La participation des habitants en France et à l’étranger

Marion Carrel

Citer cet article

Référence électronique

Marion Carrel, « La participation des habitants en France et à l’étranger », Revue Quart Monde [En ligne], 221 | 2012/1, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5317

L’auteure nous a aimablement autorisés à publier des extraits de son intervention lors du séminaire : L’ « impératif participatif » dans la politique de la ville en France et à l’étranger, organisé par le Centre d’analyse stratégique et le Conseil national des villes, le 27 juin 2011.

A propos de participation des habitants, quand on s’inspire de bonnes pratiques à l’étranger et de quelques professionnels et militants français, on est tenté de parler, plus largement, d’empowerment. Cette notion est difficile à traduire en français. Certains parlent de « développement du pouvoir d’agir », d’autres de « capacitation ». Cette manière de concevoir l’intervention professionnelle se retrouve dans des associations d’éducation populaire et chez certains professionnels innovants. J’ai pour ma part utilisé le terme d’  « artisans de la participation » pour désigner les consultants militants de la participation dans les quartiers d’habitat social.

L’empowerment désigne un processus par lequel un individu ou un groupe développe et acquiert des moyens de renforcer sa capacité d’action individuelle et collective. Le terme recouvre une double dimension : celle du pouvoir, comprise dans l’étymologie même du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder3. Il est important de souligner que ce processus est centré sur les forces, ressources, droits et habiletés des individus ou des groupes, plutôt que sur leurs déficits ou leurs handicaps4. De fait, l’utilisation de ce concept nous oblige à renverser le point de vue traditionnellement admis sur les « opprimés » : au lieu de les considérer par la négative, par leurs manques, il s’agit de constater qu’ils ont déjà du pouvoir, mais que celui-ci reste à révéler, assumer, développer, notamment par l’action collective.

Expériences et difficultés françaises

Il existe en France une forte demande de participation de la part des populations résidant dans les quartiers visés par la politique de la ville. Le problème est que celle-ci ne coïncide pas avec les cadres habituels de fonctionnement de nos institutions.

Nous avons tous à l’esprit des exemples de réunions publiques pour l’illustrer. Dans l’ouvrage qui sera publié prochainement5, j’analyse les interactions existant entre la population, les techniciens et les élus dans une réunion de ce type. L’attente des élus consiste encore bien souvent à identifier des interlocuteurs déjà constitués, qui parlent le langage de l’intérêt général, à l’image des associations des années 1970 qui luttaient pour un meilleur cadre de vie. Ils se retrouvent face à des individus qui s’expriment, mais dont la parole n’entre pas dans les cadres préétablis. Il faut bien voir que les habitants expriment une forte exigence vis-à-vis de la participation, et ceci à un triple niveau. Les habitants demandent d’abord à être reconnus comme interlocuteurs, comme le montrent les travaux d’Axel Honneth, qui souligne l’importance de la reconnaissance dans le développement de l’estime de soi et de la confiance envers la société6. Les habitants exigent ensuite une justification des choix faits par les élus, en d’autres termes, une demande de transparence sur les objectifs et les conséquences des projets menés par les collectivités. Enfin, ils ont une attente forte de clarification sur l’utilisation qui sera faite de leur participation. Vont-ils peser, et de quelle manière, sur les décisions ? S’ils s’aperçoivent, lorsqu’ils sont invités à participer, que leurs propos n’ont aucune utilité, ils ont raison de ne plus revenir aux réunions suivantes.

Pourquoi leur parole n’entre-t-elle pas dans les cadres institutionnels classiques ? Parfois elle peut paraître incorrecte car elle entre en concurrence avec le travail des agents et des élus, bousculant frontalement le pouvoir de ces derniers. Plus fréquemment, les demandes exprimées par ces habitants, souvent qualifiées de demandes NIMBY (Not in my back yard)7, sont considérées comme ne relevant pas de l’intérêt général. Or quantité de sociologues ont mis en évidence, ces dernières années, l’évolution des formes d’engagement public des citoyens8. Ces derniers s’engagent beaucoup moins sur le long terme, mais dans des actions ponctuelles, parfois en leur nom. On ne peut donc plus attendre des individus qu’ils se structurent automatiquement dans des collectifs, autour de porte-paroles désignés.

Lorsque des élus ou des professionnels organisent des réunions publiques qui se déroulent malheureusement dans de mauvaises conditions, les préjugés ou les représentations faussées des habitants, et, inversement, des élus et professionnels, s’accentuent. Les élus et responsables institutionnels sont tentés de se dire : « Cela ne sert à rien de demander leur avis aux habitants, ils ne sont préoccupés que par leur logement ou leur rue, ils sont incapables de contribuer à l’intérêt général ». De leur côté, les habitants sont tentés de se dire « Ils ne nous écoutent pas, tous pareils, on est pris pour des imbéciles, cela ne sert à rien de parler ».

