Jusqu'au dernier bout du monde

Bruno Oudet

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Bruno Oudet, « Jusqu'au dernier bout du monde », Revue Quart Monde [Online], 163 | 1997/3, Online since 01 March 1998, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/506

Irréversible, l'extension d'Internet sera ce que nous en ferons. Des partenaires soucieux qu'elle soit une chance pour tous existent. Osons

Revue Quart Monde : Pouvez-vous présenter rapidement le Chapitre français de l'Internet Society ?

Bruno Oudet : L'Internet Society est une association internationale de droit américain, créée en 1992 par les fondateurs, les créateurs du protocole Internet, pour permettre à Internet de se développer de façon ordonnée dans le monde entier. C'est le premier président de cette association, Vint Cerf, qui nous a proposé de créer le Chapitre français de l'Internet Society. Et donc, en 1996, nous avons créé ce Chapitre français qui regroupe maintenant à peu près cent trente membres

Un des slogans de l'Internet Society est le suivant : « Mettre le réseau là où il n'a jamais été ». Nous sommes très sensibles à cette ambition. Cela se concrétise pour l'instant par la formation d'ingénieurs de réseaux dans les pays où le réseau Internet n'est pas ou encore très peu présent. Mais, immanquablement, mettre le réseau là où il n'y en a pas est une ambition qui nous entraînera dans des lieux, des parties de la société française, qui en sont exclus. Cela va être pour nous une prochaine étape

RQM: Comment décririez-vous les évolutions en cours ? Quels enjeux identifiez-vous pour les plus défavorisés ?

Il y a un premier point que je voudrais souligner : la mise en réseau est un mouvement irréversible. Si vous regardez autour de vous, il y a de plus en plus d'ordinateurs, ils sont de moins en moins chers, ils sont de plus en plus connectés entre eux. Ce mouvement est inéluctable et nous ne reviendrons pas en arrière. A l'avenir, on communiquera en s'appuyant toujours plus sur des réseaux qui gagneront en vitesse, en puissance et en couverture géographique. Ceci est un premier point

Un second point d'importance est le suivant : l'utilisation des technologies nouvelles pour la communication n'est pas déterminée d'avance. Vous pouvez inventer de nouveaux usages. L'histoire d'Intemet n'a été qu'une invention de nouveaux usages. En ce moment, tout le monde parle beaucoup du « push ». Lorsque vous allez connecter votre ordinateur, vous recevrez directement les informations qui vous intéressent et vous n'aurez pas besoin d'aller les chercher. Il y a deux ans, personne ne parlait de « push », on développait avant tout des agents intelligents pour aller chercher l'information

Pour montrer que vous pouvez inventer des usages, je peux également citer l'anecdote suivante. Très schématiquement, Internet est né de la vision de deux personnes qui cherchaient à mettre l'intelligence en commun et à la communiquer via les ordinateurs. Qu'ont-elles envisagé ? Que l'on communiquerait de l'intelligence complètement formalisée, sous forme d'un échange d'articles. A ce moment-là, elles n'avaient pas pensé au courrier électronique, à cette communication non formelle de base. Or le courrier électronique reste aujourd'hui l'utilisation la plus importante d'Internet. Cette application la plus fréquente n'était même pas citée dans les rapports et n'avait pas été prévue par les premiers stratèges de la communication sur les réseaux

Pour finir, je développerais un troisième point : on retrouve dans le débat sur Internet, avec une sensibilité accrue, des oppositions de visions optimistes et de visions pessimistes. Une des visions pessimistes est la suivante : l'ordinateur et Internet peuvent accentuer la fracture sociale. Il y aura des gamins qui, grâce à leurs parents, auront ordinateurs et connexion chez eux et il y en aura d'autres qui ne les auront pas et seront ainsi exclus, privés de ces outils d'avenir. J'enseigne personnellement à Grenoble. Actuellement, un tiers de mes étudiants ont un ordinateur chez eux, et deux tiers n'en ont pas. Il y a une véritable différence entre ces deux groupes. Cette inégalité est un élément d'une version pessimiste. La version optimiste présente le potentiel de cette technologie. Avec des investissements relativement faibles, cette technologie permet d'accroître très fortement la communication avec des coûts souvent constants et indépendants des quantités d'informations échangées. On doit pouvoir utiliser ces facilités nouvelles de communication dans la lutte contre l'exclusion

