La Convention européenne des droits de l’homme est un outil pour faire respecter le droit de vivre en famille, un outil à mobiliser, à utiliser, un outil d’ailleurs qui ne s’use que si on ne s’en sert pas. Qu’est-ce que cet outil peut nous apporter ? La Convention européenne des droits de l’homme a un double aspect : d’un côté, elle garantit un ensemble de droits fondamentaux et c’est l’ensemble de ces droits qu’il faut pouvoir mobiliser. J’ai trouvé très intéressant ce qu’Henri Bossan vient de dire par rapport au combat qui est le vôtre et qui est le nôtre, il y a beaucoup de dispositions de la Convention à utiliser : l’interdit des traitements inhumains et dégradants - le jour où il y aura une avancée sur ce point-là, ce sera vraiment important -, l’article 6, le droit à la justice, je voudrais peut-être aussi ajouter l’article 14 de la Convention qui interdit toute forme de discrimination dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, interdiction de toute forme de discrimination fondée notamment sur l’origine sociale et la fortune. Et, non seulement il y a l’article 14 qui porte cet interdit de la discrimination, il y a aussi aujourd’hui un nouveau protocole à la Convention, c’est-à-dire un texte qui complète la Convention et qui va beaucoup plus loin, ce protocole numéro 12 interdit la discrimination dans tout droit prévu par la loi et dans tout acte d’une autorité publique. C’est un protocole que tous les États ont signé à Rome en novembre dernier à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme. Ils l’ont tous signé, il n’y en a pas un aujourd’hui qui l’a ratifié. Donc, s’il y a un combat qu’une organisation comme ATD Quart Monde doit mener, ce serait certainement un combat pour la ratification de ce protocole numéro 12 qui, s'il entre en vigueur un jour, constituera un outil particulièrement utile.
Je ne vais pas vous parler de ces droits-là aujourd’hui, je vous parlerai uniquement de l’article 8 qui dit : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ». C’est le premier volet de la Convention qui garantit des droits, plusieurs droits, qu’il faut pouvoir utiliser. Le second volet, c’est qu’à côté des droits garantis, la Convention assure aussi ce qu'on pourrait appeler la garantie de ces droits, c’est à dire la possibilité d’introduire un recours, chez soi d’abord, en droit interne, mais aussi devant une instance européenne qui n’est pas au-dessus, qui est une instance qui doit assurer pour tous les citoyens européens la garantie concrète de l’effectivité des droits fondamentaux, et cela, c’est le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme que j’ai le redoutable honneur de servir. Donc, la Convention à la fois garantit des droits, et assure la garantie de ces droits. Je vais intervenir brièvement sur ces deux volets : les droits garantis et la garantie des droits. Je voudrais le faire aussi dans un certain esprit. Il y a une exigence qui traverse toute la Convention, qui a été rappelée par Henri Bossan, c’est celle de l’effectivité. Les droits de la Convention européenne des droits de l’homme - et la Cour l’a répété à de multiples reprises - ce ne sont pas des droits théoriques, ce ne sont pas des droits illusoires ; les droits de la Convention doivent être des droits concrets et réalistes, effectifs. Et donc, il faut toujours avoir cela présent à l’esprit, ce ne sont pas des mots, cela doit être des réalités.
Je vais essayer de vous expliquer à la fois ce que contient l'article 8, ses possibilités, ses limites et les limites aux limitations.
I - Les droits garantis
Un principe, des obligations négatives, des obligations positives
L’article 8 de la Convention énonce un principe, et, lorsqu’un texte énonce un principe, il faut le prendre pour ce que c’est, c’est un principe. Nous verrons qu'à ce principe il y a des exceptions, des limitations, mais que ces exceptions doivent elles-mêmes être limitées.
Quel est ce principe ? « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ». Je vais fonder ce que je vous dis sur toute une série de décisions de la Cour qui ont été en ce sens1. Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale, la Cour l’a dit au moins à dix reprises.
