Je commence avec une question difficile : dans le contexte de la lutte contre la misère, est-ce que la paix ne constitue pas une phase assez rare et précaire, conditionnée par plusieurs aspects ? J'en arrive à cette question qui dérange, car j'ai à l'esprit la vision holistique du shalom hébraïque (et chrétien) qui englobe les dimensions matérielles, relationnelles, institutionnelles, psychologiques et spirituelles de la bonté et de l'accomplissement. Dans quelle mesure est-ce que le shalom est possible, une paix qui prend la forme d'une victoire contre la misère ? Pour répondre à cette question je fais référence à mon expérience, et vous donne des exemples de la paix dans le contexte de la lutte contre la pauvreté. En faisant cela, j'ai pour objectif d'identifier les critères qui contribuent à se diriger vers le chemin de la paix.
Force intérieure
Mon premier exemple démontre que la contribution et la participation individuelle des personnes touchées par l'exclusion et la pauvreté sont nécessaires pour obtenir la paix. Dans un centre de détention bavarois j'ai rendu visite à un réfugié africain qui lors de son retour vers l'Italie a subi un contrôle près de la frontière allemande, et a été mis en détention car il n'avait pas de papiers, pas de permis de séjour. En prison il devait vivre parmi des « criminels », était enfermé vingt-trois heures par jour dans sa cellule, et ne pouvait recevoir qu'une visite d'une heure par mois. Il est tombé malade à cause du régime alimentaire qui ne correspondait pas à sa culture, et à l'hôpital il était sous surveillance même lorsqu'il allait aux toilettes. Malgré toutes ces privations et l'incertitude quant à sa capacité à prouver qu'il avait un statut légal en Italie, je le retrouvais toujours avec un sourire serein sur les lèvres. Cette paix joyeuse venait du fait qu'il avait accepté cette période de plus de quatre mois en prison de façon profonde et spirituelle, qu'il avait pardonné et fait preuve d'une patience active.
Soutiens multiples et reconnaissance politique
Mais selon mon expérience, ce réfugié africain est une exception. Dans la plupart des cas, la force intérieure de l'individu pour faire face à l'exclusion et trouver la paix dans des situations de pauvreté doit être renforcée par d'autres facteurs. Ceci est démontré par mon deuxième exemple qui concerne quatre Sintis - les Sintis sont un groupe de « gitans » - qui, lorsqu'ils étaient des enfants âgés entre cinq et neuf ans, ont été mis dans des camps de concentration par les nazis - tout simplement parce qu'ils étaient des « gitans ». En hiver ils devaient rester immobiles debout à l'extérieur pendant des heures et ont souffert de la faim. Après cette période d'emprisonnement ils ont attrapé des maladies chroniques, qui les empêchaient de travailler correctement, donc ils sont devenus ou sont restés pauvres. Néanmoins, ces Sintis se sont maintenant réconciliés avec les Allemands. Pourquoi ? Leur attitude paisible est le résultat en partie de leurs efforts individuels pour s'en sortir, et en partie d'un soutien réciproque très fort au sein de leurs familles et leurs groupes ethniques. Cette paix représente également l'aboutissement d'une longue lutte politique pour obtenir une reconnaissance ; l'organisme commun pour les Roms et les Sintis a fini par « persuader » le gouvernement allemand qu'il devait payer une compensation pour ces années passées dans les camps de concentration, et cette rente - petite mais quand même symbolique – (environ 450 € par mois) a également aidé ces Sintis à surmonter l'amertume et la pauvreté de leur vieillesse, et enfin à trouver la paix.
Coopération de plusieurs acteurs et législation adaptée
Ce cheminement vers la paix à travers une lutte politique m'amène à aborder un sujet qui est lié ; en Allemagne les facteurs institutionnels - les lois, et le comportement des fonctionnaires - jouent un rôle décisif pour surmonter ou ne pas surmonter la misère. Une jeune mère célibataire Rom sans diplôme vivant sans aide sociale voulait absolument suivre une formation pour devenir esthéticienne, mais le fonctionnaire à l'agence de l'emploi a rejeté sa demande de financement. C'est seulement grâce à l'aide financière d'un ami qu'elle a pu suivre cette formation en secret, et ensuite elle a engagé un avocat et a gagné son procès contre l'agence de l'emploi qui a dû ensuite régler la formation. Dans le cas de réfugiés en voie d'expulsion, ce sont également les avocats, payés par le Service jésuite des réfugiés, qui font en sorte que les « cas » les plus urgents puissent sortir de leur lieu de détention. En Allemagne, de façon habituelle, les voies pour sortir de la misère sont souvent très complexes et demandent une patience à long terme et la coopération de nombreux acteurs dans la société civile et les institutions de l'État. Pour preuve je cite mon expérience dans la lutte pour obtenir des droits fondamentaux pour les « sans-papiers ». Depuis quelque quinze années, une coalition composée d'agences religieuses, organismes de bienfaisance, syndicats et certains membres du Parlement œuvrent au niveau fédéral pour persuader le Ministère de l'Intérieur que les droits des « sans-papiers » à bénéficier de soins médicaux de base, ceux de ne pas être exploités sur le marché de travail, et les droits de leurs enfants à être scolarisés, sont des droits humains inviolables, et qu'il faudrait une modification mineure de la législation sur les étrangers pour permettre la mise en œuvre de ces droits. Nous avons plaidé patiemment pour faire abolir une disposition qui oblige tout organisme public (y compris les hôpitaux et les agences de l'emploi) à signaler aux autorités l'existence de personnes sans papier dès qu'ils en ont connaissance - permettant aux autorités de les expulser. Dans certains cercles semi-publics, par exemple dans des églises, on pouvait parler ouvertement de cette question des « sans-papiers » ; dans d'autres situations moins propices, nous avons négocié secrètement avec les autorités.
Pour résumer ma présentation, selon les situations de misère, il existe plusieurs facteurs qui contribuent à la vaincre et à retrouver la paix : la force spirituelle individuelle pour faire face à la pauvreté, le soutien réciproque de ceux qui sont touchés par la pauvreté, le soutien des amis et des avocats, les luttes à long terme menées par de larges coalitions au sein de la société civile, la coopération des fonctionnaires, et, en dernier mais non par ordre d'importance, une législation adaptée.
Je termine avec deux questions qui dérangent
- Premièrement, comme nous l’avons entendu ces derniers jours, la pauvreté détruit l'humanité. La pauvreté détruit de façon irréversible certains aspects de la personnalité et des capacités fondamentales de ceux qui en souffrent. Dans de telles circonstances, comment trouver un chemin vers la paix ?
- Deuxièmement, comment est-ce qu'on peut envisager une paix véritable entre les pays riches et pauvres ? La réalité et la conscience évoluent dans le sens opposé. Au niveau planétaire, plus l'écart de pauvreté entre les êtres humains dans le Sud et le Nord augmente, plus le pouvoir des institutions du Nord s'agrandit, moins les populations dans le Nord s'intéressent au devenir de leurs co-habitants dans le Sud. Voilà le vrai enjeu : comment faire le pont à travers cet écart planétaire entre le Nord et le Sud ?