La saison des pluies, l’hivernage comme on dit ici, est finie depuis bientôt un mois. Pourtant, dans certaines ruelles du quartier, l’eau toujours stagnante porte le stigmate de la fatigue et du désespoir. La nappe phréatique qui remonte n’est pas seule en cause. Chaque nuit, les habitants sont obligés de vider l’eau de chez eux en la versant dehors. Pour pouvoir enfin dormir, il leur faut rentrer dans une chambre mouillés jusqu’aux genoux ; les toilettes sont inutilisables depuis des années.
Le harcèlement quotidien de l’urgence s’accroche à la tête des gens. L’unique pièce de sa demeure étant trop petite, notre voisine est obligée d’improviser chaque jour une cuisine dans la rue avec quelques tôles. Les trois petits jouent autour. Hier, la casserole pleine d’huile bouillante s’est renversée sur les jambes de cette femme. Elle restera couchée pendant des semaines, la chambre toujours ouverte vers la ruelle. Tôt ou tard, cela devait arriver mais on prétendra que c’était un accident.
Les voisins, comme nous, passeront devant cette souffrance criante avec le peu qu’a chacun pour la calmer. Des salutations, des paroles, quelques pièces, des conseils, un fruit. Les enfants continuent à patauger, jeux et rires à l’extérieur. Cette femme n’a pas les moyens de se faire soigner à l’hôpital. Son mari travaille parfois à l’atelier de menuiserie. Tout le monde entend les demandes, la violente dépendance : « Il n’a pas pu me donner aujourd’hui... il n’y a pas de quoi manger ».
La maladie, le découragement, le manque, les soucis pour le repas, l’école, la santé. Mais elle est toujours poussée vers les autres, aussi démunis qu’elle-même.
Cette fierté commune
Et voilà que la paix - cette fierté commune, cette volonté de se saluer, d’entretenir de bonnes relations, de garder son humanité -, voilà que la paix éclate à travers des sentiers tortueux.
Il était encore tôt le matin. La plupart des hommes étaient déjà partis chercher de quoi gagner quelques sous. Des cris résonnaient tout au long de la rue. Une fille se faisait battre par son grand frère. Une voisine a demandé à Hamidou d’intervenir. Hamidou a cherché à arrêter la brutalité aveugle, les coups de pieds et les briques sur la tête de la jeune fille. Et toute la violence du monde a alors éclaté. Couteaux, insultes : « Je vais te tuer ». Une porte défoncée, des pelles, la peur. Quelques hommes essayent d’intervenir. Chacun cache son impuissance face à l’inhumanité qui se déclenche. Dans la violence extrême, tout le monde est fautif, tout le monde a tort, tout le monde est perdant. Dans le manque de respect de soi, de l’autre. Issa a voulu séparer les gens, faire rentrer les choses dans l’ordre. Atteint de plusieurs coups de couteau, il a fini à l’hôpital, avec Hamidou, grièvement blessé.
Pendant ce temps-là, la mère du jeune agresseur de Hamidou est arrivée. Sa honte était forte mais, en vérité, elle ne s’excusait de la violence folle de son fils. Elle s’excusait de sa vie de misère, les larmes aux yeux telles des lames qui coupent le cœur en deux, et nul ne savait plus qui est coupable de tant de douleur.
Dans sa petite maison, elle vit avec une fille malade mentale, trois autres filles, deux fils et une tante. Elle dit n’avoir ni mari ni personne pour veiller sur elle ; une de ses filles l’aide en travaillant comme servante chez d’autres. En outre, une de ses sœurs, ayant une maison inondée, est venue se réfugier ici, malgré la cour à moitié inondée. Nous connaissons un peu cette famille. Dans notre quartier, il n’y a pas beaucoup d’espace pour se cacher bien que chacun essaye de rester discret. Quand les autres parleront de cette famille, tout son passé reviendra à la surface - garçons violents, l’un est déjà en prison !
