Depuis deux ans je travaille davantage sur la peinture, je fais beaucoup de portraits de personnes rencontrées qui m’ont interpellé par leur histoire, leur regard sur le monde et sur la beauté.
Pourquoi passer des jours à peindre une image sur papier ou sur toile ?...
Peut-être pour prendre le temps de la réflexion : que veut me communiquer cette image que j'ai en tête depuis si longtemps? En fait, plusieurs images, ... événements vécus qui se télescopent dans mes pensées !
- Ce vieux petit homme : Maurice, et son ami Jean. Ils hantaient les cafés le soir. Et quand il n'y avait plus le moindre sou pour manger ou pour boire, Jean chantait de belles chansons mélancoliques, et le petit Maurice grimpait sur une table, et dansait de façon grotesque et ridicule tout en jouant de l'harmonica, dans des vêtements trop grands pour lui. Le public lançait alors par terre billets et pièces de petite monnaie.
- Et cet autre homme, ivre de reconnaissance, qui se déguise en marionnette liégeoise vivante, qui attire gentils sourires, quolibets et moqueries de la part de ses compagnons SDF ou autres. Aujourd'hui enfermé dan une maison de retraite.
- Ou ces personnes vivant à la gare et qui, certains soirs de Noël, le temps d'une heure ou deux laissent éclater leur joie de vie, leur manière à eux de survivre, en buvant et rebuvant, les cheveux ébouriffés, les vêtements dépareillés, leurs rires tonitruants aux dents gâtées, et qui sont de tragiques augustes.
- Ou cet homme âgé, aux mains marquées par le travail qui, dans une cabane-taudis d'une arrière-cour de Bruxelles, berce un bébé, sans dire mot, sous les poussières dorées d'un rayon de soleil qui perce la pénombre.
- Ou cette femme que caresse son fils.
- Ou ...
Un jour, il faut oser.
Il faut oser mettre de côté les certitudes d'une technique pratiquée, avec bonheur, pendant plus de vingt-cinq ans.
Il faut oser prendre le pinceau.
Oser peindre le portrait d'un homme : clown, réel qui porte tout cela en même temps … et qui me pose questions : dans quelle société vivons-nous ? Que puis-je y changer ? Où dénoncer ? Où soutenir ?
Surprise : d'autres images venant de créateurs divers viennent m'entourer, me prendre par la main : un clown de Georges Rouault, les masques d'Ensor, des gravures de Käthe Kolwitz, puis le Cri de Munch … Beaucoup de portraits, en fait d'autoportraits! Que devenons-nous, chacun, face à la création, à la connaissance partagée ? Que changeons-nous dans notre être ?
Le temps de la création me remet dans un temps de recueillement : « Frères humains, qui sommes-nous les uns pour les autres ? » … Puis vient parfois le temps du silence : repasser le pinceau encore et encore pour donner plus d 'éclats aux yeux, ou pour accentuer ces cicatrices …, laisser transparaître la lumière qui nous habite tous, ne plus penser, simplement faire et être. Temps de lumières, temps de douleurs aussi.
Puis, un jour, pourquoi pas ? …Confier cette création aux éléments, la laisser s'effilocher aux vents, ou crépiter dans le feu : vivre… Surtout ne pas l'enfermer dans le noir, dans des caves bunkerisées.
La création est vivante et doit vivre.