Certains samedis, nous nous retrouvons à l’ « atelier peinture », dans une salle paroissiale du vingtième arrondissement, venant de Paris ou d'une commune de banlieue, appartenant à différents milieux. Là, nous pouvons nous rencontrer, nous connaître, partager et nous investir ensemble. Quelques-uns d'entre nous savent peindre, d'autres pas, ce qui nous permet de nous entraider.
Aïcha, qui peignait avec nous et qui habite loin maintenant, a trouvé un nom pour notre atelier, il y a déjà plusieurs années : Art et Partage. Ce nom correspond bien à ce que nous vivons. Nous ne savons pas trop si nous faisons de l'art, mais nous aimons créer ensemble, peindre, regarder ce que fait l'un, ce que fait l'autre, nous inspirer les uns les autres. Nous n'hésitons pas à aller dans des musées, à nous cultiver par les livres de notre petite bibliothèque. Nous travaillons avec sérieux, tout en restant nous-mêmes. Ce « foisonnement » nous permet de faire des progrès (et même d'innover !) dans le plaisir, la bonne humeur et le respect mutuel.
Nous commençons par installer la salle, les tables, les chaises, les protections et le matériel. Car, l'atelier se déroulant dans une salle polyvalente, nous ne pouvons pas laisser nos œuvres sur place. Cela nous permet du moins d'aménager chaque fois les lieux selon la disposition souhaitée. Ce local n'est peut-être pas très pratique, mais il nous offre un accueil stable et familier, que nous aimons bien. Il est proche du 140 rue de Ménilmontant (la cité Bonnier), où le Mouvement ATD Quart Monde a animé pendant de nombreuses années des bibliothèques de rue et des Festivals des arts et du savoir.
Une expression libre et libératrice
Ensuite nous nous mettons à dessiner et à peindre pendant au moins deux heures et demi. Ou bien nous choisissons de suivre le thème proposé par Jacqueline2, ou bien nous préférons peindre seuls ce que nous avons en tête ou dans le cœur. C'est une liberté que nous apprécions et que Jean-Luc exprime très bien : « Ce qui nous plait, c'est que c'est très ‘expression libre’, c'est la magie de Art et Partage ». L'atelier nous permet d'apprendre, d'évoluer, mais surtout de nous exprimer, d'éprouver des émotions de calme, de bien-être, de fierté et de contentement. « Ici personne n'est jugé, c'est le respect de chacun » précise Annick. Certes, cela arrive aussi que nous ne soyons pas satisfaits de ce que nous avons réalisé, mais un bon café, la parole d'un ami ou un sourire suffit pour nous consoler et nous stimuler à recommencer.
Jean-Jacques explique bien ce que nous ressentons et pourquoi nous venons : « Pour moi peindre est une façon d'exister et d'exprimer les mots qui me manquent. La peinture est un geste pour tous ceux qui portent un regard sur l'espoir. C'est la vision arc-en-ciel sur une page blanche ». Brigitte le dit également : « Il n'y a pas de meilleur exutoire pour aller de l'avant que les œuvres artistiques, la musique, la poésie et bien sûr la peinture ».
En fin de séance, lorsque nous avons nettoyé les pinceaux au savon, rangé les livres et les peintures, plié les bâches, un autre moment commence. Nous nous donnons des nouvelles les uns des autres, nous parlons des actions et des combats du Mouvement ATD Quart Monde, de l'organisation de l'atelier ou des stages, de ce que nous avons sur le cœur ou de l'actualité. La parole se libère à travers ces échanges qui se déroulent autour d'une tasse de café, d'un verre de limonade, d'une tranche de cake, ou même avec des gâteaux et des bougies d'anniversaire. Robert en dit toute l'importance : « J'aime bien la peinture mais le mieux c'est la discussion avec les gens pendant l'atelier ou le café ». Au fil des années nous nous sommes ainsi rendu compte que l'atelier prend toute son ampleur grâce à ces temps de créations colorées et à ces temps de paroles échangées. Ainsi notre manière de procéder touche à la fois nos sens, notre raison... et nos mystères !