Pourtant, cette femme a eu le courage d’aller aussitôt à l’hôpital s’excuser auprès de Hamidou et offrir de l’argent pour les soins. Elle est aussi partie dans la famille de Hamidou, chez la maman, chez l’oncle. Partout elle a traîné ses vérités, celles qu’une mère peut raconter, celles que les autres peuvent écouter, sans que la honte éclate partout.
Au cœur du malheur
Hamidou appartient au ghetto, nom donné au quartier par une jeunesse héritière de ce milieu tellement agressé par la vie quotidienne. Une semaine avant la fermeture des canaux1, les jeunes d’une zone non inondée avaient voulu les fermer. L’odeur nauséabonde et les ordures partout les poussaient à agir. « Il n’y a plus d’eau - disaient-ils - pourquoi devrait-on permettre que d’autres versent leur déchets chez nous ? ». Hamidou, lui, a parlé presque seul au groupe des jeunes, énervés, fatigués. Il leur a dit que le malheur de son quartier est que les habitants n’arrêtent pas de se battre entre eux. Et pourtant tout le monde connaît la souffrance des autres. Il leur a demandé de patienter encore quelques jours, au nom de la fatigue de ceux qui n’ont pas d’autre choix, car ils seront, malgré tout, inondés toute l’année. Il leur a dit qu’au lieu de se battre, il fallait s’unir pour réclamer des solutions : l’assainissement du quartier, la construction de canaux définitifs. Personne n’a osé le contredire.
Hamidou est un roi. Il marche toujours droit. Il est rentré au cœur du malheur des gens de son propre milieu. Il a une force intérieure profonde, silencieuse, brillante. Pendant l’hiver, la fatigue l’a emmené à l’hôpital, comme plusieurs parmi nous. Mais lui, têtu et résistant, s’est arraché les perfusions du bras pour revenir à côté de nous, au milieu des canaux. Personne n’a pu l’arrêter ni le convaincre. Notre proximité avec les habitants souffrants du quartier chemine en lui et s’enracine dans son vécu, donnant un sens nouveau à sa révolte et à son combat.
L’énergie des cailloux
On sent la peur au milieu du quartier. Une bagarre s’est encore déclenchée. Une fois de plus entre deux frères. Pour un oui ou pour un non, pour un morceau de pain, pour on ne sait pas quoi. Les jeunes du poulailler2 connaissent le code du quartier : ne pas se laisser vaincre, ne pas s’affaiblir devant les autres. Et tout le monde a peur de cette violence aveugle, toujours prête à éclater, qui empêche la vie de se dérouler normalement. Les jeunes sauvegardent leurs biens, leurs poulets qu’ils ont vu grandir grâce à leurs efforts et qui font aujourd’hui leur fierté.
Chacun d’eux a contribué à ce poulailler en versant la somme presque dérisoire de 5 000 FCFA, au prix de combien de sacrifices ! Beaucoup d’entre eux ne prennent pas tous les jours le petit déjeuner, le repas du soir. La plupart n’ont pas un coin à eux. Certains connaissent le travail depuis leur enfance, l’abandon de la maison familiale pour pouvoir étudier ou pour ne pas avoir à partager l’unique chambre avec la maman quand on devient presque un homme. Hamidou est un moteur pour eux. Lui, il croit que c’est à partir des forces de chacun que l’avenir changera, que la vie des pauvres changera, que l’injustice s’arrêtera, que l’unité reviendra.
Il est déjà passé par la mort, le désespoir, la violence et la pirogue, deux fois, pour partir en Espagne. Aujourd’hui, avec les piques et les pelles pour évacuer l’eau, chacun est confronté à une énergie nouvelle. On peut lutter contre l’injustice au-delà des poings. Tous les jeunes du groupe ont dit cela. Malgré la fatigue, la dureté de travail, la maladie, chacun de nous est poussé par le courage, la résistance et l’urgence des familles rencontrées. Nous les avions trouvées dans la honte et peu à peu, nous avons appris à nous connaître. Elles ont commencé à nous parler, à nous réclamer des solutions, à nous dire : « Voyez comment on vit ». L’une nous a cherchés partout dans le quartier ; l’autre nous a grondés en disant : « On avait besoin de vous ». Des hommes rentrent dormir par la fenêtre, tous les autres chemins étant impraticables. Des femmes pleurent le sort de leurs enfants tout en remplissant leur cour inondée avec des sceaux remplis de sable. Ces familles sont devenues notre souci et notre révolte, et pourtant, nous les connaissons si peu !
