Jeunes filles au camp de Noisy-le-Grand

Bernadette Cornuau

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Bernadette Cornuau, « Jeunes filles au camp de Noisy-le-Grand », Revue Quart Monde [En ligne], 223 | 2012/3, mis en ligne le 05 février 2013, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5438

Dès les premières années au camp de Noisy-le-Grand, Joseph Wresinski a eu une attention particulière pour les filles. L’auteure en témoigne dans une interview réalisée par François Guillot en 1992. Parlant de  sa première mission, elle identifie des lignes d’action pour le travail avec les jeunes.

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Genre, Femmes

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France

Dès 1957, le père Joseph a voulu que nous suivions les jeunes. Un certain L. venait tous les dimanches avec les garçons et puis moi qui venais aussi tous les dimanches avec les filles. J’avais vingt-deux ans et je travaillais. J’avais proposé de venir le dimanche et le père Joseph m’avait confié des filles qui avaient autour de dix ans. Il m’avait confiée à une femme du camp, Madame T., et il lui avait dit : « Vous voyez le dimanche avec Bernadette pour qu’on puisse faire quelque chose pour les filles. »

Se bâtir en tant que femmes

Le père Joseph a toujours voulu qu’on soit très, très proche des filles. Il voulait qu’elles puissent être elles-mêmes, qu’elles aient des temps, des lieux, où elles puissent être filles entre elles. Parce que c’était elles qui portaient le plus fort le poids de la misère en réalité. C’est sûr que tout le monde vivait la misère, mais les hommes, quand même, ils arrivaient à sortir du camp, soit pour aller travailler, même s’il y en avait beaucoup qui ne travaillaient pas, il n’y avait pas de travail, mais en fait ils allaient aussi avec des copains en dehors du camp ; les jeunes aussi avaient des circuits en dehors du camp, les jeunes gars. Mais les filles, elles faisaient beaucoup à la maison avec leurs mères, surtout les aînées, tout, quoi. Et ça veut dire aller chercher l’eau à la pompe, laver à la main dans la boue, etc. Elles cherchaient ce qu’il fallait pour manger, etc. Donc elles avaient le poids de la misère dans la vie quotidienne, et puis aussi elles avaient la pression permanente des gars. C’est sûr que c’étaient des copains, mais en fait c’était aussi une pression permanente dès qu’elles sortaient un peu dans le camp ; il y avait quand même beaucoup de jeunes gars qui avaient du mal à supporter cette vie-là. Et donc les filles étaient entrainées dans cette vie difficile et ça, dès le début, le père Joseph y a été très sensible. Et il voulait absolument qu’on ait une attention pour qu’elles puissent être jeunes filles et qu’elles puissent savoir qui elles étaient en tant que filles, avoir une jeunesse.

Des responsabilités d’aînées

Il y avait quelques filles jeunes, des jeunes de quinze, seize, dix-sept ans, c'est-à-dire quelques années de plus que celles que le père Joseph m’avait confiées, qui tournaient autour. Je venais le dimanche matin très tôt, parce qu’il fallait que je prépare la journée et je m’en allais tard le soir et en fait, il y avait des filles aînées qui y  étaient depuis le matin jusqu’au soir avec moi, qui ne me quittaient pas. Je me souviens, il y avait Hélène L., il y avait Janine R., Cora ou Huguette R., il y avait  Jacqueline T., une fille de seize ans qui, dès que j’arrivais,  me guettait et elle me raccompagnait à la sortie du camp le soir. En fait, on était avec ces jeunes, mais d’une certaine manière, parce que ce n’était pas directement pour elles, c’était pour les plus jeunes, mais je n’aurais rien pu faire sans elles. Je m’appuyais entièrement sur elles. Elles avaient, de fait, des responsabilités. Ce sont elles qui m’introduisaient dans les familles. Elles m’apprenaient tout, mais tout ça, ce n’était pas réfléchi tellement, mais naturellement, je ne pouvais rien faire sans elles. Et elles le sentaient, elles se rendaient compte que je comptais sur elles.

Ouverture culturelle et délicatesse des parents

Le père Joseph m’avait demandé de sortir avec les filles, de sortir du camp, pour qu’elles connaissent autre chose. J’organisais des sorties en car à Fontainebleau  et  ailleurs. Je préparais la semaine pour savoir qu’est-ce qu’on allait voir d’intéressant. C’était vraiment une ouverture culturelle, même si on ne l’appelait pas comme ça. J’étais toute seule avec  cinquante enfants, et si je pouvais le faire, c’était grâce à ces quatre ou cinq aînées que les plus petits écoutaient, parce que dans la vie quotidienne, elles en étaient responsables. J’avais aussi gagné la confiance des parents, moi qui ne connaissais rien du milieu. Ils étaient sûrs de moi, parce que ce que je convenais avec les parents pour leurs enfants, c’était toujours respecté. Les filles sortaient de la maison et les parents étaient d’accord. D’habitude, les filles travaillaient aussi à la maison le dimanche, parce qu’il y avait tellement à faire dans ces conditions impossibles de vie, mais petit à petit, dimanche après dimanche, les filles arrivaient en disant : « Maman a dit que je vienne ». Et en fait, ce qu’il y avait derrière, c’était leur accorder un bon temps, qu’elles aient un bon temps dans la semaine. Ça, c’était la délicatesse des parents.

Bernadette Cornuau

Bernadette Cornuau est une des premières volontaires du Mouvement ATD Quart Monde. Elle est décédée en juin 2012.

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