Exemples étrangers et raisons de l’échec français

Le regard posé sur les expériences étrangères nous amène à comprendre les raisons de l’échec de la participation des habitants en France. Cinq principales raisons peuvent être identifiées.

Premièrement, les objectifs poursuivis par les administrations et les élus sont peu débattus au sein des collectivités, et par conséquent peu compréhensibles pour la population et les associations. Différents types d’objectifs sont poursuivis à travers la participation. En France, ce sont souvent des objectifs de communication institutionnelle, ou des objectifs sociaux, visant à développer les liens entre les personnes et à promouvoir la civilité dans les quartiers. Les conseils de quartier se limitent la plupart du temps à ces deux objectifs, symboles de l’archétype français, selon lesquels les habitants ne possèdent aucun savoir utile à l’action publique ou à la vitalité de la démocratie. Deux autres types d’objectifs sont davantage poursuivis à l’étranger. L’objectif managérial vise l’amélioration de l’action publique. Le fait de recueillir et de croiser le savoir des citoyens avec d’autres savoirs contribue in fine à l’amélioration de l’action publique, à l’image de la Conférence des citoyens au Danemark. L’objectif politique de la participation consiste à redistribuer le pouvoir de décision, ou une partie de ce pouvoir aux citoyens. Parallèlement au pouvoir de désigner nos représentants (les élections), il s’agit de remettre au débat et au vote certaines décisions. L’exemple le plus connu des dispositifs qui organisent cette redistribution de pouvoir est le budget participatif, tel qu’il s’est développé à Porto Alegre, au Brésil.

Deuxièmement, l’administration française ne se place pas en situation d’écoute. Je reprendrai, pour illustrer ce constat, l’expression utilisée par un allié d’ATD Quart Monde, selon lequel « Il n’y a pas de sans-voix, il y a des sans-oreilles ». Force est de constater que dans notre pays, élus, responsables politiques mais également enseignants ont du mal à écouter et à prendre en considération la parole des autres. Nos collègues américains, dont A. Fung et E. O. Wright, témoignent à l’inverse d’expériences existant à Chicago, telles que des coproductions de savoirs entre la population d’un quartier pauvre et la police, ou encore la cogestion d’une école avec des parents. Ces auteurs y voient des formes de contre-pouvoirs délibératifs. Au-delà, ce débat soulève la question des pratiques professionnelles dans le champ du social. En France, la question du travail social se pose sur un mode selon lequel les habitants sont des problèmes, alors que d’autres expériences démontrent qu’ils peuvent être considérés comme une ressource. Qui plus est, le travail social français est basé sur l’accompagnement individuel, à la différence de l’approche communautaire ou collective développée au Québec ou aux Pays-Bas. Une évolution de ce type pourrait être imaginée dans notre pays, le débat mérite d’être posé.

La très faible représentation en France des immigrés, des classes populaires, des femmes et des jeunes au sein des partis politiques constitue la troisième principale raison de l’échec de la participation des habitants. Cette sous-représentation est encore plus criante aux postes d’élus. Comment demander à des individus de s’identifier à des hommes et des femmes aussi éloignés de leur appartenance sociale et culturelle ? A cela s’ajoute le faible degré de politisation et le fort taux d’abstention électorale dans les quartiers populaires.

Quatrièmement, les politiques sociales françaises se concentrent de plus en plus sur les catégories de population les plus pauvres. Notre régime de protection sociale tendrait de plus en plus à un régime de type anglo-saxon, financé par l’impôt et ciblé sur les plus pauvres, ce qui présente le désavantage d’alimenter les tensions entre groupes sociaux9.

Enfin, toute forme de contre-pouvoir suscite, en France, des craintes, comme l’a bien montré Pierre Rosanvallon10. J’ai été étonnée, aux Pays-Bas, de constater que la municipalité d’Utrecht avait attribué un budget à une association d’un quartier populaire anciennement ouvrier, afin que cette dernière propose un contre-projet urbain, avec un mandat et une liberté de mouvement relativement clairs. L’objectif était de confronter le projet de la ville et le contre-projet de l’association. En France, on n’imaginerait pas qu’une municipalité attribue un budget à un collectif d’habitants pour faire un contre-projet de rénovation urbaine, à partir duquel un débat pourrait s’établir sur les objectifs, moyens et conséquences du projet piloté par les pouvoirs publics.

Deux types d’approches décisionnelles

Pour résumer, je souhaiterais montrer les deux grandes tendances actuellement débattues dans l’empowerment. La discussion porte tout d’abord sur la méthode suivie. Pour certains, la solution apparaît dans l’action collective. Il faut former et politiser des élites, des leaders communautaires, dans les quartiers populaires. Cette analyse met en évidence la dimension de la lutte de l’action collective et l’encouragement de la structuration de la population, autour de porte-paroles et de porteurs de causes. L’association londonienne London Citizens11 s’inscrit typiquement dans cette démarche, qui consiste littéralement à faire campagne et faire pression sur les élus.

