Groupe de Bezons : Mériem cherche un emploi de femme de ménage. Elle est reçue par le responsable d’une entreprise qui lui dit avoir besoin d’une femme de ménage pour le lendemain, 6 h du matin. Le soir, il l’appelle pour l’informer que son titre de séjour ne lui permet pas de travailler. Mériem est désespérée. Elle veut absolument travailler et ne pas vivre du RSA1.
Bella Berdugo : Par l’ANPE2, je me suis présentée pour un poste de documentaliste qui était mon métier. J’ai passé un test par ordinateur. La personne qui m’a reçue n’a fait aucun commentaire. Elle m’a dit « On vous écrira ». Je n’ai jamais eu de réponse. J’ai eu l’impression d’avoir dépassé un point de non-retour. Puis je me suis formée par mes propres moyens.
Groupe des Yvelines : Maria De Fatima cherche du travail au Pôle emploi3. L’agent d’accueil, l’envoie vers l’ordinateur. Mais elle ne sait pas l’utiliser, elle ne peut pas lire les petites annonces non plus. Elle est alors reçue par une conseillère. Elle repère une offre de trois heures de ménage par semaine chez Mme Fauxcabosse. Elle l’appelle. La patronne lui demande si elle est arabe. Maria De Fatima est portugaise.
Maurice Dubois : Quelqu’un a dit « Un CV où il y a dix ans de chômage, c’est fini, faut pas se leurrer. Ma vie s’est arrêtée le jour où je n’ai plus eu d’emploi. »
Christian Le Goff : A force d’être humilié, on ne cherche plus. On se prend un refus à chaque fois, il faut être kamikaze pour chercher de l’emploi dans ces conditions. A Pôle emploi il y a beaucoup de dysfonctionnements et de faux-semblants [...] Les chômeurs sont classés en trois ou quatre catégories. Ils ont tout informatisé alors que les trois-quarts des gens ne savent pas se servir d’un ordinateur.
Daniel Mendocha : Je suis en invalidité. Je l’ai caché. J’avais trouvé un boulot comme cariste. Un soir j’ai fait une crise d’épilepsie. J’ai été obligé d’avouer. Plus de boulot ! Les handicapés ne trouvent du boulot que dans les CAT4.
Florence Aubenas : Ce qui me frappe beaucoup dans tous vos témoignages, c’est que la plupart d’entre vous décrivent le fait qu’en France il y a comme un mur transparent entre eux et nous. Quand on est du bon côté, ça va, mais dès qu’il y a une toute petite chose qui déraille, on passe de l’autre côté, et il y a toute une pente à remonter. C’est très dur. Moi je viens du côté des chanceux. Je suis Grand Reporter5. Mais je suis arrivée à Caen avec un CV où j’avais tout enlevé pour trouver n’importe quel boulot. Alors on est comme tout le monde « largué », on est de l’autre côté du mur. Ceux qui ont l’expérience de Pôle emploi savent que lors d’un entretien, vous entendez tout ce qui se dit à la table à côté. Vous êtes en train de dévider votre vie avec quelque chose qui n’a pas marché - parce qu’autrement vous seriez ailleurs - et d’autres entendent. Ce n’est pas agréable.
On vous demande d’être riche avant d’être pauvre. On vous dit : « Vous avez une voiture ? » Pas de voiture, pas de boulot !
« Vous avez un portable, parce qu’il faut pouvoir vous appeler au dernier moment ? » Pas de portable, pas de boulot !
On vous dit : « Vous n’avez pas eu cette formation : au revoir ! » Le train est parti et vous êtes en train de regarder les gens dans les wagons et faire au-revoir. Comment faire pour remonter à bord ? Comment faire pour pouvoir faire partie de ces gens-là ?
Je m’étais dit : « Je vais chercher du boulot, on va me faire faire des trucs durs, mais je trouverai parce que je suis prête à tout ». Mais on vous dit : « Vous allez faire deux heures, et grâce à ces deux heures vous allez pouvoir trouver un autre boulot qui va vous permettre de faire quatre heures, et ces quatre heures en feront plus ». Quand on accepte ça, on se demande : Est-ce que c’est vrai ? Ou est-ce qu’on me dit ça pour mieux m’exploiter derrière ? Comment savoir si on va pouvoir trouver un vrai boulot ? La société nous renvoie l’image qu’on ne travaille pas, on fait des heures. Non seulement on rame et en plus on vous dit : « Madame, vous ne travaillez pas, vous faites des heures et ça vous arrange bien. » C’est vraiment difficile d’accepter qu’on vous dise que votre travail n’est pas vraiment un travail.
Cette recherche, elle est cassante. Ce qui devrait être une étape pour mettre le pied à l’étrier, ne l’est pas.
Groupe de Trappes : Marie travaille quatre heures par jour dans la cuisine d’un collège. Chaque jour, elle subit des humiliations de la part de ses collègues : elles lui font faire les travaux qu’elles ne veulent pas faire elles-mêmes. Elles se moquent d’elle. Elle ne va pas assez vite. Elle n’a pas droit à la tenue de travail. Les collègues se partagent les restes des repas sans lui en donner, etc. Elle a été quatre ans ainsi en CDD6.
