La question mérite d’être posée, car cette juridiction présente un certain nombre de spécificités au regard des droits de la défense.
Des conditions de travail déplorables
Première particularité qui s’impose très vite: la difficulté à être reconnu en tant qu’avocat devant le juge des enfants. Difficulté qui se traduit par toute une série de problèmes qui s’ajoutent souvent les uns aux autres: difficulté voire impossibilité d’obtenir la copie du dossier pour l’étudier à son cabinet, ou avec son client ; difficulté à être tenu informé de l’avancement d’un dossier… Il m’est arrivé à plusieurs reprises de prendre une audience en ayant à peine lu le rapport de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) qui venait d’arriver le jour même ou la veille… Difficulté à obtenir un renvoi quand précisément les droits de la défense ne sont pas respectés, difficulté au dialogue aussi. Plusieurs fois les éducateurs dans les couloirs où nous attendions pour entrer dans le bureau du juge, ont refusé de me parler me considérant comme « l’ennemi » ou en tous cas leur adversaire. Enfin, signalons les mauvaises conditions de travail ; pourquoi ne pas les appeler comme cela, très simplement ?... Temps d’attente particulièrement long, couloirs exigus, toute cette souffrance parfois contenue dans si peu d’espace, si impersonnel, et l’avocat au milieu de tout cela, qui ne sait pas très bien quel rôle il doit jouer, et s’il a sa place en tant que juriste. J’ai assisté à des scènes déchirantes, comme la rencontre d’enfants petits ou plus grands avec un père, une sœur, une mère, absents depuis si longtemps, des mois, ou même des années, et tout d’un coup, là, dans un couloir sinistre, présents, tendus… J’ai vu un enfant qui devait avoir quatre ou cinq ans, si désemparé, ne sachant pas comment réagir alors, et demandant soudain à une greffière égarée là un papier et un crayon « pour donner un dessin à sa maman », ou un autre, à peine plus grand, demander à l’avocat s’il pouvait « aller lui faire un bisou »… Difficile de ressentir toute cette souffrance, et de se sentir en même temps si impuissant.
Tout se joue ailleurs
Il faut relever d’autres particularités de cette juridiction qui changent en quelque sorte la règle du jeu habituel de la justice. Le juge des enfants est à la fois donneur d’instructions à l’administration de l’Aide sociale à l’enfance, puisqu’il ordonne des mesures d’investigations, d’aide en milieu familial, ou de placement qui seront ensuite exécutées par ces services. Mais il est en même temps arbitre lorsque les préconisations de cette administration, en particulier bien sûr les préconisations de placement de l’enfant, sont contestées par la famille. Il se trouve alors en quelque sorte en situation de conflit de fidélité: comment donner tort à une administration, à des éducateurs, avec lesquels il travaille tous les jours, dont il a besoin, en qui il a confiance ? De telle sorte que finalement, les dés sont un peu pipés, et on finit par comprendre, quand on est avocat, que dès lors que le rapport de l’ASE préconise le placement, la décision judiciaire est déjà prise. Donc tout se joue en amont, là où l’avocat n’intervient pas, au cours des visites à domicile, des rencontres avec la famille, des réunions des équipes d’éducateurs. Le bureau du juge apparaît comme une chambre d’enregistrement de décisions déjà prises par l’administration. Ainsi, le juge se trouve prisonnier sans doute lui aussi. Il n’est pas sur le terrain. Comment donner tort à des éducateurs en prise avec une famille, et qui considèrent que l’enfant est en danger et qu’il faut le placer ?