Ce principe de l’article 8 tend à prémunir les personnes contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics mais il va plus loin qu'une simple obligation négative. Bien sûr, cet article 8 contient une obligation négative pour l’État de ne pas s’immiscer dans la vie privée et familiale, sous réserve des exceptions que nous verrons bientôt. Mais cet article 8 contient aussi des obligations positives et cela me paraît vraiment important à rappeler. Si le texte dit : « Toute personne a droit au respect de sa vie familiale », et bien il y a des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie familiale. Par exemple, là où il y a un lien familial, l’État doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer2. La Cour a encore rappelé cela dans une décision toute récente du 25 janvier 2000. Cette obligation positive de l’État, on devrait pouvoir l’interroger très loin ; j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’éditorial de « Partenaires »3 de mars/avril 2001 de Françoise Ferrand : « Ils sont ma famille. » Je vais la citer parce que cela traduit bien ce que pourrait être une obligation positive : " Fonder une famille, la garder unie, mobilise beaucoup d’énergie, beaucoup de force, pour ceux d’entre nous qui vivent en situation de précarité. Pour autant, peut-on dire que l’ambition de certaines familles se limiterait à un droit minimum, celui de vivre ensemble, comme il existe un droit minimum de 4 ou 6 ampères pour l’électricité ? Non, vivre ensemble sous le même toit n’est pas un but ultime : tout parent sait qu’un jour son enfant le quittera pour bâtir sa propre vie. Pendant toutes les années d’enfance, d’adolescence, nous essayons d’offrir le meilleur pour l’épanouissement de nos enfants. Notre amour, bien sûr, mais aussi de bonnes écoles, de bonnes occupations, culturelles, sportives, de bonnes relations. Quel que soit le milieu social, toute famille a besoin de soutien, de points d’appui, de relations pour mener à bien ce projet." Et bien, lorsque l’on voit que l’article 8 de la Convention qui assure le respect de la vie privée et familiale contient des obligations positives, on pourrait effectivement interroger les États sur ce qu’ils font pour remplir ces obligations positives de l’article 8 par rapport à un ensemble social.
Qu’est-ce qu’il faut entendre par « famille » dans l’article 8 ? Aucun contour précis de la famille ne se dégage des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et de ses protocoles. Si certaines dispositions se réfèrent explicitement à la famille fondée sur le mariage, d’autres évoquent seulement les responsabilités parentales (protocole additionnel, article 2) ou reconnaissent « à quiconque le droit au respect de la vie familiale. » C’est bien le cas ici. Le droit au respect de la vie familiale revient à tout le monde et dans quelque situation que ce soit. À tout le monde, cela veut dire à toute personne ; les relations entre parents et enfants, les relations entre grands-parents et petits-enfants sont évidemment aussi couvertes par l’article 8 de la Convention. La Cour rappelle que la vie familiale au sens de l’article 8 inclut, englobe les rapports entre les proches parents, entre les parents plus éloignés, entre tout ce qui constitue le milieu familial d’un enfant et d’une famille. Donc cela s’applique à toute personne. Ce respect est aussi garanti dans toute situation, même lorsque la famille est séparée et, je dirais même et surtout lorsque la famille est séparée. Voilà pour le principe, il est la base, c’est de là qu’il faut partir.
Il ne peut y avoir ingérence qu’à certaines conditions
Je vais évoquer maintenant les exceptions. Les exceptions doivent être entendues dans un sens étroit. Quelles sont ces exceptions ? Le texte de l’article 8 dit ceci : « Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique pour rencontrer un ensemble de buts » et, ici, cela concerne plus particulièrement la protection de la santé, la protection des droits et des libertés d’autrui. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit qu’à certaines conditions. Je vais prendre ces conditions, les expliquer dans un moment, mais il faut bien comprendre la manière de raisonner : une ingérence est contraire à l’article 8 sauf si elle répond aux conditions limitativement prévues par le paragraphe 2 de l’article 8.