Groupe de Bourg-la-Reine : Marie a été vingt-cinq ans vacataire comme femme de ménage à l’Université de Paris. Elle a demandé tous les ans pour devenir titulaire. On lui répondait qu’il n’y avait pas de poste de titulaire. En 2003, arrive une nouvelle responsable qui fait appliquer pour Marie la « loi Sapin »7. Elle est titularisée, se forme et devient agent d’accueil.
Florence Aubenas : On a du mal à parler pour se défendre. On a du mal à utiliser les armes comme le code du travail, les syndicats, les prud’hommes. Un jour, on nettoyait un camping, il y a un patron qui commence à expliquer comment il fallait ranger le linge sale. Son idée me semblait complètement idiote. Je lui dis : « Il vaudrait mieux faire comme ça. » Il me regarde, et me dit : « Madame Aubenas, n’essayez pas de faire l’éducation de gens mieux élevés que vous. » J’ai regardé les filles. Elles me faisaient signe de me la boucler. Quand il est parti, elles ont dit : « Cet imbécile..., on fera comme on veut. » On a l’impression qu’à la position où on est, même si on a raison, on a tort. C’est-à-dire que les mots n’ont pas le même poids.
Mais j’ai rencontré plus de solidarité que vous. Je trouvais qu’on se tenait les coudes. Quand il y en avait un qui avait une voiture, il aidait l’autre. Quand il y en a une qui avait des enfants à chercher, on disait : « Vas-y, je fais ton boulot ». Il y avait cette solidarité ; pour moi c’est resté comme quelque chose de fort.
Marie Varon : Pourquoi avoir choisi d’écrire comme si vous étiez une femme de ménage, au lieu d’interroger des vraies femmes de ménage ? Pourquoi ne pas leur donner la parole ?
Florence Aubenas : Raconter une catastrophe, les journaux savent le faire parce que c’est quelque chose qui casse le quotidien. Mais raconter la vie quotidienne, les journaux n’y arrivent pas souvent. C’est difficile, quand on est journaliste, de raconter la vie quotidienne des gens et je ne suis pas sûre que les gens à qui j’aurais parlé aient raconté tout à fait les choses comme elles sont. Par exemple, une des conversations les plus importantes aux pauses c’était autour de comment on fait pour se faire soigner : c’est cher, il faut aller à l’hôpital, etc. Or je n’aurais jamais eu l’idée de poser cette question-là, j’aurais posé des questions sur le travail mais pas sur la santé. C’est plus facile de raconter les gens en partageant leur quotidien qu’en les interrogeant sur ce quotidien. En donnant le micro aux gens, je me suis rendu compte qu’eux-mêmes avaient du mal à se raconter.
Marie Varon : Comme vous avez déjà fait un premier métier, journaliste, je trouve que vous avez plus d’expériences de ce côté-là, plus de facilités pour faire ce livre.
Florence Aubenas : C’est vrai, vous avez raison. Quand vous êtes femme de ménage, vous passez de cet autre côté où vous êtes invisible. Au début, où je commençais à faire le ménage, je rentrais dans une pièce, je disais : « Bonjour ». Les gens ne répondaient pas. Vous n’existez pas. C’est vrai que si j’écris un livre, il va être publié. On va m’écouter. C’est pour ça que j’ai voulu faire ce travail-là, ce n’est pas pour parler à la place de quelqu’un, mais pour faire voir des gens qu’on ne voit pas. Maintenant c’est à vous de prendre le relais, c’est à vous de parler, comme ce soir. Vous connaissez votre vie et vous avez envie d’en parler. C’est à vous de continuer cette route-là. Moi je suis à côté de vous, et je peux recommencer à ramer dans le même bateau. J’habite dans ce pays, j’habite dans ce monde, et ça m’intéresse qu’il change. Ça m’intéresse que la vie bouge, que les choses évoluent. J’ai modestement fait ce que je sais faire : écrire des livres. Pour le reste, je pense qu’on doit être tous ensemble et continuer la route tous ensemble.
Solange Benoun : Votre histoire est très enrichissante. J’aurais voulu savoir comment et pourquoi vous est venue l’idée de faire cette expérience ?
Florence Aubenas : Le mot « crise », pour moi c’est un mot très présent et à la fois un mot vide. J’ai fait ce bouquin, pas pour raconter ma vie, mais pour raconter la vie des autres gens qui traversent ça : comment ils s’en sortent ? C’est quoi leurs rêves ? Comment ils voient les choses ? Ce qui m’a beaucoup frappée, c’est que dans le cadre du boulot, je n’ai jamais entendu quelqu’un se plaindre. Ce soir, il est 9h et demie, c’est l’heure où on embauchait sur le ferry, et je pense toujours à celles qui y vont, et moi qui n’y vais plus. Elles y sont, il n’y en a pas une qui est là en train de geindre. Ce courage-là, c’est quelque chose d’incroyable.
Tout travail si dur soit-il, a sa dignité. Bien sûr qu’il faut se battre pour que les conditions de travail s’améliorent, qu’on soit mieux payé, qu’on ait des boulots à plein temps, qu’on nous parle mieux, qu’on ne soit pas invisible, que toute cette reconnaissance, ce respect soient là. Mais en dehors des conditions, le travail en lui-même, a sa dignité.