Ce jour-là, assis sur le banc de l’école, en troisième primaire, la maîtresse parle des canards : jamais vu de vrais canards ! Sauf dans les livres d’enfants reçus à la fin de l’année scolaire ; je finis toujours troisième, les deux premiers élèves sont trop forts. Alors je reçois moins de livres qu’eux ; je suis jaloux mais maman me dit que j’ai bien travaillé ; expérience de l’injustice, et d’une autre plus intense : qui croire quand deux personnes ou deux situations se contredisent ?...
Mais revenons à mes canards : la maîtresse parle de choses que je connais déjà un peu, sauf quand elle parle de « canard à col vert » ; là, je deviens très attentif : des canards avec des cols verts ? Portent-t-ils une chemise avec une cravate ? Ont-ils un morceau de tissu vert autour du cou ? J’essaie de toutes mes forces de m’imaginer comment représenter un tel animal ! Toutes sortes d’images me passent devant les yeux. Je n’y arrive pas ! Puis la maîtresse me pose une question ; je réponds du tac au tac : « Le canard au col vert » puisque cette image est toujours là, bien présente dans mon imaginaire. Et toute la classe part dans un fou rire qui me laisse perplexe. Je ne me suis pas rendu compte qu’on est passé au cours d’histoire, et que la maîtresse vient de me demander comment s’appelait le chef gaulois qui s’est battu contre les Romains.
Je suis pris moi aussi par ce fou rire collectif, mais devant le regard courroucé de « madame », je devine que j’ai fait une grosse boulette et je me retrouve dans le bureau du préfet de discipline. Lequel me demande pourquoi j’ai mis le bazar dans la classe. Je me tais, honteux, car comment lui expliquer que je transforme quasiment tous les mots, toutes les phrases, en images dans ma tête ?... Il ne pourrait pas comprendre.
Et ce sera ainsi toute ma vie : je transforme quasi tout en image, ce qui fait que je ne sais jamais quoi répondre dans des réunions de plus de quatre personnes ; j’en suis encore à la deuxième question, à essayer de la mettre en image, quand on me demande inévitablement : « Et toi, Christian : tu en penses quoi ?... ». C’est plus fort que moi. J’ai horreur des réunions et j’envie ceux et celles qui maîtrisent si bien l’expression de leurs idées.
Une porte s’ouvre
J’ai douze ans. Je vis dans un quartier qui a mauvaise réputation ; les quatre routes sont en terre rouge provenant d’un terril qui a brûlé ; il y a aussi des champs, la sortie d’un charbonnage, des chevaux et une cité habitée par une première génération d’immigration : Italiens, Grecs, Polonais, anciens militaires anglais et écossais de la guerre 40-45, et tant d’autres émigrés venant d’un peu partout.
Mon coiffeur est un ancien militaire, aux muscles puissants. Il porte toujours un T-shirt kaki. Il fait peur. Personne n’ose bouger, même quand les coupes de cheveux vous chatouillent le bout du nez. Pour les gosses, il réalise une seule coupe : à ras. Mais on a le choix : coupe à 1 cm ou à 0,5 cm. Ses seuls mots : « Pas bouger ! », et aucun enfant n’ose bouger. Mais aujourd’hui, je vais oser… Je lui demande s’il veut bien me montrer les tableaux de peintures qui ornent les murs de sa cuisine. Leurs couleurs m’attirent. Ce sont de vrais tableaux. Huit peintures originales de Jean Ransy, un peintre belge surréaliste qui travaillait la « réalité transfigurée ». Il est mort en 1991. Je reste muet, fasciné. Sans le savoir encore, une nouvelle porte vient de s’ouvrir (« Moi aussi, un jour mes tableaux orneront des murs d’une exposition… » me dis-je).
Je ne peux pas suivre des études de dessin ou de peinture. Mes parents sont contre. Nous sommes des « petits ouvriers » proches du sous-prolétariat. Ils n’ont pas d’argent à gaspiller. Il s’agit de survie. Toute leur culture ouvrière les pousse à vouloir que leurs enfants entreprennent des études « rentables ». Ils doivent assurer leur avenir. C’est ainsi que je deviens assistant social, puis volontaire permanent à ATD Quart Monde et que je découvre un nouveau monde : celui de la misère et de ceux qui se passionnent pour l’éradiquer.
