Propos recueillis par James Jabourek et Xavier Verzat.
J-F.L. : On voulait rééditer L’argent des pauvres 1 puis simultanément on a pensé : « On va retourner à Elbeuf ». On s’est dit - mais on n’était pas sûrs du tout - : « On va essayer de voir les gens, de discuter avec eux, essayer d’écrire, de réécrire ». On était retournés en 95, pendant deux trois jours pour écrire un article qui s’appelait Célibataires à la rue », et puis là, en 2007, c’est une jeune femme qui avait huit ans à l’époque qui m’envoie un courriel2 : « J’ai retrouvé votre nom sur internet, ça me ferait plaisir de vous revoir, mais je vous laisse libre de choisir ». J’avais beau chercher, je ne voyais pas qui c’était. Je me suis souvenu que ses parents m’avaient dit : « Tu viens chez nous. On aimerait bien aller chez toi ». Je leur avais dit : « Oui, bien, venez samedi ou dimanche ». Ils sont venus plusieurs dimanches. La petite fille avait vu la boîte aux lettres en bas et avait photographié mon nom : LAE. C’est ainsi qu’elle m’a trouvé sur internet. C’est une histoire improbable. Pendant plusieurs mois je me suis demandé « Qu’est-ce qu’on fait ? Revoir les gens, aller discuter avec eux, oui. Mais qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? Des gens, on peut en voir un peu partout, mais après ? »
RQM : Ce n’est pas fréquent, un chercheur qui reçoit chez lui quelqu’un qui fait partie de ses enquêtés ?
J-F.L. : C’est un principe minimal de la relation. Si on use de la sympathie, de la générosité, du pouvoir discuter avec eux quand on veut, c’est normal que les gens puissent se dire, comme marque d’un échange, « Moi aussi, je veux aller chez vous ».
RQM : Ils ne demanderaient pas ça à l’assistante sociale, au maire ?
J-F.L. : Ce n’est pas sûr, c’est possible. Je me souviens de jeunes assistantes sociales qui venaient me voir : « Ils m’ont demandé à venir chez moi mais ça m’embête un peu, je ne vis pas dans les mêmes conditions, ils vont voir une différence »...Les gens acceptent ou pas. S’ils acceptent ils vont le garder pour eux. Ils ne vont pas le dire à leurs collègues. Ou bien l’assistante sociale ne le fera pas car elle pensera qu’elle va être trop proche. C’est la problématique de tous les travailleurs sociaux : le trop proche et le trop loin. Ils se sentent trop loin pour s’approcher d’eux et puis ils craignent de s’approcher trop près et d’être soupçonnés de collusion, de clientélisme. Moi j’ai été éducateur spécialisé, j’ai compris que les familles étaient très facilement disqualifiées. Là j’ai commencé un petit peu à écrire. La vraie rupture s’est faite lorsque j’ai montré ce que j’écrivais. C’était banal mais un peu trop critique. Il y a toujours un problème de la trahison de l’écriture. Quelqu’un qui se met à écrire l’expérience qu’il a vécue et partagée, de façon subjective, ça indispose ceux qui sont pris dans cette histoire. Ils se voient « écrits ». L’écriture crée un déséquilibre. Je me suis donc reconverti.
RQM : C’est le début de vos enquêtes à Elbeuf ?
J-F.L. : J’ai rencontré Numa Murard. Il vient de la psychiatrie. On s’est reconnus assez vite. On savait tous les deux que les gens n’ont pas franchement le droit à la parole. On la leur donne mais c’est pour mieux la leur retirer. L’art, c’est couper la parole aux gens. Un : ils n’ont pas droit à la parole. Deux : quand ils parlent, quand on les écoute, c’est assez souvent et assez rapidement compliqué. Il y a des travailleurs sociaux qui écoutent à des guichets, réellement, mais assez vite ce n’est pas toujours audible, les phrases sont à l’envers, les gens craquent et ils disent : « Oui, mais là votre problème je ne vois pas comment je peux faire ». Ces écoutes sont rapidement brisées par la peur de se faire embarquer dans une histoire sans fin. Il y a une passion mais aussi une hantise. C’est le fil rouge permanent des institutions. « Qu’est-ce que ça veut dire écouter ? ». On l’apprend. On apprend à se débarrasser de ses a priori, de se débarrasser de soi. Le problème de l’écoute c’est qu’il faut se dépouiller mentalement pendant un quart d’heure, voire deux heures avant et ça se fait rarement car c’est coûteux. Un véritable échange en coprésence c’est extrêmement fatigant. On a fait notre enquête aux abattoirs d’Elbeuf pendant trois ans, on a pris des photos pour laisser quelque chose aux gens. C’est avec une de ces photos que m’avait envoyées Angélique que nous sommes revenus à Elbeuf. On a retrouvé, en demandant dans la rue, une vingtaine de familles dans le parc HLM (leurs habitations aux abattoirs avaient été détruites) et aux alentours. Quand on revient dans un lieu après longtemps il y a, c’est normal, des gens qui sont morts. Mais ici ce n’étaient pas des morts ordinaires. Ça marque des types de vie où le mourir est un mourir prématuré, de façon absurde, une série de morts liées aux conditions de vie. Il y a aussi 20% des habitants qui disparaissent des listes, éclipsés, partis à la cloche de bois, sans adresse. Ce sont les plus abîmés dont on perd la trace. En cinquante ans, les familles les plus endettées ont vécu cinq expulsions, rien de moins. Habiter n’a jamais été possible, être chez soi n’existe pas tant la menace est permanente. C’est très constitutif de la vie sociale des pauvres. Les enveloppes de protection de l’individu c’est la protection de son activité, de son quant-à-soi, de sa pensée, l’espace physique d’une chambre, de l’espace où dormir, des couvertures des draps ensuite une famille ou un morceau de famille, la pièce, le statut de locataire qui est protecteur qui permet une stabilité, et ensuite la protection sociale, le droit à l’accès aux soins, le droit de se défendre en justice. Il y a plein d’épaisseurs de protection qui normalement jouent pour tout individu dans une société démocratique.