Qu’est-ce qu’il faut entendre par ingérence ? Le placement d’un enfant est, en soi, une ingérence, c’est une ingérence dans le respect de la vie privée et familiale. La Cour le rappelle, et je cite : « L’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave. Dès lors, pareille mesure doit reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et ayant assez de poids et de solidité4 ».
À quelles conditions maintenant cette ingérence est-elle autorisée ?
- Tout d’abord, elle doit être prévue par la loi. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Gnahoré contre France, la mesure de placement se fondait sur les articles 375 et suivants du Code civil relatifs à l’assistance éducative. Elle se trouvait donc prévue par la loi.
- Seconde condition, l’ingérence doit poursuivre un but légitime. Et donc ici le but légitime qui sera invoqué sera souvent la protection de la santé, les droits et les libertés d’autrui. Alors la question vraiment difficile pour moi est celle-ci : est-ce que, concrètement, dans les différentes situations, la mesure de placement poursuit bien ce but légitime du bien-être de l’enfant ? La question du bien-être de l’enfant, ou plus largement la question de l’intérêt de l’enfant, est, pour moi, une des questions les plus confuses. Très souvent, il faut bien le reconnaître, il s’agit d’une formule magique, mais c’est une formule magique qui est en même temps une formule diabolique. L’intérêt de l’enfant, bien sûr, doit passer avant toute autre considération, mais l’intérêt de l’enfant présente un double aspect. Il est certain que garantir à un enfant une évolution, dans un environnement sain, relève de son intérêt. Et donc, la Cour l’a souvent dit, l’article 8 ne peut pas autoriser un parent à prendre des mesures qui sont préjudiciables à la santé ou au développement de l’enfant5. Mais d’un autre côté, il est tout aussi clair que l’intérêt de l’enfant est que le lien entre lui et sa famille soit maintenu, sauf dans des cas extrêmes. Briser un tel lien revient à couper l’enfant de ses racines et peut être considéré comme une forme de maltraitance sociale. L’intérêt de l’enfant commande donc que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles puissent conduire à une rupture du lien familial.
- Troisième condition, il faut que cette ingérence, le placement, soit nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce but. Qu’est-ce que cela veut dire « nécessaire » ? Souvent, la Cour a dit : « Il faut qu’il y ait un besoin social impérieux et que ce besoin social impérieux soit proportionné au but légitime recherché »6. Comme l’éclatement d’une famille constitue une ingérence grave, « pareille mesure doit reposer sur des considérations ayant assez de poids et de solidité »7 Concrètement, que va faire la Cour pour apprécier la nécessité de ces mesures dans une société démocratique ? Elle examinera si les motifs invoqués pour justifier le placement sont pertinents et sont suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 88. Donc une décision de placement et de son maintien ne peut intervenir que si elle est accompagnée de motifs sérieux, de motifs décisifs et sur lesquels nous devons exercer un contrôle rigoureux. Il ne suffit pas de dire que la mesure est raisonnable. Il ne suffit pas de dire que les autorités ont agi de bonne foi. Il faut qu’il y ait des motifs sérieux, décisifs, pertinents, qui établissent le besoin social impérieux.
Je prends un exemple récent, c’est une affaire qui concerne la Finlande9. Elle posait, au regard de l’article 8, la question de la décision même du placement. En l’espèce, la situation était vraiment très particulière puisque l’enfant avait été placé immédiatement après la naissance à l’Assistance publique en raison de l’instabilité mentale de la mère et de problèmes familiaux de longue date. Et puis, quelques jours après, le fils aîné était placé lui aussi, pour les mêmes raisons que sa sœur qui venait de naître. Par une décision du même jour, le conseil de l’aide sociale interdisait la visite de la mère à ses enfants. Le lendemain, la mère était hospitalisée pour psychose. En examinant si les mesures étaient nécessaires dans une société démocratique, dans cette affaire qui date du 27 avril 2000, la Cour a estimé que les motifs et les méthodes employés étaient arbitraires et ne pouvaient pas se justifier dans les circonstances. Et elle note précisément ceci, que l’on n’a pas donné aux personnes la moindre chance de commencer une vie familiale avec leur enfant nouveau-né. Bien sûr, il y a, en cette matière, une marge d’appréciation qui est laissée aux autorités nationales mais, malgré cette marge d’appréciation sur laquelle je reviendrai dans un moment, la Cour a estimé que les ordonnances de placement n’étaient pas suffisantes, et que les méthodes employées pour mettre la décision en œuvre étaient excessives.
