Des histoires racontées par mes parents...

Annelies Moser Wuillemin

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Annelies Moser Wuillemin, « Des histoires racontées par mes parents... », Revue Quart Monde [Online], 198 | 2006/2, Online since , connection on 02 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/54

Les histoires destinées à l’enfance et à la jeunesse disent le refus des personnes en situation précaire de se laisser briser par la complexité de leur vie...

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Littérature

Je viens du pays de Pestalozzi, de Gotthelf, du Pauvre Homme du Toggenbourg, du Schellen-Ursli - peut-être que cela ne vous dit rien - et de Heidi... cette fois vous y êtes. Je vais vous parler (un tout petit peu) de la littérature suisse. Plus précisément, d’une certaine littérature ! Mais pas seulement suisse.

Enfant, j’ai grandi avec des personnages comme Heidi et Ursli. Mais bien d’autres histoires m’ont guidée, ont laissé en moi des traces indélébiles, racontées superbement par mes parents, à moi et à mes frères et sœur, le soir, avant que nous nous endormions. Geste de tendresse et de bonheur ! Trésors uniques qu’ils savaient nous offrir dans une vie pas toujours simple. « Encore ! Encore ! », mendions-nous souvent quand nous voyons maman fermer l’un ou l’autre des tomes de Die Schwarzen Brüder(Les Frères Noirs, de Lisa Tetzner), une histoire qui nous avait marqués autant que Heimatlos (Sans Famille, de Hector Malot).

Par le récit de Die schwarzen Brüder, nous apprenions le sort, les conditions misérables, le courage, l’entraide des jeunes garçons ramoneurs du Tessin et d’ailleurs. Obligés de quitter leurs familles, petits paysans de montagne, à cause de leur situation trop précaire, ils étaient embauchés comme des petits esclaves par des patrons lombards pour s’enfiler dans le noir des cheminées et les ramoner avec leurs mains, leurs doigts...

Autre livre qui nous captivait : les aventures de Die rote Zora und ihre Bande (Zora la Rousse et sa Bande, de Kurt Held) nous faisaient suivre des jeunes à la rue, liés par la faim, la pauvreté. Souvent leurs situations très critiques faisaient naître entre eux une amitié profonde. Quelle humanité rayonnait du vieux pêcheur qui s’était laissé habiter profondément par la vie et l’attente de ces jeunes ! Il leur trouva foyer et travail.

Ces livres nous transmettaient des valeurs édifiantes : l’amitié, le respect, la générosité... Nous les avons lus et relus et, plus tard, nous les avons glissés dans le bagage de nos propres enfants.

Des figures qui m’étaient familières

Je me souviens aussi des ouvrages d’une bernoise, Elisabeth Müller, peu connue au-delà de la partie germanophone de la Suisse. A ma connaissance, ses livres n’ont pas été traduits. Ils n’ont pas duré de la même manière que ceux dont j’ai parlé précédemment, devenus des classiques. Ils ont disparu des bibliothèques. La vie à la campagne n’est plus celle dans laquelle Elisabeth Müller faisait vivre ses personnages. Et le côté spirituel, c’est-à-dire la confiance en Dieu qui accompagne en filigrane ces histoires ne peut plus se dire et lire de la même façon dans la société d’aujourd’hui. Cela dit, les histoires d’Elisabeth Müller étaient d’une sensibilité rare à l’égard des petits, des mal-aimés, des déracinés. Des histoires du refus du mépris et de l’orgueil, pleines d’humour aussi, de délicatesse, d’affection.

Ce sont des histoires d’une région paysanne, la mienne, l’Emmental. Avec des figures qui m’étaient familières dans mon enfance et ma jeunesse : servantes bonnes à tout faire, valets de ferme à vie dans la même exploitation, familles très pauvres sous les regards méprisants ou au contraire bienveillants d’autres villageois.