Cette dualité peut être déclinée de multiples façons. La version pessimiste, c'est le « web-télé », Internet se transformant en une télévision personnalisée. Les utilisateurs n'auront même plus besoin de zapper, le zapping sera fait automatiquement par l'ordinateur. Ils retrouveront leur télévision et les services qui correspondent à leurs goûts, au risque de se renfermer plus encore sur eux-mêmes. Déjà les gamins communiquent moins et ne vont plus jouer dans la rue parce qu'il y a la télévision. Avec l'ordinateur connecté, cela va être encore pire. La version optimiste insistera sur le fait qu'un gamin d'un quartier pauvre, selon l'exemple du projet (1 Cf. l'article p. 19 de ce numéro, Transport de pierres précieuses par Internet) du Mouvement international ATD Quart Monde dont j'ai eu connaissance, peut publier un message et le montrer à d'autres, proches ou à l'autre bout du monde

RQM: Vous avez évoqué certains enjeux qui concernent directement les plus défavorisés, pouvez-vous revenir à cette question ?

Mon troisième point m'amène justement à évoquer un enjeu pour les plus défavorisés et, en l'occurrence, une responsabilité pour des associations comme le Mouvement international ATD Quart Monde, mais aussi pour la société dans son ensemble. On voit que si l'on y met l'énergie et l'intelligence nécessaires, on peut avoir le bon côté des choses, même s'il y a toujours le risque de faire l'inverse. A partir de ce constat, j'estime qu'une des premières choses à faire à l'aide d'Internet est de partager l'expérience de ceux qui luttent contre l'exclusion, l'échec scolaire... à l'aide des outils technologiques. Je ne connais pas en détail les expériences qui sont faites dans les écoles défavorisées, mais je sais qu'il y a des gens qui se posent exactement les mêmes questions « J'ai des élèves complètement exclus comment, grâce aux ordinateurs, est-ce que j'arrive à les réintégrer dans le groupe ? ». Ceux qui expérimentent ont une responsabilité de partage de connaissance pour faire avancer les choses. Et Internet est un monde qui montre que la collaboration est rentable

On est tous éduqués en termes : « on va être noté, on va essayer d'arriver le premier ». La compétition est omniprésente, la seule façon d'avoir la plus grande part du gâteau est de pousser l'autre. Sur Internet, on s'aperçoit que 'si l'on collabore, la taille du gâteau grandit. A l'Internet Society, nous essayons de faire comprendre aux gens que la collaboration, la coopération, sont possibles par Internet. F'est la seule façon de faire progresser le réseau. Si, au contraire, il y a des gens qui se disent, « je veux être propriétaire, je veux avoir mon petit système à moi, je m'exclus des autres, je veux faire mon sous-Internet, je veux avoir un Internet spécialisé, dédié », on va se couper, s'exclure. Nous nous mobilisons à ce sujet car nous sommes convaincus que l'ensemble doit profiter des avancées

Dans cet ordre d'idée, l'inévitable course après les évolutions des logiciels, matériels et connexions nécessaires pour un accès et une utilisation convenables d'Internet est sans doute un des plus graves problèmes pour les populations susceptibles d'être exclues. Au sein de l'Internet Society, nous discutons souvent de cette question entre nous. Il y a des propositions qui sont faites pour s'accorder sur des logiciels standards peu gourmands qui pourraient permettre d'accéder à une toile minimum d'informations sans être pénalisé par tous les derniers gadgets. Il y a probablement un travail de sensibilisation à faire à ce niveau-là, avec l'Unesco par exemple

RQM : Communiquer par Internet oblige aujourd'hui à passer par l'écrit, c'est une dimension importante à laquelle nous voulons réfléchir avec les personnes que nous rassemblons et qui, pour beaucoup, maîtrisent mal ce savoir de base. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ?