Dans le processus de placement, il faut évidemment être attentif aux rôles des différents acteurs. Dans la prise de décision et son éventuel maintien que faut-il penser, par exemple, du rôle des experts ? Très souvent, bien sûr, cette question intervient : comment articuler ce rôle des experts qui interviennent dans la décision de placement par rapport à la possibilité pour les parents de prendre la parole eux-mêmes dans le cadre de la procédure ? Ceci me semble particulièrement crucial au moment de la décision de placement elle-même. Il faut bien aussi se rendre compte qu’un enfant placé est bien souvent un enfant en place et que pour un expert, comme pour tout autre intervenant, le placement constitue la solution du moindre risque. Par ailleurs, comment interpréter l’attitude des parents ? Leur hostilité à la décision des services sociaux peut être interprétée soit comme une marque d’attachement à leurs enfants, soit au contraire comme un signe de danger pour ceux-ci10.
Dans une affaire toute récente aussi, qui concernait l’Allemagne, pour déterminer si la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour a recherché si, concrètement, en raison de la gravité de la décision à prendre, la personne concernée a pu jouer un rôle dans le processus décisionnel. Est-ce qu’elle a pu jouer un rôle suffisamment important pour assurer la protection de ses intérêts. En l’espèce, la personne concernée - c’était le père - avait demandé une expertise psychologique indépendante et avait aussi demandé à pouvoir faire valoir son point de vue à l’audience. À la fois, l’expertise et la possibilité de faire valoir son point de vue, lui avaient été refusées. La Cour a conclu à la violation de l’article 811. Les autorités ont violé l’article 8 parce que la personne concernée, le père, n’a pas pu jouer un rôle dans tout le processus judiciaire qui a conduit à la prise de décision.
Autre affaire : Scozzari et Giunta contre l’Italie, du 13 juillet 2000. Les enfants avaient été placés dans une institution dont les responsables avaient antérieurement été condamnés pour mauvais traitements et abus sexuels sur des handicapés qui y avaient été accueillis. La Cour va noter - et cela montre bien l’importance qu’elle veut donner à la place des personnes concernées dans toute décision de placement - que « les autorités n’ont jamais expliqué pourquoi ces enfants étaient placés dans cette communauté, ni pourquoi cela ne posait pas problème. » La Cour va dire : « Pareille absence d’informations n’est pas compatible avec le devoir d’équité et d’information qui incombe à l’État lorsqu’il prend des mesures d’ingérence graves dans une sphère aussi délicate et sensible que celle de la vie familiale. Sans explications exhaustives et pertinentes de la part des autorités compétentes, on ne saurait purement et simplement imposer, comme cela c’est produit dans le cas d’espèce, à un parent, de voir ses propres enfants placés dans une communauté dont certains responsables se sont vu infliger de graves condamnations, par le passé, pour mauvais traitements et abus sexuels.12 »Et à partir de cette décision, on voit une nouvelle exigence qui transparaît, cette exigence qui porte sur la grande vigilance, sur le choix des centres d’accueil et sur les qualifications morales et professionnelles de ceux qui en sont responsables.
Quelle est la marge d’appréciation de l’État ? Certes, il ne revient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui devraient être prises : les autorités compétentes sont en effet, en principe, mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec le contexte de l’affaire et les parties qui sont impliquées13. Toutefois, la Cour ne peut pas non plus se soustraire au contrôle qui lui est imposé portant sur la pertinence et l’insuffisance des motifs à la base de l’ingérence ainsi que sur la mise en balance des intérêts en présence. La marge d’appréciation ne peut faire l’économie d’une démonstration, tout comme la référence à l’intérêt de l’enfant ne peut remplacer un argumentaire. La Cour doit examiner, à la lumière de la Convention, les décisions prises par les autorités judiciaires nationales dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation14.