Que chacun(e) ait une histoire
Bruxelles, années 1970. On nous appelle, André1 et moi, pour accompagner le cercueil d’un homme qui repose à la morgue d’un hôpital accueillant souvent les personnes trop pauvres pour bien se soigner. Il faudrait cette fois accompagner une personne morte dans la rue jusqu’à sa dernière demeure. Prévenus trop tard, on se retrouve devant deux cercueils, identiquement pareils, sans nom, sans identification possible. Les deux entreprises funèbres sont pressées, et à part nous, il n’y a personne pour se renseigner. Aucune des deux entreprises ne sait qui il va enterrer. Ce sera en tout cas dans deux cimetières différents. Vite, au hasard, on en choisit un et nous courons prendre les trams et bus qui vont vers le cimetière connu comme celui qui recueille le plus de gens abandonnés : « le coin des indigents » ... Arrivés sur place, la camionnette du service est déjà partie et les ouvriers commencent à boucher ce trou de terre, étonnés de nous voir ainsi essoufflés. Vite une prière, peut-être une minute de silence, et les coups de pelle reprennent le rythme.
Étions-nous devant la dépouille de la personne que nous avions bien connue ? Ou était-ce un autre invisible tombé dans la rue ?... Je ne le saurai jamais.
Tout en essayant d’envoyer des pensées de paix vers cette âme en partance, la colère et la révolte prenaient racine en moi. Nous nous sommes battus des années durant pour que les autorités concernées mettent leur registre à jour, qu’une croix (ou tout autre symbole) soit légalement planté dans le rectangle de terre grasse de nos cimetières sur chaque tombe, qu’on puisse y lire un nom et un prénom, une date de décès et peut être de naissance quand c’était possible, gravés sur une plaque de laiton.
Malgré les vents mauvais
Bruxelles, Molenbeek-Saint-Jean, un quartier dont les médias parleront souvent ces dernières années. Je travaille à la « Maison des Savoirs » : une grande maison de maître qui abrite des passionnés du beau, des ateliers et de nombreux recoins. C’est une vieille maison, une ancienne brasserie. Une des caves abrite mon atelier de sérigraphie. J’imprime des tirages précieux d’art, de lieux et de visages d’habitants vivant souvent dans des conditions si difficiles qu’elles frôlent la non-humanité : je suis leur faiseur d’images !
Puis je me mets à la peinture car je suis arrivé au bout de mon art en sérigraphie. Je commence une série (cent portraits prévus) de portraits de personnes en situation d’extrême exclusion. Avec trois conditions : ne peindre que leur visage, en situation debout, avec un léger sourire aux lèvres et regardant le spectateur droit dans les yeux. Je pense souvent à cette expression inuit : Inukshuk, ce qui a la capacité d’agir comme un être humain.
Un de nos voisins vient souvent nous saluer. Il a l’habitude. Il connaît l’heure de la pause-café pourtant aléatoire. Je le soupçonne de pratiquer une certaine magie, tous les jours, pour arriver juste pile à la bonne heure : « Bonjour, moi aussi, je m’appelle Christian et je suis gentil »… Puis, il se tait, ou parle beaucoup, cela dépend…
Il ne sait ni lire, ni écrire : il refuse donc toute nouveauté technologique (carte bancaire ou autre), car il faut connaître les lettres. Il a travaillé comme terrassier pour construire le métro de la ville. Il est habillé à l’ancienne : lourd pardessus, chemise blanche, cravate et pantalon sombre. Ce sont toujours les mêmes vêtements ! Magie ?... Il ne possède qu’une seule chemise blanche et une seule cravate. Le soir il va se laver dans le couloir qui dessert son unique chambre. Là, il existe un unique lavabo. Le propriétaire lui permet de l’utiliser. Il y lave à l’eau froide ses habits, qu’il laisse sécher la nuit.
Il est souvent de bonne humeur. Il raconte des blagues en bruxeleer – patois des anciens de Bruxelles – que je ne comprends pas. Il est parfois triste : « On a marché sur la tombe de ma femme... ». Mais ceci est une autre histoire, véridique et terriblement indigne du respect de nos défunts.