Peindre, échanger des idées, faire des sorties culturelles, participer à des stages d'été en Ardèche nous permet de vivre des moments de confiance, en nous-mêmes et avec d'autres personnes. Cela nous donne des forces pour la peinture comme pour la vie quotidienne. Cela nous aide à découvrir nos talents, à les exercer, à les développer. Cela permet de regarder où nous avons des faiblesses et à ne plus en avoir peur. Depuis notre enfance, nous avons trop entendu que nous étions des incapables. A l'atelier nous voyons bien que nous avons des potentialités, des expériences riches et des connaissances intéressantes pour tous. Louis exprime ce que nous ressentons : « Maintenant je vais à l'atelier peinture parce que cela me fait plaisir et pour voir du monde. Cela m'apprend à faire des dessins qui sont appréciés par mes amis. J'existe pour moi. Des fois dans la société, je n'existe pas pour les autres. Les personnes de l'atelier peinture sont importantes. Nous avons des points communs. Nous avons tous des difficultés, mais ces difficultés ne se voient plus à l'atelier. » Anne ajoute : « L'atelier est un endroit très riche où chacun trouve sa place et est accepté, même s'il est d'un milieu très différent. Cette variété nous apporte beaucoup. »
L’atelier nous permet de sortir de chez nous, de rencontrer des gens que nous connaissons depuis longtemps ou qui viennent pour la première fois, et cela dans un climat de paix, sans avoir à prouver qui nous sommes. « Moi, la misère me rend malade. Je suis trop seule. Voir du monde me permet de sortir de la solitude » constate Monique. Quant à Carmen, elle entrevoit une autre société possible : « S'il existait dans le monde plus d'endroits comme celui-là, où tous les milieux sociaux se rencontrent naturellement, alors la misère n'existerait plus. »
Parcours et réalisations
L’atelier a commencé en 1996 avec Benoît, Grégory, Yvette, Marianne, Michel ... : « C'est grâce à Benoît que j'ai connu la peinture » dit Monique. Peu après, une artiste, Janine, est venue et certains d'entre nous ont osé participer malgré la misère et le poids du regard des autres. C'est vrai qu'ils connaissaient déjà Grégory et Benoît qui venaient prêter des livres et avec qui ils avaient fait des marionnettes, avec les conseils de Jacqueline.
Aujourd'hui nous sommes une cinquantaine d’inscrits. A chaque atelier, il y a entre quinze et vingt participants.
Certains d'entre nous sont des artistes. Jean-Jacques par exemple vit pour la peinture. Ce sont les couleurs, les pinceaux et la photographie qui lui ont permis de tenir lorsqu'il était dans la rue. Il faut dire qu'il déploie un tel lyrisme pour jeter sur le papier ou la toile les touches, les rythmes et les formes que ses œuvres dégagent une énergie communicative qui force l'admiration. Jean-Jacques a d'abord exposé à la Maison Maol3 ; ensuite une autre association, qui a remarqué son travail, l'aide pour le montrer dans diverses circonstances. Il y a peu il a dit: « Je n'ai ni le chapeau, ni la pipe des impressionnistes mais quand même je réalise mon rêve.... » Ou encore : « Cela fait huit ans que je peins et aujourd'hui cela reste un mystère que j'ai toujours à découvrir ».
Ayala aussi réalise son rêve. Toute sa vie a tourné autour de la création. L’année dernière la médiathèque de la ville où elle habite a exposé certaines de ses peintures, dessins, ou collages ainsi que des réalisations de ses enfants et petits-enfants. L'exposition s'intitulait : Exposition de famille. Pour elle la peinture a été un moyen de s'exprimer lorsqu'elle ne pouvait pas parler. Lorsqu'elle habitait enfant au bord de la mer, déjà elle dessinait dans le sable, raconte-t-elle.
Éliane et Michel, ont exposé l'un et l'autre leurs peintures dans des cafés-restaurants.
Jeannine a découvert ATD Quart Monde à un moment difficile de sa vie. Benoît et Grégory lui ont proposé de venir peindre. « Le chemin vers l'atelier a été difficile. L'amitié, la sympathie, le respect m'ont permis de rester. Je participe depuis douze ans maintenant. Je n'ai pas trouvé le bonheur de peindre tout de suite mais petit à petit j'ai appris. Je ne suis pas une artiste mais la peinture m'a beaucoup aidée et ça fait du bien d'être tous ensemble. » Jeannine ne se définit pas comme une artiste mais comme la grand-mère de nombreux petits-enfants. Pourtant elle vient de vivre une expérience inoubliable en créant plus de cent dessins de maisons bariolées et belles comme des rêves. Installés bout à bout, ces dessins forment une grande tapisserie de couleurs, de trois mètres quatre-vingt sur un mètre quatre-vingt dix-huit. Cette tapisserie a été présentée avec l'exposition Destruction-Reconstruction les 4, 5 et 6 mars 2011 dans le cadre du Forum des engagements contre la misère à la Cité des sciences et de l'industrie de Paris La Villette, puis les 19 et 20 mars au congrès d'ATD Quart Monde France à Noisy-le-Grand.