Un principe, des exceptions, nous venons de les voir. Il peut y avoir une ingérence à trois conditions : qu’elle soit prévue par la loi, qu’elle poursuive un but légitime, et qu’elle soit nécessaire à la réalisation de ce but - et par rapport à la mise en œuvre de cette ingérence et des conditions qui sont indispensables à établir, la place et le rôle grandissant et croissant des personnes directement concernées.
Il y a des limites aux limitations
Si donc, dans des circonstances exceptionnelles, une ingérence est possible, cette ingérence doit elle-même être limitée, et c'est cela que j’appelle des limites aux limitations.
Première limite à la limitation : l’article 18, autre disposition de la Convention, prévoit expressément que : « les restrictions, les limitations, les ingérences, qui sont apportées au droit prévu par la Convention, ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. » Et là aussi, un contrôle rigoureux doit s’opérer. Si des restrictions sont possibles, elles ne peuvent être justifiées que s’il est prouvé, établi concrètement, pas théoriquement, concrètement, qu’elles poursuivent ce but-là.
Seconde limite à la limitation : dans l’intérêt non seulement du parent concerné mais aussi de l’enfant, le but d’une prise en charge, le but d’un placement doit être, et la Cour l’a dit à de multiples reprises, « d’unir à nouveau le parent et l’enfant. »15 C’est un point décisif et qui fait peser, sur les autorités, une exigence forte. Si une mesure de placement a lieu, est-ce que toutes les mesures ont été prises pour faciliter le regroupement de la famille, toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger des autorités16 ? Il faut donc voir si, dans les circonstances précises, tous les efforts ont été faits pour envisager de mettre fin au placement. Georges de Kerchove a écrit, dans ce même numéro de "Partenaires" : « Rien que l’angoisse du placement autoritaire peut miner une famille et casser des parents… Une fois le placement décidé les parents conservent certains droits mais doivent-ils pour autant prouver qu’ils sont capables de s’occuper de leurs enfants avant de les récupérer ? » Et bien non, telle est la réponse à cette question qu'il pose. À partir du moment où une mesure de placement est décidée, il incombe aux autorités de prendre toutes les mesures pour veiller, pour orienter ce placement vers une réunion ultime de la famille.
Troisième limitation, qu'il faut lier à la seconde : « il faut considérer que la prise en charge de l’enfant est une mesure temporaire, à suspendre dès que la situation s’y prête… tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent naturel et l’enfant. » Ceci veut dire concrètement que, si on veut donner force à ce droit au respect de la vie familiale, une mesure de placement doit être organisée de manière à éviter les situations irréversibles. Cela pose alors toute la question de la durée du placement : il faut éviter que par sa durée, par sa longueur excessive, il ne préjuge un placement définitif. Cela veut dire aussi que toute mesure de prolongation d’un placement doit être analysée de manière particulièrement attentive. Dans cette même affaire Scozzari et Giunta, qui est une affaire très importante, très significative en cette matière, la Cour stigmatise - j’emploie le terme exact - l’absence de limite à la durée du placement et elle dit ceci : « Quant à l’absence de limite à la durée du placement, la pratique montre que, lorsque le placement en communauté se prolonge, nombre des enfants qui ont fait l’objet d’une telle mesure ne recouvrent, en réalité, jamais une véritable vie de famille en dehors de la communauté. Dès lors, la Cour n’aperçoit aucune justification valable au fait que le placement des enfants ne soit pas assorti d’une limitation temporelle. »17