Si vous n’avez pas une sécurité forte de pouvoir rester là où vous êtes vingt ans, trente ans, tant que vous voulez, vous êtes dans un tel noyau d’angoisse que toutes les autres sécurités arrivent mal ou sont défaites.
RQM : Qu’est- ce qui a changé depuis les années 80 ?
J-F.L. : Le noyau d’angoisse s’est très atténué pour ceux qui ont quarante ans maintenant parce que les personnes ont développé autre chose. Cela a changé au niveau de la parole, la capacité à se dire, à se penser, à se situer, à situer les autres, à dire ce qui ne va pas, ce qui va, ce qui pourrait aller, comment ça pourrait aller autrement. C’est très sincèrement le niveau scolaire qui a vraiment augmenté. Les gens savent mieux lire, mieux écrire, mieux discuter. Ensuite ils utilisent le portable et les enfants de vingt ans ont internet. Je pense aussi que les gens ont une intelligence administrative poussée après quarante ans de guichets. Ils ont beaucoup plus d’habiletés, ils comprennent la logique administrative, savent qu’il vaut mieux faire comme ceci que comme cela. Plus la télévision.
RQM : En même temps, vous relatez qu’au tribunal et dans les relations avec les travailleurs sociaux les gens sont tout autant ballottés, maltraités ? Et vous-même, vous avez changé dans votre regard et dans votre pratique universitaire ?
J-F.L. : On s’est dit en 2010 : « Depuis dix ans, on est au début d’une nouvelle paupérisation qui va aller plus loin qu’on ne l’imagine ». On peut faire cent cinquante bouquins et ça ne changera strictement rien. Jeune, j’étais optimiste. Maintenant je suis pessimiste. Avec cette nouvelle enquête, au pire il y aura leurs paroles3 dans les archives nationales. Moi, comme universitaire je pose explicitement la question : qui a le pouvoir de la parole ? Il y a là une posture qui a changé effectivement. Dans L’argent des pauvres, c’est nous qui racontions, jamais on ne disait : « X ou Y a dit ça ». C’était notre narration qui créait, comme toute narration, une distance. A l’époque c’était le début des cassettes, ça a permis d’agrandir la parole des gens, la prise de parole. Dans tout ce qui est écrit avant, les gens ne parlent pas. On écoute les gens, on retranscrit, on utilise le cutter pour couper et coller la phrase qui va bien dans le texte. C’est du montage à 150%. Après le magnétophone, on va oser trois, cinq, six, dix phrases. C’est très problématique, la prise de parole. C’est un vrai problème. C’est ce que je dis toujours aux étudiants qui viennent faire des observations au tribunal : « Notez à quel moment le président ou la présidente dit : « je vous donne la parole » puis regardez exactement comment il le fait, quelle mimique il fait, chronométrez combien de secondes après il ou elle tire le tapis sous la personne ». Je vous assure que de la manière dont on vous donne la parole vous vous dites : « Moi je n’ai rien à dire ».
RQM : Qu’est-ce qui fait venir la prise de parole ?
J-F.L. : C’est extrêmement lent, extrêmement long et ça ne peut pas venir du faux vrai, avec des mots qui ne sont pas intéressants. Il faut passer beaucoup de temps avec les gens pour que quelque chose se passe. Souvent ils répondent ce qui est attendu : du vrai faux qui fait plaisir à l’enquêteur. Quand on enquête, on enquête aussi avec des sentiments et les sentiments, c’est l’attracteur d’attention, éventuellement de prise de parole. L’institution universitaire ce n’est pas sa tasse de thé. Mais les lignes bougent un peu. A 60 ans on s’autorise davantage, on a moins d’enjeu, on est plus libre. Ce qui est difficile c’est de savoir à quoi attribuer une part de la description de la réalité due à notre évolution, à notre histoire, à notre vieillissement et ce qui appartient à une évolution plus objective de la société. A trente ans, je n’étais pas si disponible que je croyais. Pour moi, la trace que laissent les gens, comment ils se voient, comment ils se disent, comment ils vivent, je ne vois pas comment ça pourrait me quitter. Je m’intéresse énormément aux écritures des gens. A partir des traces est-ce qu’on peut retracer des sensibilités, des intentions, des façons de penser ? Donc l’attention minuscule aux sentiments, aux émotions et entre autres cette rupture entre parole et attitude, je trouve ça passionnant. C’est un défi aux langages savants, aux concepts éternels. La prise de parole, pour moi, c’est une énigme. Est-ce que nous, on peut s’autoriser à se substituer à eux pour parler à leur place ? A partir de la place où est la personne, des traces qu’on a, qu’est-ce qu’on peut penser ? Qu’est-ce qu’il est probable qu’elle ait pensé ? C’est ce que fait avec conviction Michel Pialoux avec cet ami ouvrier, Christian Corouge, depuis trente ans, dans Résister à la chaine. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue4 ; Arlette Farge, lorsqu’elle se tient au bord de l’archive et entend des voix5, ou encore Alain Corbin avec la vie de Pinagot6.