De la pauvreté à la prison

John Lonergan

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John Lonergan, « De la pauvreté à la prison », Revue Quart Monde [En ligne], 224 | 2012/4, mis en ligne le 01 mai 2013, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5475

En Irlande, les prisons sont remplies en grande majorité de personnes ayant grandi dans des zones de pauvreté et de non-droit.

J’ai passé quarante-deux ans à travailler dans l’administration pénitentiaire d’Irlande1 et plus de vingt-six ans en tant que directeur de prison2.. Lorsqu’en 1968 je rejoignais l’administration pénitentiaire, on me nomma à la prison de Limerick, à l’époque un petit établissement en Irlande du Sud.

Un dénominateur commun

Je remarquais presque immédiatement que parmi la vaste population de détenus, certains étaient issus de milieux misérables ; nombre d’entre eux étaient des épaves sur le plan social, d’autres encore des êtres écrasés, ou encore victimes de sérieux problèmes physiques, mentaux ou psychologiques. Aucun n’avait bénéficié d’une éducation normale et la plupart d’entre eux étaient au chômage juste avant leur détention et avaient peu ou pas de perspectives d’emploi. Et ce qui semblait aussi évident c’est que la plupart des détenus ne brillaient pas par leurs talents d’échanges sociaux. Ce qui me surprit le plus était de voir que, pour la majorité d’entre eux, le fait d’aller en prison paraissait un phénomène normal, s’inscrivant dans une longue tradition familiale où nombre d’entre eux, grands-pères, pères, oncles, frères et cousins passaient du temps en détention. Je ne fus pas long à conclure que parmi de nombreux facteurs en jeu dans l’évolution des prisonniers, le dénominateur commun était la pauvreté. Omniprésente, la pauvreté constituait la cause majeure de leur déchéance.

En juin 2010, je pris ma retraite de l’administration pénitentiaire et fus choqué de constater qu’en quarante-deux ans rien n’avait réellement changé : la pauvreté restait le dénominateur commun et de loin le plus important dans la vie des détenus.

Des talents ignorés et laissés en friche

Mes expériences dans l’administration pénitentiaire irlandaise m’ont permis d’observer non seulement que les enfants nés dans la pauvreté abordent la vie très désavantagés mais que la plupart d’entre eux n’auront jamais l’occasion de développer leurs aptitudes. Je me suis rapidement rendu compte que le talent et les capacités étaient parfaitement inutiles si les enfants n’en étaient pas conscients et par-dessus tout, s’ils n’avaient pas l’occasion de les faire croître et embellir au mieux de leurs possibilités. Hélas bien des prisonniers ignoraient complètement leurs capacités et leurs dons naturels, qui en fait restaient souvent latents tout au long de leur enfance et n’étaient découverts que par hasard s’ils allaient dans une unité éducative ou s’ils participaient à une activité artistique ou bien si un tiers leur reconnaissait du talent. Une fois conscients de ces aptitudes qu’il fallait entretenir et développer, toute leur existence prenait un tour différent et nombreux étaient ceux qui ne retournaient jamais en prison. L’ensemble du processus qui consiste à découvrir un talent commence souvent par le soutien et l’encouragement d’un autre ; c’est un don particulier que de découvrir et de nourrir les talents d’un être humain.

Logements-ghettos et sans infrastructures

La politique du logement est un autre élément-clé qui, en Irlande, s’est souvent révélé comme un vrai désastre, créant une situation où les classes sociales, habitant des lieux séparés, se retrouvent dans une situation de ségrégation. Ainsi se développa une sérieuse aliénation pour ceux qui dépendaient totalement des autorités locales pour obtenir un logement. On construisit d’immenses ensembles immobiliers réservés uniquement aux classes démunies : pas de professionnels dans cette zone, les équipements de base socio-éducatifs étaient et demeurent inexistants ou inadéquats, les enfants tendent à quitter l’école prématurément, la violence physique et la drogue sont une réalité quotidienne tandis que le taux de chômage est considérablement élevé.