Quatrième limitation, fondamentale : la prise en charge d’un enfant par les autorités publiques « ne met pas fin aux relations familiales naturelles. »18 C’est toute la question des contacts et des droits de visite qui se pose. La Cour a dit plusieurs fois qu’une mesure aussi radicale que l’interruption totale des contacts ne pouvait se justifier que dans des circonstances exceptionnelles19. Briser les liens peut représenter pour l’enfant une forme de maltraitance sociale. Toujours dans ce même arrêt Scozzari et Giunta, elle souligne : « Si les conditions difficiles nuisant à la vie familiale et au développement des enfants justifiaient l’éloignement temporaire de ceux-ci (sans pour autant sous-estimer l’importance du soutien psychologique dont la mère avait besoin), la situation grave qui régnait ne justifiait pas, à elle seule, la rupture des contacts. » « Puisque les autorités n’ont pas voulu priver définitivement la mère de tous ses droits parentaux, la décision d’exclure tout contact de l’enfant avec sa mère comporte un élément de rupture même dans les rapports de frères entre eux, et ne cadre pas avec le but affiché qui est de permettre une possibilité de renouer les rapports avec la mère. »20
Alors, dans cette question extrêmement difficile des contacts, on voit deux arguments qui apparaissent. Le premier argument c’est le manque de coopération du parent concerné. La Cour l’a dit et le répète : « Le manque de coopération du parent ne constitue pas un élément déterminant dans la mesure où il ne dispense pas les autorités de tout mettre en œuvre pour permettre le maintien du lien familial. »21 À cet égard, il n’est pas suffisant de dire que les autorités ont fait des efforts ou même qu’elles ont fait de sérieux efforts pour maintenir ces contacts, tout comme il n’est pas acceptable de dire que la situation trouve sa source uniquement dans la conduite du parent22. Il faut bien se rendre à l’évidence, et les autorités le savent bien, les familles n’acceptent pas facilement les séparations et, dans un tel climat, l’idée d’une coopération est illusoire.
L’autre argument souvent invoqué, c’est la résistance des enfants, le fait que les enfants soient troublés à l’idée de rencontrer leurs parents, ou bien, qu’après les premières visites, il y a un sentiment de déception qui apparaît. Il ne me paraît cependant pas suffisant, en lui-même, pour justifier le maintien de l’absence de contacts car, éloigné progressivement de sa famille d’origine, on peut comprendre que l’enfant développe des stratégies adoptées à son nouveau milieu de vie. En outre, lorsqu’il s’agit d’un placement familial, la rupture des liens avec la famille d’origine peut placer tout le monde dans une situation délicate. En effet, dans la logique de ce placement, la famille d’accueil n’est pas une famille de substitution mais plutôt une famille-relais, une famille-auxiliaire. Le maintien de liens de l’enfant avec la famille d’origine fait donc partie intégrante de cette forme de placement qui doit gérer une relation triangulaire entre l’enfant et ses deux familles, avec des droits égaux pour tous. Là aussi, la Cour, notamment dans l’affaire Scozzari et Giunta, l’a dit très clairement : le fait que les enfants étaient troublés à l’idée de revoir leurs parents et qu’après la première visite il y a eu un certain sentiment de déception, pour la Cour, ces circonstances auraient dû pousser les services sociaux à organiser des rencontres rapprochées en vue d’aider les intéressés à surmonter la période difficile. Cette reconnaissance de la nécessité de dépasser les difficultés par une aide et une intervention plus intensives a été reprise encore dans d'autres arrêts.
Toujours dans le même sens, et on le voit apparaître dans cette décision de Scozzari et Giunta du 13 juillet 2000, si le tribunal de la jeunesse ou le tribunal pour enfants, selon les pays, a pris la décision de maintenir des contacts, les services sociaux doivent mettre en œuvre cette décision. Et il y a, dans cet arrêt, tout un passage qui concerne l’articulation entre les décisions des autorités judiciaires et, ce que l’on peut appeler une forme de résistance des services sociaux à la mise en œuvre de la décision judiciaire, qui me paraît vraiment très important à rappeler.