La deuxième approche de l’empowerment défend davantage la voie de la délibération et l’organisation de dispositifs participatifs non excluants. La délibération désigne l’échange public d’arguments en vue de prendre la meilleure décision possible. Ces dispositifs incluent les personnes pauvres, qui maîtrisent mal la langue française, peu diplômées et qui souhaitent faire part de leurs interrogations particulières, de leur colère et des difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. Ce second modèle recouvre des modèles de type budget participatif, tels que les assemblées de base qui attirent de nombreuses personnes dans leurs réunions ; il renvoie aussi aux initiatives que peuvent développer les consultants militants, les techniciens et les associations. Ces intervenants innovent souvent en termes de méthode, offrant une prise aux habitants des quartiers populaires.

Améliorations possibles

Quelques pistes d’action et d’innovation dans l’empowerment :

Tout d’abord, il doit exister un lien entre la participation et la décision. Ce lien, même s’il est réduit, devrait au moins être explicité. L’explication publique quant à l’usage qui sera fait de la parole des gens constitue une des clés du problème. Les élus pourraient par exemple s’engager à répondre, dans les mois qui suivent tout dispositif participatif, aux propositions qui en sont issues.

Par ailleurs, la participation doit être conçue non pas comme une éducation des habitants mais comme une formation mutuelle ou co-formation, pour reprendre l’expression du réseau « Croisement des savoirs et des pratiques »12. Si l’on vise la seule éducation des habitants, on risque de prendre insuffisamment en compte leur environnement, l’expertise des personnes, leur point de vue éclairé sur les services publics, le quartier, le voisinage. En outre, lorsque seule la formation des citoyens est recherchée, cela traduit une non-recherche d’amélioration des structures et système sociaux. La co-formation pousse au contraire les professionnels et élus à prendre conscience des dysfonctionnements sur lesquels travailler pour rendre les politiques publiques plus justes et efficaces. Enfin, rompre avec l’idée qu’il faut d’abord éduquer les pauvres, pour ensuite les faire participer, permet de lutter contre le modèle de « bon citoyen », qui se traduit en réalité par la participation écrasante d’hommes blancs de 50 ans, instruits et diplômés, au détriment du reste de la population. C’est pourquoi la participation conçue comme confrontation est plus ambitieuse et pertinente, en ce qu’elle permet de faire émerger des enjeux non révélés dans les lieux démocratiques.

J’en viens ensuite à la question des manières de convaincre les habitants de venir dans les dispositifs participatifs et les associations. Il s’agit d’aller à la rencontre des personnes mécontentes ou dont la parole peut apparaître déplacée, afin de modifier la donne. Cette question fait l’objet de débats. Pour certains, à l’image d’ATD Quart Monde, les habitants doivent d’abord travailler dans le cadre de groupes restreints, avant de se confronter les uns aux autres ; d’autres sont au contraire partisans d’une confrontation directe.

Par ailleurs, pour reprendre l’analyse de Jacques Rancière, postuler l’égalité produit des effets. Il faut probablement s’inspirer de dispositifs qui mettent en place des « artefacts d’égalité », qui permettent de tordre temporairement la réalité sociale pour produire des effets d’émancipation et de reconnaissance des citoyens. La vidéo et le théâtre peuvent ici être utilisés pour favoriser l’expression et la discussion. L’établissement de règles simples peut être utile, notamment l’interdiction d’employer des sigles.

Enfin, il faut confier l’animation à un tiers neutre. La question de l’animateur indépendant pose particulièrement question en France. Celle de l’articulation entre les dispositifs institutionnels et les associations me paraît tout aussi déterminante : comment penser et concevoir cette articulation entre action publique et action associative ? Un enfermement dans la proximité est toujours à craindre. Même s’il est nécessaire de partir de l’intérêt individuel des habitants, l’enjeu est de monter en généralité et de construire une réponse collective. Se pose aussi la question de la professionnalisation de la participation. Est-il tenable en démocratie d’externaliser cette question de la participation citoyenne à des associations ou à des consultants ? Dans quelle mesure une collectivité peut-elle se « décharger » sur des professionnels rémunérés ? La démarche de confrontation démocratique a un coût et comporte des risques pour les élus, d’autant que cette population ne vote pas massivement. Néanmoins, elle me paraît être porteuse de gains significatifs à la fois pour les élus, les habitants et les politiques publiques.

1 École des hautes études en sciences sociales, Paris.
1 École des hautes études en sciences sociales, Paris.

Marion Carrel

Marion Carrel, sociologue, est maître de conférences en sociologie à l’université Lille 3, chercheuse au Centre de recherches ‘Individus, Épreuves, Sociétés’ (Ceries, Lille 3), associée au Centre d’Étude des Mouvements Sociaux (Ehess1), et co-directrice de la rédaction de la revue Participations (De Boeck)2.

CC BY-NC-ND