Pendant la saison des pluies, nous avons vu un homme qui rentrait toujours chez lui avec un sac en plastique à la main. Nous avons demandé à un voisin ce que c’était. En guise de réponse il nous a accompagnés jusqu’à la cour de cet homme. Chaque fois que ce dernier sortait à l’extérieur du quartier, il remplissait de cailloux son sac. Peu à peu, il a réussi à recouvrir sa cour de cailloux et à gagner ainsi sur l’eau.
Le courage de croire
Hamidou est face au miroir toujours dérangeant des gens de la misère, tellement faibles, tellement résistants. Quand on arrive à se reconnaître dans cette humanité brisée, on retrouve la force, la soif toujours criante de paix au milieu de tant des violences.
Issa, Hamidou et d’autres ont participé à une réunion à la mairie à propos des inondations - une réunion de techniciens. Ils sont fiers du travail énorme fait par un jeune architecte espagnol qui a partagé avec eux le quotidien de la lutte contre les inondations. Ils sont fiers de parler des solutions, de l’avenir, et de dire que les plus souffrants ne doivent pas être oubliés. Eux, ils connaissent les noms des gens, ils connaissent leurs enfants, ils côtoient les jeunes, les vieux. Quand ils parlent d’avenir ils savent de quoi ils parlent, de qui ils parlent. Ils savent qu’encore une fois, les projets viendront se moquer des gens en repoussant ailleurs les plus fragiles au prétexte de rénovation. Ils savent qu’il y aura des enquêtes, des forums, et que la parole sera monopolisée. Les uns seront considérés comme décideurs, les autres, comme bénéficiaires. Aujourd’hui, face aux politiciens, les jeunes utiliseront leurs connaissances et diront que l’intelligence, c’est de savoir qu’on doit pouvoir compter sur tout le monde, sur les forces de tous pour changer cette situation intolérable.
Les jeunes se retrouvent au poulailler, ils font leur compte-rendu, ils formulent leur stratégie. Nous visitons les familles les plus fatiguées. Depuis un mois, nous sommes comme réfugiés dans notre maison, dans notre poulailler. Les gens nous interpellent : « Maintenant, qu’allez-vous faire ? ». Nous répétons la question : « Que devrions-nous faire ? ».
Nous le savons, à force d’avoir voulu fréquenter le malheur, nous sommes devenus source d’espoir. Nous sommes devenus une référence morale grâce à la liberté d’action que nous nous sommes donnée au milieu de familles ayant l’expérience quotidienne de l’inutilité, même au milieu des batailles collectives. Nous savons que l’unité est difficile quand l’urgence déchire les personnes, démolit la fraternité et sème la violence. Mais notre force s’ancre sur notre foi prophétique dans l’humanité de chacun, dans la possibilité de changer. Pendant toute la semaine les voisins sont venus visiter Hamidou. Notre conviction est devenue une réalité au fur et à mesure que nous nous approchions des maîtres de la paix - les violentés, les insultés, les anéantis. Ne nous montrent-ils pas le courage de croire aux changements à partir des maigres forces qui remplissent un sac plastique ? Cette mère qui s’approche de nous les larmes aux yeux ne nous montre-t-elle pas que toutes les eaux ne sont pas source de malheur ? Ne nous disent-ils pas, à leur façon, que dans cette réalité criante et violente de la misère, le chemin vers la paix est un sentier étroit toujours à imaginer, à créer et à parcourir, ensemble ?