L’article 8 commande que les décisions des tribunaux tendent à favoriser entre parents et enfants des rencontres qui renoueront leurs relations en vue d’un regroupement éventuel. Il faut donc que ces décisions soient mises en œuvre de manière effective et cohérente. « Il ne serait pas logique de ménager la possibilité de rencontres si la suite donnée à cette décision se traduisait de facto par l’éloignement définitif de l’enfant de son parent biologique. Dès lors, les autorités compétentes, en l’occurrence les tribunaux pour enfants, ont un devoir de vigilance constante, tout particulièrement en ce qui concerne le travail des services sociaux afin que le comportement de ceux-ci ne fasse pas échec aux décisions des autorités. »23
Dans l’affaire Scozzari et Giunta, la requérante se plaignait aussi de ce que ses enfants ne bénéficiaient pas d’une scolarisation adéquate et elle évoquait l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention. Certes, la Cour ne lui a pas donné raison mais je trouve que la question valait la peine d’être posée.
En conclusion, on peut affirmer que par l’article 8, ce droit est garanti à la fois dans son principe, dans ses exceptions et dans ses limites aux limitations.
II - La garantie des droits
Comment mettre en œuvre ces droits ? Je serai plus brève dans cette seconde partie car Henri Bossan en a déjà parlé. Comment faire valoir ce droit de l’article 8 devant la Cour européenne des droits de l’homme ? Je partage totalement ce qu’il a dit, il faut de l’énergie pour mener une action judiciaire chez soi, dans son pays, et il en faut encore plus pour la mener devant une instance européenne. Cela pose toute la question cruciale de l’accès à la justice, pas simplement de l’accès de manière théorique mais comment, effectivement, trouver des moyens pour favoriser, pour aider, pour permettre un accès réel aux tribunaux chez soi, au tribunal européen, pour assurer le respect de ses droits fondamentaux ? C’est uniquement avec cette préoccupation-là que je vais pointer, dans la procédure devant la Cour européenne, certains éléments qui me paraissent significatifs.
Comment est-ce que la Cour est saisie ? Par une requête individuelle, comme Henri Bossan vient de vous le dire, et il a cité l’article 34. Je veux aussi citer l’article 33 : la Cour peut être saisie par ce que l’on appelle une requête interétatique. Un État peut venir devant la Cour et faire valoir que, dans un autre État, il y a la violation d’un droit fondamental. Je sais qu’on ne l’emploie pas beaucoup, on l’emploie même très peu. Bien sûr, diplomatiquement, cela ne se fait pas. Pourquoi pas ? À partir du moment où il faut précisément tenter d’éviter cette difficulté de l’accès individuel, pourquoi ne pas un jour mobiliser une requête interétatique et qu’un ensemble d’États pose la question de la précarité, de l’exclusion, de l’article 3 de la Convention, des traitements inhumains et dégradants qui sont constitués par le fait de vivre dans l’extrême pauvreté. Je comprends très bien qu’un requérant individuel ne peut pas porter seul le poids d’une demande aussi forte, alors pourquoi pas une requête interétatique ? Donc la requête interétatique me paraît peut-être une ressource à mobiliser. Alors, bien sûr, l’individu requérant peut le faire et, à cet égard là, il faut aussi rappeler que, devant la Cour, tout le monde peut venir introduire sa requête, un enfant peut le faire ou une mère privée de ses droits parentaux. Dans l’affaire Scozzari et Giunta, la mère qui avait été privée d’autorité parentale est venue devant la Cour à son simple titre de mère biologique et on l’a acceptée. Donc, la requête individuelle peut être faite par tout un chacun.
Une ONG, peut aussi introduire une requête devant la Cour, mais , dans ce cas-là, il faut qu’elle puisse montrer qu’elle a la qualité de victime donc qu’elle est personnellement concernée par la situation. C’est une limitation mais alors, de nouveau, et cela aussi me paraît être un combat à mener, pourquoi ne pas tâcher de faire passer cette idée de ce qu'on appelle une action d’intérêt collectif. Cela veut dire qu’un groupe qui, bien sûr, n’est pas personnellement victime mais qui se présente comme étant un porte-parole puisse introduire une requête devant la Cour. Cette question de ce que l’on appelle l’action d'intérêt collectif, qui permettrait à des associations de porter devant la Cour le poids des requêtes individuelles, cela me paraît quelque chose de tout à fait fondamental à obtenir. Il y a dix ans, il était scandaleux de parler de cela, aujourd’hui, cela paraît un peu étrange, demain, cela sera la réalité, on le sait. Donc l’action d’intérêt collectif devrait, un jour, pouvoir faire son entrée en scène devant la Cour. Voilà pour la saisine de la Cour.
