« J’ai participé au premier rassemblement des jeunes du Mouvement en 1973. J’ai reçu un choc en rencontrant des jeunes qui me ressemblaient. Cette découverte a été un vrai bonheur. Sous le chapiteau, j’ai aperçu un vieux bonhomme : il s’est adressé à nous avec une fougue incroyable. Je ne pouvais pas imaginer que c’était lui le curé. J’ai été chamboulée par son intervention car il parlait le même langage que nous, on le comprenait tout de suite. Après, je n’ai plus jamais été la même.(…) Il m’a permis de lever la tête, de me battre, moi qui avais quitté l’école à 14 ans pour aller à l’usine et aider ma famille et qui étais déjà au chômage à l’adolescence. J’avais conscience que cela allait transformer ma vie et j’en avais envie. (…) À nouveau, je voulais être debout. Là, c’est comme si on m’avait donné le droit d’être en colère. J’ai été ramenée à l’essentiel. J’ai pu découvrir que nous n’étions pas seuls. Avant, j’avais le sentiment d’être totalement isolée. J’avais la hargne mais je ne m’autorisais pas à l’exprimer »
Le vieux bonhomme dont elle parle, c’était Joseph Wresinski, le père Joseph, venu à la rencontre des jeunes de son peuple, ces jeunes des cités, rassemblés dans ce chapiteau planté dans une prairie sur la chemin menant au col du Sappel. Que leur a-t-il donc dit qui, 33 ans après, reste ainsi gravé au cœur de celles et ceux qui l’ont entendu ? En ces temps où en France, mais aussi dans bien d’autres pays, semble s’installer une fracture, un divorce entre les dirigeants et la jeunesse de leur pays, j’ai eu envie d’aller relire ce que le père Joseph avait dit, ce jour-là, aux 300 jeunes présents.
« Vous êtes ceux dont on a peur », leur confiait-il d’abord en les faisant voyager dans l’histoire de France, ceux dont on a toujours eu peur parce qu’ils habitaient la « banlieue rouge », les fortifs, les cours des miracles, ceux qu’on enfermait à l’Hotel-Dieu, ceux qu’Hitler « assimilait aux fous et envoyait aux fours crématoires ».
Et du fait de cette peur, poursuivait-il, « on vous met aujourd’hui comme hier au rang des voyous, des gens sans lois. Autrefois on disait que vous étiez des coupe-jarrets, des truands. Non ! vous n’étiez pas des truands, ni des coupe-jarrets ; mais l’on savait que vous aviez, vous plus que n’importe qui, quelque chose à dire pour démystifier le monde, pour empêcher que le monde reste dans son aveuglement, [et] c’est pourquoi l’on ne voulait pas de vous. Parce que vous savez, vous, ce qu’est vraiment la justice, vous qui avez vécu dans l’injustice ; vous savez, vous, ce que c’est que le travail vous qui n’avez pas de métier dans vos mains ; vous savez, vous, ce que c’est que l’instruction, vous qu’on a privés d’école ; vous savez, vous, ce que c’est de n’avoir pas d’amis, vous qu’on a coupés de l’amitié. Voilà les hommes que vous êtes ».
« Vous êtes une jeunesse qui veut apprendre pour pouvoir parler et se faire comprendre, une jeunesse qui veut se cultiver. Vous êtes une jeunesse qui veut travailler, qui veut mener sa vie, non pas en dépendance des autres, mais en faisant partie des syndicats, des partis politiques et des Eglises pour ceux qui sont croyants, de façon à ce que le monde change, à cause de vous et grâce à vous. Vous voulez être une jeunesse qui puisse aimer et être aimée, une jeunesse qui puisse être respectée parce qu’elle est respectable. Et c’est pour cela que vous voulez la formation professionnelle, que vous voulez pour vos frères et sœurs une école, une véritable école ; vous voulez que le lycée vous soit ouvert, que l’université soit aussi votre bien ».
« Vous voulez que l’on puisse vivre dans vos cités, que l’on y soit joyeux. Vous voulez que les syndicats s’occupent de vous, que les partis politiques vous défendent, et vous voulez que les curés soient de votre bord, car c’est de ce seul bord qu’ils ont le droit d’être. Vous voulez le droit syndical pour les jeunes, le droit politique, vous voulez tout ce qui fait une jeunesse et qui bâtit une jeunesse, vous voulez que ça change ».
Et concluant, il invitait les jeunes réunis au Sappel à ne pas rester entre eux mais à aller vers les autres, à « être avec tous ceux qui ont quelque chose à nous apprendre, mais à qui on a à apprendre beaucoup nous aussi à cause de la vie qu’on a menée, à cause de ce que nous sommes ». Il les invitait à « être une jeunesse qui veut rassembler toutes les jeunesses qui ont quelque chose au cœur, de façon à changer le monde ».
Je relisais ce texte et je me demandais pourquoi sommes-nous devenus à ce point incapables de parler ainsi à la jeunesse de nos pays. De parler aux jeunes qui se sont révoltés dans les banlieues où nous les reléguons comme à ceux qui voient à l’horizon d’un long effort pour se former la perspective d’une précarité installée. Pourquoi ne trouvons-nous pas les mots, les gestes, qui donnent de l’espérance à ces jeunes qui pour des raisons diverses, certes, manifestent d’abord et avant tout une immense inquiétude ?
En 1985, au cours de l’Année Internationale de la Jeunesse, le même père Joseph s’adressait en ces mots aux 1000 jeunes rassemblés au siège du Bureau International du Travail à Genève : « Qui es-tu ? Je suis un homme. Où habites-tu ? J'habite la terre. Que fais-tu ? Je bâtis le monde. Trois questions qu'entre jeunes vous vous êtes souvent posées. Trois réponses que vous vous êtes données. (…) Nous, les jeunes, malgré nos différences d'ethnies, de cultures, de croyances et de classes, nous avons une identité commune, nous sommes la jeunesse. Cette jeunesse unie par tout ce que les hommes possèdent de plus important : le cœur, l'esprit qui cherche à comprendre, la volonté de bâtir l'amitié et la solidarité.
Beaucoup de gens parlent de nos problèmes. Ils nous réduisent aux problèmes du chômage, de la drogue, du sexe. Beaucoup croient que nous sommes un problème. Ce n'est pas vrai, et ce n'est pas ainsi que nous nous voyons nous-mêmes. Ce qui nous caractérise, ce sont les questions que nous posons, à nous-mêmes et aux aînés.
Une de ces questions, la plus importante pour nous, est celle-ci : sommes-nous en ce monde quelqu'un pour les autres ? Nos mains, nos intelligences et nos cœurs, sont-ils encore utiles, aujourd'hui ? Le seront-ils encore, demain ? Cette question est capitale pour nous. Aujourd'hui et demain, le faible pourra-t-il dire au fort, le handicapé dire au jeune athlète : « Ne garde pas ta force pour toi ; tu es fort, aide les autres à marcher. »Le cœur déçu pourra-t-il dire au joyeux : « Donne-moi ta joie. » Celui qui ne croit plus, pourra-t-il dire à l'optimiste: "Tu me dois ton espérance" ».
Parler au cœur des jeunes, c’est accepter d’entrer avec eux dans ce questionnement, cette remise en question fondamentale du monde que nous bâtissons : sera-ce un monde où chacun sera quelqu’un pour les autres ?