La notion subjective d’« intérêt de l’enfant »
Autre particularité qui rend toujours plus difficile le travail de défense, c’est le caractère très imprécis de la loi quant à la motivation d’une mesure de placement. Selon l’article 375 du Code civil, le juge peut prononcer une mesure de placement de l’enfant si « la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises ». Lorsqu’il y a maltraitance ou danger physique pour l’enfant, le fondement de la décision ne se discute pas. Mais tout le problème vient de l’extension de cet article aux situations qui concernent « les conditions de son éducation ». C’est la porte ouverte à toutes les visions de « l’intérêt de l’enfant », sacro-sainte expression qu’il suffit de viser pour valider ipso facto toute mesure prise par le juge. Le rapport de l’ASE va se référer sans cesse à l’intérêt de l’enfant. Mais on peut pratiquement mettre tout et le contraire de tout dans cette expression: est-ce de l’intérêt d’un enfant que d’être placé lorsque sa mère ne le scolarise pas, ou pas régulièrement ? Quel est le bilan avantage/ inconvénient ? Placé, l’enfant ira à l’école plus assidûment, sans doute ; mais placé, il subira une rupture drastique avec son milieu familial, ses liens affectifs avec ses parents, la fratrie, les adultes avec lesquels il se construit ; toutes ces relations interindividuelles seront déconnectées, les parents de l’enfant seront discrédités, mis à l’écart, il se verra souvent changer de lieu de vie, en institution d’abord, puis parfois, souvent, en famille d’accueil, ailleurs. L’intérêt de l’enfant doit intégrer le traumatisme et les conditions du placement lui-même. Il n’est pas neutre. Mais à l’usage, on s’aperçoit qu’il est difficile d’intégrer cette donnée dans la discussion. Au bout du compte, on arrive à une discussion très subjective, où chacun va avoir une conception très personnelle des priorités. Le lien affectif avec les parents, même déficients, va-t-il être considéré comme prioritaire ? Par rapport à d’autres normes ? Comment défendre quelqu’un, au sens juridique du terme, quand on a si peu d’éléments objectifs sur lesquels se baser pour contester une mesure ? La discussion n’est plus juridique, mais elle devient morale ou bien, plus basique encore, elle se réduit à une relation d’influence: qui est le plus légitime aux yeux du Juge des enfants pour dire ce qui est bon pour l’enfant ? Ce sera presque toujours le Service de l’ASE.
Des placements trop systématiques
Enfin, citons aussi une autre difficulté que l’on voit trop souvent revenir : la mesure de placement est trop systématiquement proposée, et donc trop souvent ordonnée. Certes, c’est la mesure la plus coercitive ; l’enfant échappera à l’emprise de sa famille. Mais du coup, c’est vers là que l’on va inexorablement. C’est la mesure phare du juge des enfants, la carte maîtresse. Le placement est souvent considéré comme la mesure la plus efficace, ce qui me semble faux. Trop de fois j’ai vu les services sociaux proposer des placements alors qu’une véritable aide en milieu ouvert aurait permis de l’éviter. Mais cette administration en a-t-elle les moyens ? Est-elle aussi formée à cela ? J’ai souvent rencontré beaucoup de résistances à l’idée selon laquelle les éducateurs pouvaient prendre le relais de parents déficients tout en laissant l’enfant dans son milieu naturel : prendre en charge une soirée par semaine à la maison, où l’éducateur serait là, pour aider au suivi des devoirs, à l’organisation de la semaine, ou le mercredi après-midi, pour prendre en charge le déplacement des enfants auprès des différentes institutions : sport, suivi médico-social, psychologue, etc. Souvent les reproches sont faits à la famille, et la famille est sommée de se conformer à certaines prescriptions de l’Aide sociale à l’enfance, qui, sans doute, ne sont pas fausses, mais qui s’avèrent totalement inaccessibles aux familles. On les menace une fois, deux fois, du fameux placement, et puis, ça arrive, et c’est un drame. Et nous voilà, avocats, mêlés à ce drame, arrivés en cours de route, avec notre dossier d’aide judiciaire incomplet, et notre certitude, contre laquelle on tente de lutter, qu’on n’y pourra rien…
Une justice pour les pauvres
Changer les choses ? Cela paraît bien difficile dans ce contexte.
La justice des enfants est une juridiction pour les pauvres, servie souvent par les avocats les plus jeunes, payés à l’aide juridictionnelle, et donc peu armés pour consacrer le temps nécessaire à ces dossiers, et peu formés car c’est une matière dans laquelle on ne peut pas vraiment se spécialiser, à moins de mettre son cabinet financièrement en péril…
Cependant, le milieu associatif peut constituer une aide pour tous.
D’abord pour les familles, qui pourraient trouver de l’aide auprès d’associations qui connaissent et s’intéressent à ces questions. Il y a tant à faire: encadrer, servir d’intermédiaire, téléphoner, écouter, expliquer, bref, toutes ces petites choses qui font les grandes choses des associations, et aussi pour aider à la défense des familles, dialoguer avec les avocats, et, pourquoi pas, constituer une sorte de banque de données juridiques, jurisprudentielles, pour aider les avocats à jouer leur rôle, à ne pas baisser les bras.