérifier régulièrement si, en vue de l’évolution de la situation familiale, la mesure reste nécessaire.
La procédure, c’est aussi le contenu des écrits : ceux des services sociaux qui doivent être à la fois précis et compréhensibles, en évitant les jugements de valeur, les a priori et surtout en prenant en considération le fait que la charge de la preuve pèse sur les services sociaux et sur tous ceux (procureurs, parents ou mineurs) qui saisissent le juge des enfants. C’est à eux qu’il appartient de démontrer que l’enfant, pour lequel une protection est demandée, est réellement en danger et non aux parents de faire la démonstration qu’ils élèvent convenablement leur enfant. On a tendance beaucoup trop souvent à oublier cette règle et des parents encore aujourd’hui sont sanctionnés dans l’exercice de leur autorité parentale faute d’avoir pu, ou d'avoir su, réfuter des affirmations sans preuves avancées contre eux.
Les écrits, c’est, bien sûr, la décision du juge qui doit être motivée de façon précise et compréhensible. Ainsi, ce qui est dit, tant par l’enfant que par les parents, doit apparaître de façon explicite dans le dossier, ce qui implique la systématisation de la présence du greffier.
Cela nécessite un renforcement des effectifs des juges des enfants et des fonctionnaires greffiers de manière à ce qu’ils puissent assister à toutes les audiences d’assistance éducative, ce qui pour le moment est loin d’être le cas.
Dans le jugement, comme pendant l’audience, des règles évidentes de respect, de courtoisie s’imposent. Cela semble aller de soi mais la pratique judiciaire tend à montrer qu’il y a dans ce domaine des progrès à faire, même face à des parents agressifs ou injurieux. N’oublions pas que nous sommes, en tant que juges ou travailleurs sociaux, des professionnels de la relation et que nous sommes supposés savoir adopter des attitudes professionnelles dans ce genre de situations.
Plus difficile est l’effort que doit faire le juge pour éviter de projeter, dans sa décision, ses propres schémas culturels et familiaux en cherchant à les imposer aux parents qui sont en face de lui. Le juge des enfants doit se souvenir qu’il n’est pas juge d’un mode de vie ou d’éducation mais uniquement de ses conséquences dangereuses pour l’enfant.
Enfin, la décision autoritaire imposée à la famille doit être le dernier recours et ne doit être prise que lorsque sa mise en œuvre immédiate est le seul moyen pour protéger l’enfant. Chaque fois que le contexte le permet, il est préférable de se laisser le temps de préparer un placement en essayant d’y associer l’enfant et les parents, quitte parfois à y renoncer, quand le prix d’un placement autoritaire paraît trop élevé sur le plan psychologique et affectif, au regard du bénéfice que l’enfant pourrait en tirer. La règle de recherche de l’adhésion doit donc rester la priorité.
La procédure, c'est enfin le droit pour les parents et l'enfant de faire appel de la décision prise. Les procédures d’appel en cas de placement doivent être accélérées et il faudrait réellement que le délai d’intervention des cours d’appel ne dépasse pas trois mois. Cette durée me semble un grand maximum pour que la modification de cette décision puisse avoir un sens.
Après la forme, il y a le fond de la décision. Il faut rappeler le caractère exceptionnel de la décision de placement, principe énoncé par le droit français et la Convention internationale des droits de l’enfant. Cela signifie que, prioritairement, c’est au sein du milieu familial que doivent être recherchées les solutions éducatives, affectives, matérielles, aux carences constatées.
Le fond, c’est aussi réaffirmer que la règle de principe est celle de l’autorité parentale qui permet aux parents d’élever leur enfant sans intervention extérieure, sous réserve de préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité, ses conditions de vie et d'éducation. L’exercice de cette autorité parentale leur permet de faire eux-mêmes des choix en matière de scolarisation, de suivi médical, voire même de demander le placement en internat éducatif ou scolaire et même, pour certains, dans le cadre des demandes d’accueil provisoire, en famille d’accueil. Le juge des enfants, lorsqu’il est saisi, doit uniquement vérifier si ces choix sont adaptés aux besoins de l’enfant et, dans l’affirmative, il n’a pas à se substituer aux parents pour imposer d’autres choix qui auraient sa préférence.
Par conséquent, il me paraît préférable de privilégier chaque fois que c’est possible et lorsque des prises en charge extérieures à la famille s’avèrent nécessaires, les mesures dites d’accueil provisoire, c’est-à-dire de placement sollicité par les parents eux-mêmes sans intervention judiciaire, ce qui leur permet d’en conserver la maîtrise et d’être eux-mêmes acteurs des mesures de protection mises en œuvre pour les enfants.
Lorsque l’intervention judiciaire est nécessaire, il y a, vous le savez, deux types de mesures qui peuvent être mises en œuvre, l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou le placement.