Effectivement, le téléphone avait beaucoup diminué l'écrit et maintenant Internet réintroduit l'écrit. Des spécialistes et d'autres nous disent que dans dix ou quinze ans, cela sera à nouveau terminé puisque la reconnaissance de la parole sera performante et l'on parlera à l'ordinateur. Mais, à mon avis, il y a plus fondamental, savoir « la désynchronisation ». C'est là que se situe une différence importante avec le téléphone et cela, à mon avis, va persister. Lorsque quelqu'un enregistrera son message, il sera écouté par la personne destinataire au moment où celle-ci aura le temps de l'écouter. Cela obligera à formuler un message synthétique car il n'y aura pas la réaction de l'interlocuteur pour orienter, animer ce message. Il faudra donc continuer à construire le message. Nous sommes en train de faire cela sur Internet en s'échangeant des courriers électroniques. La « désynchronisation », ou l'obligation d'une communication que j'appelle aveugle, où l'on ne voit pas celui qui est en face, nous contraint à être plus explicites sur ce que nous voulons dire

J'imagine qu'il y a là aussi un défi pour les personnes qui ont une difficulté à s'exprimer oralement

RQM : Dans une interview au quotidien Libération (daté du 17janvier 1997), vous affirmez qu’ « Internet doit être considéré comme un service public accessible à tous les citoyens ». Pourquoi utilisez-vous le terme de service public ? Comment envisagez-vous les étapes de mise en œuvre de cette accessibilité dont vous parlez ?

L'État a bien construit des routes pour permettre aux personnes de se déplacer, de se réunir pour communiquer... Ces infrastructures sont un service public. Pour permettre au plus grand nombre d'accéder aux livres, il a construit des bibliothèques. Je considère également cela comme un service public. Aujourd'hui, l'État a aussi son rôle à jouer pour Internet, à savoir permettre l'accès aux contenus d'Internet. Comment y arriver ? Les pistes sont nombreuses, mais si je me limite aux associations, je dirais simplement : permettre aux associations d'offrir des accès publics à Internet. Chaque lieu d'accueil, de proximité ou de solidarité, public ou associatif, devrait pouvoir offrir une possibilité d'accéder à Internet

RQM : Vous avez déjà évoqué une piste de travail pour les associations qui s'engagent sur le terrain d'Internet avec les plus pauvres, en parlant du partage d'expériences, voyez-vous d'autres pistes ?

Nous sommes aujourd'hui témoins d'un mouvement mondial, je veux dire au niveau des États du monde, pour que les enfants et les jeunes dans les écoles soient « connectés ». Si l'on parle en termes de public, c'est vraiment avec les enfants et les jeunes qu'il faut bâtir, parce que c'est là que les associations trouveront le maximum de supports et le maximum de moyens. Je crois qu'il faut avant tout investir dans la jeunesse avec ces nouvelles technologies. Dans l'action de terrain mais aussi dans la sensibilisation. Demain, les associations pourront trouver de nouveaux volontaires simplement parce qu'elles sont présentes sur des forums de discussion par exemple

Ensuite, au niveau politique, il faut savoir qu'aujourd'hui encore, sur Internet, cinq personnes peuvent faire le bruit de dix mille. Donc, les associations peuvent interpeller le monde comme jamais elles ne pouvaient le faire auparavant. Il y a là, pour l'instant, une caisse de résonance. On dispose d'outils avec Internet qui permettent de valoriser les auteurs d'expériences, les initiatives de groupes de familles très pauvres. Internet est à ce jour un catalyseur qui aide à faire passer un message. C'est là mon expérience personnelle

Bruno Oudet

Bruno Oudet, professeur à l'Université Joseph Fourier, est l'actuel président du Chapitre français de l'Internet Society. Il a effectué plusieurs longs séjours à l'étranger (États-Unis, Tunisie) et a travaillé comme conseiller technique au Ministère des Affaires étrangères sur les dossiers de coopération dans le domaine de l'informatique et de la communication. A Washington (1991-1995), il a découvert le Mouvement international ATD Quart Monde et a travaillé ponctuellement pour Tapori et la sensibilisation de l'équipe de Washington aux réseaux de communication. (Propos recueillis par Pierre Klein)

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