Pour cette même exposition, Monique a réalisé une maison de deux mètres sur deux et une église de un mètre sur deux. Ces deux œuvres sont elles-mêmes composées de vingt ou trente petites maisons et églises. L'atelier a, de son côté, peint deux fresques de plus de cinq mètres de long, signées de onze noms différents.
Les motivations de chacun pour venir à l'atelier sont différentes. Jean-Luc vient parce qu'il « aime tous les gens ». Guy vient « pour dessiner mes souvenirs. J’aime me cultiver et me distraire. J'aime peindre. Je suis heureux de venir ». Robert : « Je suis un homme parmi d'autres. Je peins parce que cela me fait rencontrer des gens différents ». Ce que Benoît confirme à sa manière : « Avec Jacqueline et Grégory, je suis le troisième ‘pionnier’ de l'atelier Art et Partage. Je suis enseignant en mathématiques et comme la plupart des autres participants, je n'avais strictement aucune expérience dans le domaine de la peinture quand l'atelier a vu le jour, en 1996. Très rapidement pourtant, tant du point de vue personnel qu'en voyant ce qui se passait chez les autres participants, je me suis rendu compte combien la peinture était un moyen d'expression extraordinaire : parce qu'il est accessible, immédiatement gratifiant, libérateur et apaisant. Et au-delà des aventures individuelles, il me semble que la plus grande réussite de la peinture aura été de rendre possible au sein de l'atelier, au fil des ans, de formidables rencontres d'amitié. » Et même celui qui touche à peine le crayon ou le pinceau mais peut quand même chanter avec Jean-Charles : « Je ne peux pas peindre avec mes doigts qui me font mal et qui ne peuvent pas tenir le pinceau, mais c'est très bien quand même car je suis chanteur et moi j'amène la poésie. » C'est ainsi qu'autour de cette activité de dessin et peinture, une harmonie et une unité s'établissent. Cette unité est visible et palpable de l'extérieur. Elle est peut-être la plus belle de nos créations.
Ouverture et reconnaissance
L'atelier est relié aux autres actions culturelles d'ATD Quart Monde à Paris, à d'autres ateliers artistiques ou culturels comme la maison des Savoirs à Bruxelles en Belgique, la maison d'Art ATD Quart Monde à Treyvaux4 en Suisse ou la maison Quart Monde à Bangui en République centrafricaine.
Mais ce dont nous sommes le plus fiers c'est que les artistes professionnels du quartier considèrent notre atelier comme un artiste à part entière. Est-ce dû à son unité ? En tous cas, nous sommes fiers de cette reconnaissance et du changement de regard des professionnels que cela implique, sur le rôle de l'artiste dans la société.
Carmen l’exprime de cette manière : « J'aime beaucoup dessiner avec d'autres qui ont cette même passion que moi. C'est un temps bien privilégié, une ambiance toute spéciale. Chacun est dans une sorte de métamorphose. Il se laisse emporter par l'imagination d'un monde de rêve, avec une multitude de couleurs. Ou bien il remplit sa feuille de noir, ou de rouge vif, avec des formes qui peuvent jusqu'à faire peur. Ce qui est beau aussi, c'est que dans un atelier comme celui d'Art et Partage, chaque participant peut trouver une certaine forme de ‘libération intérieure’.
Quand parfois, on n'a pas de mots pour exprimer ce que l'on ressent à l'intérieur de soi parce que c'est trop complexe ou trop émotionnel, avec l'expression artistique c'est bien plus facile : c'est comme magique ! Et puis, entre nous, on se donne des conseils, on se critique, on se complimente, ça nous permet d'avancer, d'avoir un autre regard sur notre travail, sur notre création... Parfois aussi, on crée ensemble une œuvre commune. Cela nous unit d'avantage, car cela nous oblige à dialoguer, à nous confronter pour savoir quelle couleur il faut ajouter ou ce qu'il faut illustrer.
C'est super enrichissant de découvrir comment l'autre exprime ‘ce qui est pour lui le plus important à faire un dimanche après-midi’ ! Moi j'aime beaucoup être là, avec des personnes de différents horizons. On est comme des ‘ pareils’, partageant une même passion et refusant l'injustice, l'exclusion, pour que chaque être humain soit respecté dans sa condition d'homme ou de femme. »Art et Partage5 est donc inscrit comme « artiste » aux ateliers d'artistes de Ménilmontant et, depuis trois ans, chaque mois de septembre, il participe aux journées Portes ouvertes des ateliers de dessins-peintures-gravures-sculptures-créations-arts plastiques et visuels de cet arrondissement. Par cette participation - trois cent visiteurs environ chaque fois -, Art et Partage affirme que chacun d'entre nous est créateur et que, ensemble, nous sommes devenus « un artiste ».