La mesure AEMO a l’avantage de laisser l’enfant dans la famille et d’aider les parents à progresser dans leurs attitudes éducatives. Pour autant, ce n'est pas – loin s'en faut – la panacée. Tout d'abord une mesure d'AEMO n'est pas une mesure anodine, c’est une intrusion dans l’intimité des familles parce que le juge estime que l’enfant est en danger et que la seule intervention des parents ne suffit pas à le protéger. Eu égard à la surcharge des services, ces mesures sont prises en charge avec des délais de retard importants : l’intervenant, au mieux, rencontre la famille une fois tous les quinze jours, le plus souvent à son bureau, en dehors du contexte matériel de vie de l’enfant. Et surtout, une AEMO n’a aucune prise sur le logement, le travail, les conditions matérielles de vie des parents et l’intervenant va préconiser des attitudes éducatives de manière abstraite, indépendamment des conditions de leur mise en œuvre. Jouer avec ses enfants, être à leur écoute, suivre leurs devoirs, quand on vit à 5 ou 6 dans une même pièce semblent en effet relever de l’exploit. Dans ce contexte, l’AEMO trouve vite ses limites et ne peut, en aucun cas, répondre à toutes les situations, d’autant plus qu’il n’y a pas une progression linéaire entre l’AEMO et le placement, une sorte de degré supplémentaire qui ferait que, quand l’une n’a pas marché, on a recours à l’autre. Le placement a sa propre logique, même s’il n’a pas été précédé par une mesure d’AEMO.
Mais le placement peut à l’inverse se révéler excessif par rapport à la protection dont l’enfant a besoin. D’où une autre logique qu’il me semble nécessaire de privilégier et qui s’appuierait sur la recherche d’une complémentarité entre les compétences parentales, ce que les parents savent faire, ce qu’ils peuvent assumer par eux-mêmes et ce qu’il est nécessaire d’ajouter pour répondre aux besoins de l’enfant. Dès lors, le rôle du juge des enfants et, en amont, des services qui le saisissent, sera de repérer cette parentalité possible, de la valoriser en lui permettant de s'exercer au maximum de ses possibilités, pour mettre en œuvre le complément strictement nécessaire à la protection de l'enfant. Cette démarche obligerait à reconnaître la place des parents dans le maintien des relations avec leur enfant et dans l’exercice de tous les attributs de l’autorité parentale qui ne sont pas inconciliables avec le placement. Et, surtout, cela obligerait à diversifier les réponses entre AEMO et placement.
Parmi les mesures alternatives, il y a la mesure dite d’AEMO renforcée qui, en raison du faible nombre de familles suivies par un même intervenant, peut permettre un travail d’accompagnement sur des objectifs précis : le suivi des devoirs, l’accompagnement médical des parents ou de l’enfant, les démarches de recherche d’emploi, l’organisation des loisirs favorisant la relation parents-enfants, les rythmes de vie de l’enfant, de telle sorte que, dans ces différents domaines, les parents aient effectivement la possibilité de progresser. L’intervention de travailleuses familiales au domicile des parents est un premier pas dans cette direction. Mais elles restent encore trop peu nombreuses et ces interventions sont encore accordées de façon trop restrictive et sur des durées trop courtes.
L’autre alternative, c’est le placement dit séquentiel, modulable en fonction de ce que les parents sont capables d’assumer et les moments où ils ont besoin d’être déchargés de l’enfant. C’est, par exemple, le placement de l’enfant pendant la journée avec le retour le soir, chez lui, ou le placement à certains moments de la semaine, voire uniquement le week-end si l’on a repéré que c’est ce moment là qui pouvait poser problème dans la prise en charge de l’enfant. Le reste du temps, un accompagnement social est mis en place selon les mêmes modalités que l’AEMO renforcée.
Ce type de placement séquentiel peut fonctionner à partir de familles d’accueil, ce qui est le plus fréquent, mais aussi à partir de foyers éducatifs qui auront un prix de journée différencié selon le mode de prise en charge de l’enfant. Certains foyers, à Nancy et à Nîmes notamment, se sont dotés d’un service d’accompagnement qui aide les parents dans la prise en charge des enfants lors des retours dans les familles et qui reçoivent les parents, dans l’institution, pour mieux les associer au travail qui est fait avec les enfants.
Tous ces dispositifs supposent bien sûr des moyens importants que de nombreux conseils généraux refusent pour le moment de mettre en œuvre. Cela suppose surtout une inversion complète des logiques de prise de décision : c’est à l’Aide sociale à l’enfance qu’il revient de diversifier ses réponses et de mettre en œuvre les modes de prises en charge adaptés aux nécessités de la protection de l’enfant, et non au juge d’ajuster sa décision en fonction des moyens qui lui sont donnés et des solutions existantes.
Mais, quelle que soit la modalité de placement, le principe du maintien des relations parents-enfants est essentiel et ne peut être remis en cause sans motif grave. Au delà du maintien de la relation, c’est la nécessité impérative d’un travail éducatif sur le contenu de cette relation pour la faire progresser en vue du retour de l’enfant dans sa famille. Il importe de réaffirmer qu’un placement, quel qu’il soit, se doit d’être une mesure transitoire. Ce n’est pas une fin en soi. Et l’objectif d’un retour ou, a minima, du maintien d’une relation régulière, doit être constamment présent à l’esprit des intervenants dès le début de la mise en place d’une telle mesure.
Enfin il faut rappeler que, même en cas de placement, les parents conservent tous les attributs de l'autorité parentale qui ne sont pas inconciliables avec la mesure : les autorisations d’opérer, les orientations scolaires, les sorties de territoire, y compris la fameuse coupe de cheveux (qui crée tant de tension entre les familles d’accueil et les enfants placés), doivent impérativement passer par leur autorisation. À cet égard, la participation des parents aux conseils d’établissements dans les foyers peut être un moyen utile pour se faire entendre et reconnaître en tant que parents.
En conclusion, lorsqu’un placement s’avère indispensable, c’est la qualité de la place laissée aux parents, la manière dont une complémentarité pourra s’établir entre les compétences parentales et le travail des professionnels qui permettra d’éviter le ressenti de disqualification et qui garantira le succès de ce placement.