Les parents de Theresli (ou Resli en abrégé), l’héroïne d’un des livres d’Elisabeth Müller, sont de ces gens bienveillants : on peut se confier à eux, tout leur dire, et ils voient en toute personne quelque chose de positif. Dans la pire des situations, leurs espoirs restent toujours intacts. Resli, est une petite fille très attachante, au regard sensible. Elle a un questionnement et des remarques parfois très directes et drôles, des gestes d’amitié spontanés et émouvants, une force peu commune à défendre ceux auxquels tout son cœur est lié profondément. Il y a Setteli qui avec sa famille habite un taudis derrière la forêt. Setteli est rongée par le chagrin de ne pas avoir pu garder son unique trésor, sa chèvre. Celle-ci a dû être vendue, car l’argent manquait. Resli interpelle l’homme qui l’a achetée... Il y a Fritz, le frère de Setteli, Fritz dont le voisinage dit qu’il est sans âme, dont personne ne remarque combien il se sent seul, incompris, abandonné de tous. Fritz est à la merci des moqueries qui provoquent sa colère et sa violence ; dans une bagarre, Resli s’interpose, encaisse des coups et s’écroule sous des remarques pointues. Qui la console tendrement ? C’est Fritz ! Sur sa propre âme blessée, un vieux valet de ferme mettra du baume. La mère de Setteli et Fritz, l’être qui leur est le plus cher, s’endort pour toujours, écrasée sous le poids de la misère. Leur père, manœuvre, décrié pour ses absences au travail, est licencié. Puis soupçonné, il est enfermé comme incendiaire présumé.

Avec le papa de Resli, nous entrons dans la prison où se dénoue l’histoire du père de Setteli et de Fritz. Celui-ci avoue que l’état de détresse dans lequel il était avec les siens, que la haine qu’il avait accumulée envers ceux qui le harcelaient auraient facilement pu faire de lui celui qui avait incendié la scierie. Il sera jugé : innocent ! C’est alors un autre homme qui sort de prison, ayant trouvé dans le papa de Resli un ami. Il va confier sa fille aux parents de Resli jusqu’à ce qu’il ait trouvé du travail et un logement pour revivre avec ses deux enfants.

Le livre Christeli suivra celui de Theresli. Même décor, même entourage. Nous vivons encore le déchirement d’une famille à cause de la misère. Une fillette a déjà été placée. Puis un des garçons, Christeli, devrait partir lui aussi : dans la famille des propriétaires à qui on doit des sous pour le loyer. Christeli devrait travailler pour eux en compensation des arriérés, en s’occupant des cochons, en nettoyant l’écurie... Sa mère est déjà embauchée à la journée chez ces gens-là pour y faire la lessive, les nettoyages ; elle connaît ce milieu hostile, froid, grossier. Ni elle ni son mari ne voudraient voir leur fils s’en aller là-bas. Le mari, paralysé à jamais à cause d’un accident, vend alors ses quelques outils de pauvre cordonnier. Et quand la paysanne vient chercher Christeli, il lui tend l’argent des outils vendus et dit que son fils ira ailleurs, chez des gens qui ont perdu leur seul enfant : là-bas il va pouvoir suivre sa scolarité jusqu’au bout, avoir un vrai métier plus tard. Ce même jour en effet, un monsieur – c’est un instituteur - vient le chercher. La douleur de la séparation est palpable. Sa mère dit à celui-ci : « Il ne faut pas m’en vouloir, mais vous savez : même si nous ne sommes que des pauvres gens nous aimons nos enfants comme les autres, peut-être même davantage parce que nous avons de grands soucis pour leur devenir. C’est la misère qui nous oblige à les laisser partir ! » La femme du maître d’école a grand peine à accepter ce garçon dans son ménage. Sans cesse elle lui rappellera sa provenance. Et un de ses premiers gestes sera de jeter sous les yeux du garçon des habits que sa mère a lavés, raccommodés, repassés, pliés et emballés. En cachette Christeli ira sauver ses vieux pantalons. Il y trouve un petit paquet avec un message de sa sœur : « Mange la partie tendre de ton pain. La partie dure, garde-là. Si tu as l’ennui de nous, va et renifle le reste. Cela va te faire du bien ! »

Christeli est heureux à l’école. Il est accepté. Mais le jour où il entend une dame médire de sa mère, dire qu’elle est une voleuse, il n’en peut plus, il s’enfuit et rentre à pied chez les siens.

Tous dans cette histoire font du chemin. Et même des circonstances dramatiques rapprochent les uns des autres, les rendent plus ouverts, amicaux, sereins !

Des enfants du courage...

Des Theresli, des Setteli, des Christeli et des Fritz, des personnes comme leurs parents et d’autres adultes autour d’eux, j’en ai rencontré un bon nombre dans ma vie d’enseignante, puis de mère de famille et de volontaire permanente d’ATD Quart Monde. Ils sont semblables entre autres aux « enfants du courage » décrits dans les Mini-Livres Tapori, tout comme dans Mon Cœur est dans ce Caillou, La Boîte à Musique, Des Suisses sans nom...1

Je les trouve aussi dans un des recueils d’histoires vraies d’un village écrites dans le dialecte bernois par un de mes oncles ; dans des romans contemporains d’auteurs suisses comme Gabrielle Chambordon, Gisela Widmer, Mariella Mehr, Evelyne Hasler...