La vie continue… Il a quelques rares amis et aime boire un bon coup quand l’argent de sa pension arrive.
La vie continue… Il se retrouve sur une scène de théâtre à jouer un magnifique magicien, et lui, qui est souvent si gauche, il entame une valse compliquée, devant ses connaissances éblouies. Et cette pièce de théâtre de gagner un prix officiel.
La vie continue… Il meurt comme seuls peuvent mourir les pauvres : seul. Nous, ses amis, nous devrons attendre longtemps avant que l’enterrement soit célébré. Deux semaines. Il voulait un curé et des fleurs sur sa tombe.
Le jour de l’enterrement, il a fallu attendre plusieurs heures, dans le froid, sans pouvoir contacter un quelconque « officiel ». Le curé est resté. Les amis aussi. On savait que son corps était dans le « frigo du cimetière », un vieux bâtiment, à l’écart. Enfin, une camionnette arrive en trombe, on devine un cercueil dans le coffre. On continue d’attendre. Dix minutes plus tard, arrive enfin le cercueil contenant notre ami. Si nous n’avions pas été là, aurait-il été enterré sans cercueil ?
La cérémonie a eu lieu, le curé a dit les mots simples et beaux de l’amour entre les humains et quelques autres sur Dieu. Les fleurs ont été déposées sur le cercueil si fraîchement arrivé. Une pluie de cravates, née d’un geste spontané des hommes présents, s’abat dans sa dernière demeure.
Adieu monsieur le magicien, adieu le compagnon, adieu. Tu as tenu bon malgré tous ces mauvais vents. Ah oui : le ciel était si bleu, l’herbe si verte, les premiers bourgeons pointaient le bout du nez, à Bruxelles ! ... Magicien, je te dis !!! ... ou alors, Dieu ?
Les invisibles devenus visibles
À ce jour, soixante portraits (acrylique sur carton) de personnes que j’ai connues une heure, ou une dizaine d’années… Toutes m’ont transformé et, à ma manière, je les ai inscrites dans la longue chaîne humaine qui relie les hommes préhistoriques à nos contemporains. Ils existent et ont été exposés dans des galeries d’art, à l’Unesco, à La Villette à Paris,...
La colère et la révolte continuent à prendre racine en moi. Devant cette invisibilité ultime, j’ai continué à photographier, peindre, écrire sur ces personnes. J’ai voulu qu’elles aient une histoire, celle d’appartenir à une communauté humaine. Le rôle de l’artiste est de regarder la société dans laquelle il vit, avec ce qu’elle a de bon et ce qu’elle a à corriger. Pour rendre encore plus forts ces portraits, je les ai fait mettre sur Plexiglas. Et parce que dire une fois n’est pas suffisant, ces portraits ont tous été photo- graphiés, pour en garder la mémoire. Et parce que dire deux fois n’est pas suffisant j’ai imprimé ces portraits sur Forex2.
Les invisibles sont devenus visibles. Pour Malraux, « L’Art est un antidestin ».
Pour Joseph Wresinski :
« Il faut arriver à parler du futur, de l’avenir, des projets, du printemps, des pousses et des arbres, des boutons, des fleurs et du sourire des filles, des lendemains, des aurores, et non des ombres et des nuits du passé »3.
Destruction, reconstruction
Le 8 novembre 1983, un tremblement de terre d’une amplitude de cinq sur l’échelle de Richter secoue la région liégeoise et cause de nombreux dégâts matériels. Il n’y a pas un seul mort. Mais dans mon lit, j’ai eu l’impression d’être soulevé jusqu’au plafond du grenier dans lequel nous dormons. Quelques millisecondes avant, j’ai entendu un bruit terrible, comme si dix locomotives à vapeur entraient à toute vitesse dans notre chambre !
Le 12 janvier 2010, à 16 heures 53 minutes et 10,4 secondes, la terre a tremblé en Haïti4. Beaucoup de morts.