Conséquence directe de cet environnement : le développement d’une culture négative et destructrice, aux conséquences désastreuses sur les jeunes à court et à long terme. En l’absence de structures sociales normales se développe une culture dominante régie par la violence, violence devenue plus extrême et plus haineuse au cours de la dernière décennie. Ce n’est pas une coïncidence si les querelles de gangs en Irlande s’enracinent dans les zones les plus défavorisées. Or il est difficile d’imaginer comment un enfant ou même un adulte peut survivre dans de telles circonstances et comment des parents peuvent élever leurs enfants dans ces conditions. N’oublions pas que c’est l’État qui est à l’origine de ces dispositions et qui persiste à les favoriser. Cette politique crée de sérieux problèmes au sein de la population et rend la violence omniprésente dans tous ses aspects.

Une aliénation qui se transmet de génération en génération

Je n’insisterai jamais assez sur les effets négatifs à long terme infligés aux jeunes victimes de l’aliénation sociale. L’une des nombreuses conséquences négatives est un manque réel d’estime et de confiance en soi. Ceci constitue tout au cours de leur vie un énorme handicap qui fait largement obstacle à leurs activités et à leurs choix sociaux. Pire encore, cette attitude se transmet d’une génération à l’autre et conditionne les jeunes à croire ce mode de vie normal et acceptable. Une autre conséquence majeure est l’abandon prématuré de l’école et la désaffection totale ou partielle du système scolaire. Ceci les relègue pour toute leur vie dans une position de handicap énorme car ils manquent du bagage propre à entreprendre ce qu’on considère comme des activités normales. En plus, bien des détenus étaient peu doués pour les échanges et leurs aptitudes à communiquer très limitées : environ la moitié de l’ensemble de la population carcérale était illettrée ou semi-lettrée et la plupart ne semblaient pas pouvoir assumer leurs responsabilités de parents. Autre conséquence : les jeunes élevés dans cette culture se sentent aliénés et par conséquent - l’inverse serait étonnant - manquent totalement ou partiellement de respect envers l’autorité de l’État, y compris ses lois et ses structures, ce qui les isole de la société dominante. L’attitude de cette société envers eux est également significative. On les considère comme des inférieurs, des parias issus de la lie de la société et on les traite de racaille, de salopards, de camés. Il n’existe peu ou pas d’interface entre les habitants de l’un ou l’autre groupe ni de compréhension du vécu de ceux qui sont soumis à des conditions de vie aussi brutales. L’attitude la plus répandue consiste à dire : « Ils n’ont que ce qu’ils méritent. »

Une culture de la violence et de la peur

Une autre question importante qui requiert notre attention, c’est la prédominance dans beaucoup de secteurs défavorisés, d’une culture qui interdit de dénoncer aux autorités civiles des actes de malveillance, y compris ceux qui comportent de sérieuses violences physiques. Cette attitude qui fait partie intégrante de la culture locale, se trouve souvent renforcée par les menaces de violence. Elle exploite la peur en allant jusqu’au meurtre d’individus qui refusent de se laisser intimider, qui déposent des plaintes officielles et viennent témoigner aux procès. Bien des individus, notamment les plus vulnérables, se sentent complètement isolés et redoutent ce type d’environnement. Si bien que jeunes et vieux sont nombreux à subir de graves injustices y compris les violences physiques dont ils ne peuvent se protéger. Leur seule alternative est de quitter la région, solution malheureusement impossible pour la plupart d’entre eux.

S’attaquer aux causes de la pauvreté.

En fait, je voudrais attirer l’attention sur le fait que pour des milliers de gens en Irlande, la pauvreté reste une réalité qui malheureusement empire : vivre, survivre souvent, est une expérience brutale et humiliante. Comment s’étonner que les prisons, dans le monde entier, regorgent de pauvres ? La solution à apporter à cet état de choses : s’attaquer de front à la pauvreté et en éliminer les causes principales. Ceci implique un partage des ressources infiniment plus généreux. Pour conclure, il s’agit de respect et d’égalité, on doit respecter tous les êtres humains et les considérer comme des égaux.

1 Article traduit de l'anglais par Françoise Basch

2 Il a publié un livre intitulé : The Governor. The Life and Times of the Man who ran Mountjoy, Penguin Books, 2011 (Paperback), première édition:

1 Article traduit de l'anglais par Françoise Basch

2 Il a publié un livre intitulé : The Governor. The Life and Times of the Man who ran Mountjoy, Penguin Books, 2011 (Paperback), première édition: Penguin Ireland, 2010.

John Lonergan

John Lonergan a une longue expérience du système carcéral en Irlande. Il a quitté sa fonction de directeur de la prison de Mountjoy, Dublin en 2010

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