Gabrielle Chambordon, dans sa fameuse trilogie publiée par les Editions Zoé La Suisse des Autres, Les enfants sont comme des éléphants et Les mots ne disent plus rien, raconte sa vie d’enfant et de jeunesse. Elle dit avoir écrit le premier tome en dix jours et dix nuits, tellement intérieurement elle était prête à raconter la vie avec sa famille à la Villa Mathilde où habitent des personnes exceptionnelles, des marginaux - dirait-on - des hommes, des femmes marqués, mais combien humains et généreux. Le deuxième, elle l’a écrit en deux mois ; livre poignant qui révèle tout du regard subtil d’une fillette placée en institution sur les adultes chargés de l’éducation des enfants comme elle, loin de leur famille. Le troisième tome, qui a demandé à Gabrielle Chambordon plus de temps, est la quête d’une adolescente jamais rassasiée d’être aimée, de trouver confiance en soi-même et en les autres...

Mariella Mehr rappelle dans certaines de ses oeuvres la tragédie des enfants enlevés aux familles tsiganes pendant une cinquantaine d’années au milieu du 20e siècle dans mon pays.

Gisela Widmer tire son héroïne, Clara Wendel, d’une histoire dramatique vécue en Suisse par une femme sans feu ni lieu du 19e siècle, considérée comme une mendiante et une femme de mauvaise vie.

La liste des ouvrages pour enfants et adultes d’Evelyne Hasler est longue. Entre autres : Anna Göldin, letzte Hexe (Le destin d’Anna Göldin) et Die Vogelmacherin (trad. : la faiseuse d’oiseaux), qui retrace à partir de documents historiques la vie d’une orpheline de onze ans, pleine de fantaisie qui prétend savoir faire des oiseaux. On la considère comme sorcière, on l’enferme et on l’exécute. Un roman extrêmement bouleversant ! Evelyne Hasler l’a écrit à la mémoire de tous les enfants qui ont connu un sort inhumain parce qu’on leur avait collé une étiquette.

Ces récits me font penser à des personnes que je connais par mon engagement à ATD Quart Monde qui disent ne jamais avoir été comprises ni par leur entourage ni à l’école ou dans des institutions, qu’on n’a pas su être et faire avec elles. Elles parlent d’enfermement, de parcours isolé des autres.

La pauvreté a un visage...

Je suis bien loin d’avoir exploré toute la littérature suisse au sujet de la grande pauvreté. De ce que j’en connais, de ce que j’en ai lu, je peux dire que cela ne m’a jamais laissée indifférente. Y apparaissent la lutte quotidienne de celles et ceux qui souffrent de leur vie précaire, leur courage, leur refus de se voir briser par leur condition. On y rencontre aussi « des personnes qui tendent la perche » comme le répétait un militant du Quart Monde reconnaissant ne pas avoir été laissé seul face à son sort.

Ces romans ou nouvelles, ces histoires destinées à l’enfance et à la jeunesse ne disent pas toujours les incohérences apparentes du comportement des personnes chahutées par la complexité de leur vie. Peut-être du fait que certains auteurs manquent d’une connaissance approfondie de la vie en grande pauvreté

En tout cas cette littérature révèle bien que sans aucun doute, la pauvreté a existé de tous temps dans notre pays comme ailleurs, qu’elle a un visage et que des femmes et des hommes ont voulu en témoigner. Pour atteindre la conscience d’autres ? Pour exorciser un propre vécu et interroger une société ? Pour provoquer des changements ou tout simplement pour peindre artistiquement un fait avec des mots ? 

Pour qu’il ait des changements il faut un long temps, tout un cheminement, un engagement dans la durée, nous dit Nelly Schenker dans son œuvre autodidacte La patience. Dans son autre livre, Wie die Steingeschichte ins Rollen kam , publié en allemand en 2001 dans la collection Bunte Reihe par la Haute école du travail social de Bâle, elle raconte en texte et en illustration - comme un défi existentiel - l’histoire de vie de Joseph Wresinski, référence radicale de transformation...

1 Ouvrages édités aux éditions Quart Monde
1 Ouvrages édités aux éditions Quart Monde

Annelies Moser Wuillemin

D’origine suisse alémanique, enseignante, Annelies Wuillemin-Moser et son mari, il y a plus de vingt-cinq ans, ont choisi de s’engager comme volontaires permanents d’ATD Quart Monde. Elle a écrit et illustré un livre sur la vie du père Wresinski, Joseph (éd. Quart Monde, 1999, 176 p.), destiné aux enfants et aux jeunes.

CC BY-NC-ND