J’étais présent au premier séisme. Le second, je l’ai vécu dans mon atelier depuis Liège. Naviguant sur internet, la connexion s’est coupée un instant. L’image d’une petite fille est apparue à l’écran. Elle était en pleurs. Elle ne criait pas encore, mais son cri d’effroi allait sortir quelques secondes plus tard. Pas de commentaires. Pas d’informations. Seuls quelques mots : « La terre a tremblé en Haïti ». Je ne sais pas qui a mis cette image sur le web. D’autres ont suivi, de plus en plus horrifiantes. Puis déconnexion. Silence dans mon grenier blanc. Je me souviens avoir ressenti le bruit de dix locomotives entrant dans ma chambre lors de « mon » tremblement de terre. J’attends, rien ne se passe. Rien ne bouge. Il ne me reste que ces quelques images sur l’écran. Elles sont terribles. Terribles de souffrance. Ces photographies sont maléfiques, attirantes, graphiques. Elles ouvrent la porte à de nombreuses images, futures illustrations, futures peintures, faciles à construire : « Méfie-toi, le diable frappe à ta porte. »… J’éteins l’ordinateur, me couche dans l’atelier et commence une méditation. Il faut attendre…
Bien plus tard, au restaurant, avec quelques amis, nous reparlerons de tout cela. Entre-temps, j’ai reçu des messages de peintres haïtiens qui disaient :
« Tout notre patrimoine culturel a disparu, aidez-nous à le reconstruire ; ne peignez pas le terrible événement mais remettez-vous à peindre, là où vous vivez, ce que vous voulez ; aidez-nous à recréer cette énergie de vie ».
J’avais la photographie d’un peintre haïtien assis sur une montagne de briques, peignant la toile sur ses genoux, alors qu’on alignait les cadavres le long des trottoirs. J’avais aussi la photographie d’un guitariste qui jouait de son instrument dans les mêmes conditions. Petit à petit, l’idée nous est venue de peindre l’universalité d’une telle catastrophe, comment chacun arrive à se reconstruire après avoir vécu une chose aussi terrifiante. Ces travaux ont été exposés sous le titre : Destruction / Reconstruction.
Les images de cadavres, de ruines, me sont revenues à l’esprit mais en filigrane, avec celles de ces hommes, femmes et enfants de chez nous, vivant la souffrance de la misère chaque jour. Ces hommes, femmes et enfants qui se relèvent parfois difficilement, parfois plus facilement, et pour qui la vie continue. C’est de cette situation que je devais apprendre.
En un an, six tableaux ont pris naissance. Il y en a trois que j’aime plus particulièrement : Le cri5, La femme en prière et Les ‘boat people’.
Le cri : portrait d’une très jeune fille qui se cache les yeux et ouvre toute grande la bouche ; mais le cri ne sort pas, tant l’émotion doit être terrifiante ... Cri muet avant le hurlement.
La femme en prière s’offre aux puissances mystiques mystérieuses sans rien demander en retour. Elle a confiance en plus puissant que soi. Elle reçoit une réponse, une énergie, un signe « divin », une proposition pour un nouveau chemin, que sais-je ? En peignant ce tableau, c’était si clair pour moi, et en même temps incompréhensible, comme un mystère que l’on contemple. C’est cela le mystère de la pratique d’un art : arriver aux portes de nouvelles connaissances, de nouveaux territoires. Encore faut-il oser les ouvrir ? C’est aussi simple que de donner la main à celui qui mendie.
Les ‘boat people’ : tout le monde connaît ; c’est malheureusement d’une actualité qui pose question sur l’humanité et les réponses qu’elle apporte ou pas. Je me suis inspiré d’une sculpture en bois sur le bureau du père Joseph6 : les outils et les mains qui ont travaillé cette œuvre de 30 cm donnent l’impression que ce ne sont pas seulement les humains qui quittent leur terre natale pour un hypothétique avenir meilleur, mais aussi que certains de leurs « dieux » ont pris place dans l’embarcation. Cela m’a beaucoup impressionné et j’ai essayé de redonner ce sentiment dans ma peinture.
Les six tableaux sont peints principalement avec les couleurs du drapeau d’Haïti.
Depuis lors, j’ai entrepris une dizaine de portraits de clowns : peintures plus grandes et en couleurs, images de ces gens qui combattent la dureté de la misère en se maquillant, se déguisant et se baladant sans peur dans la ville, sans rien demander :
« Nous aussi, nous existons et vos rires ne concernent que vous-mêmes. »
… Mais ceci est une autre histoire.