Henri Bossan a parlé aussi des conditions de recevabilité et de ces deux requêtes qui, effectivement, étaient déclarées irrecevables. Pour qu'une action soit jugée recevable, et là on retombe sur la question de l’accès à la justice, il faut avoir épuisé tout ce qui est possible d’introduire comme recours judiciaires devant les autorités de son pays. Pourquoi la Cour dit-elle qu’il faut avoir épuisé toutes les voies de recours interne ? Il y a une raison et il faut aussi la comprendre : il faut que les droits fondamentaux soient garantis au niveau local dans les différents pays. Le contrôle de la Cour n’est que subsidiaire et n’intervient qu’en dernière instance. Donc, il faut donner la chance aux autorités judiciaires de chaque pays de faire respecter les droits fondamentaux. C’est cela l'idée essentielle. Mais, si c’est impossible, parce qu’il n’y a pas de recours ou que les recours ne sont pas accessibles ou que les recours sont trop longs ou que les recours n’interviennent pas - si ces recours internes ne sont pas normalement et humainement accessibles - et bien la Cour acceptera de traiter l'affaire.
Dernier point en ce qui concerne la procédure devant la Cour, après tout un cheminement dans lequel il y a encore une possibilité pour des associations comme ATD Quart Monde d’intervenir, c’est la tierce intervention.
Cela veut dire qu’un groupe vient et dit : « Moi, je n’ai rien à voir avec le cas mais je voudrais simplement vous expliquer de manière générale l’enjeu de cette question. » Je prends un exemple dans un autre domaine, cette fameuse affaire « T and V contre Royaume-Uni » : ce sont deux garçons de dix ans qui ont battu à mort un bambin dans un centre commercial. Un recours a été introduit devant la Cour européenne des droits de l’homme pour signifier qu'intenter un procès d’assise à des enfants de dix ans pose problème. On a vu des groupes, des associations venir exposer à la Cour l’enjeu de la majorité pénale à dix ans. On a vu aussi un autre groupe venir expliquer à la Cour l’enjeu de la souffrance des victimes dans ce type de situation. La tierce intervention pourrait certainement permettre à des groupes comme ATD Quart Monde d’éclairer la Cour sur la réalité d’une situation.
Et puis, après tout le cheminement, l'arrêt intervient : il constate ou ne constate pas une violation de la Convention. Un arrêt de la Cour travaille pour le futur, il faut être bien clair. La personne elle-même qui a fait tout ce cheminement aura la satisfaction morale d’avoir obtenu gain de cause, obtiendra peut-être un dédommagement, mais, fondamentalement, la portée d’un arrêt de la Cour est de veiller à ce que la violation ne se reproduise plus, et donc que la situation change. Et toujours dans cet arrêt Scozzari et Giunta, j’ai été frappée de constater que l’exécution de l'arrêt de la Cour, aujourd’hui en Italie, se heurte à des problèmes majeurs, et je constate que les problèmes majeurs, par rapport à l’exécution de cet arrêt, sont au niveau des services sociaux qui manifestent, à l’égard de la jurisprudence de la Cour, une très forte résistance. Alors voilà, cela pose vraiment problème, cela pose évidemment cette question de la résistance ou de la non-résistance à ce contrôle européen de la Cour européenne des droits de l’homme.
Je voudrais simplement conclure en disant que : la Cour n’est pas au-dessus de vous, la Cour est avec vous. La Cour est un outil que vous devez mobiliser et j'aimais beaucoup ce qu'Henri Bossan a dit : « Le droit est entre nos mains ». C'est à nous de l'utiliser au mieux, chacun selon le rôle et la fonction qu'il remplit dans ce grand ensemble.