Régis Debray est le premier, me semble-t-il, à avoir aussi nettement conscience qu’une question est posée et à dire qu'il faut faire un choix. Reprenant les catégories de la vie politique américaine, il explique : ou bien nous sommes des Républicains pour qui la République est une et indivisible et pour qui dans l’espace public il ne peut y avoir que des individus libres et égaux en droit ; ou bien nous sommes Démocrates, favorables à l'affirmation d'identités culturelles qui peuvent aller jusqu'à réclamer des droits culturels.
Ce débat va prendre un tour aigu avec la première affaire du foulard en 1989, qui pose la question : que faire des différences culturelles ? Quatre positions principales se présentent. La position assimilationniste, très minoritaire (elle sera défendue par Emmanuel Todd), pose que les identités particulières ne doivent exister ni dans la vie publique ni dans la vie privée. La deuxième position, communautariste, n’est pas défendue en tant que telle, mais se lit en filigrane dans les inquiétudes de beaucoup. Elle consiste à dire que chaque minorité ou communauté doit être reconnue et obtenir des droits, et l'espace public doit s’organiser en tenant compte de toutes ces communautés.
Restent deux positions, moins extrêmes. La plus classique, celle de la tolérance, notamment incarnée par Dominique Schnapper, estime que les différences culturelles peuvent exister dans l’espace privé, mais également dans l’espace public aussi longtemps qu’elles ne créent pas de troubles majeurs, de désordre. Leur place dans l’espace public est, subordonnée à nos valeurs universelles. La deuxième position, très minoritaire, que j’ai défendue avec Alain Touraine et quelques autres, est une position de la reconnaissance ; j’utilise l'expression en référence au philosophe Charles Taylor1. Elle consiste à dire qu’il ne suffit pas de tolérer, il faut reconnaître et donc accorder des droits culturels aux différences culturelles constituées. Celles-ci doivent être non pas subordonnées, mais articulées aux valeurs universelles - ce qui est au plus loin du communautarisme.
Vous dites que les travaux de sociologie empirique faisaient tomber quelques idées reçues sur les identités...
On ne peut plus penser la culture en termes de reproduction. Les identités culturelles relèvent bien plus de logiques de production que de reproduction, y compris lorsqu'elles ont l’allure de la tradition la plus immuable. Voyez le livre de Rouan Le Coadic sur « l’identité bretonne » : on voit comment cette dernière est réinventée en permanence, ce qui ne l'empêche absolument pas d'être bretonne. De même, l’islam de France se transforme, nous le voyons chaque jour, en fonction du débat public, des interventions des acteurs politiques, des intellectuels, des transformations sociales... Il n'empêche, c’est toujours l'islam.
Par ailleurs, il faut rompre avec l’opposition entre analyse de la société en termes de « montée de l’individualisme » ou de « résurgence des appartenances culturelles ». 11 faut articuler ces deux modes de pensée. La poussée de l’individu et sa volonté de subjectivation, le désir de chacun de se constituer en acteur de sa propre existence non seulement n'est pas incompatible avec l’essor des identités collectives mais même l'alimente. Si l'on veut comprendre aujourd'hui ce qu'est l’islam pour un grand nombre de jeunes en France, il suffit de leur poser la question, ils vous répondront d’une manière ou d’une autre : « C’est mon choix, ma décision. » Autrement dit : je ne suis pas musulman pour reproduire l’identité de mes parents, mais parce que je fais ce choix, par fidélité ou bien en me convertissant. La subjectivité personnelle alimente les identités collectives, elle active considérablement leur production. Et sauf sectarisation ou fermeture complète du groupe sur lui-même, le désir de subjectivation ne s'éteint pas du jour où l’on rentre dans une identité collective ou une autre : les gens s’engagent, mais aussi se dégagent des identités.
Vous contestez l’idée que la mondialisation soit un laminoir des identités ?
Après la chute du mur de Berlin, l'attention s’est focalisée, notamment en France, sur la question de l’impact de la mondialisation sur la culture. Une première thèse est apparue très vite : la mondialisation, c’est l’homogénéisation culturelle, sous hégémonie américaine. C’est la « macdonal-disation de la société », pour reprendre le titre de l’ouvrage de George Ritzer2 - qu'on a d'ailleurs mal lu puisqu’il parlait, lui, des méthodes d'organisation du travail. L’idée était que nous buvions partout du Coca-Cola, que le monde s'américanisait. En France, pays très sensible à son identité nationale, au fait d'être une « exception culturelle », cette idée a touché beaucoup de monde. Deuxième idée, qui dit presque le contraire : la mondialisation, c’est la fragmentation culturelle. D’où des logiques de retrait communautaire, de fermeture identitaire, de repli des nations et des cultures sur elles-mêmes.
Mais faisons la part de choses. Certes il y a extension de la culture américaine, mais pas de monopole pour autant. Il y a fragmentation (il suffit de voir la poussée des nationalismes dans le monde entier) mais aussi circulation des identités culturelles, mondialisation « par le bas », comme l’a dit Alain Tarrius3 à propos des « fourmis » qu'il étudie (migrants qui, tout autour du bassin méditerranéen, vont et viennent entre leur pays d'accueil et leur pays d'origine) et dont l’action a des dimensions culturelles fortes.
La mondialisation, c'est la circulation et l’inventivité, le mélange et le métissage, et pas seulement le repli ou la dissolution des cultures. Il y a dans le monde d'autres centres créateurs que les États-Unis, simplement on se refuse à les voir : le Brésil pour la télévision, la France, l'Inde, l’Egypte pour le cinéma...
Les discussions sur la mondialisation ont eu pour vertu de nous obliger à réfléchir à nouveaux frais au fait que les identités ne sont pas limitées, inscrites une fois pour toutes dans le cadre de l’État-nation. Elles ont apaisé le débat sur le multiculturalisme, qui se retrouve quelque peu dépassé par ces identités qui vont et viennent, et relèvent de réseaux diasporiques, transnationaux.
Cela a-t-il fait bouger les choses en France ?
Des évolutions ont eu lieu, la première étant le relatif succès de mesures prises pour reconnaître d’un côté les inégalités structurelles dont sont victimes les femmes (la parité) et de l'autre la possibilité, pour ceux qui ont un mode de vie qui n'est pas celui de la famille classique, d’accéder à certains droits et protections (le Pacs). Ces mesures, portées majoritairement par des groupes particuliers, se sont présentées comme des mesures universelles, on ne les a pas opposées à l'universel. D’autre part, le même gouvernement a fait voter, suite à la demande des communautés arméniennes de France, une loi reconnaissant le génocide arménien de 1915. Notre pays est donc capable d’entendre les demandes émanant de certains groupes.
D'autre part, notre pays commence à prendre conscience de la nécessité de faire de la politique pour réparer les injustices sociales. La politique ne peut pas se limiter à appliquer mécaniquement une certaine conception de l’égalité républicaine, et l'on admet plus qu'hier qu’il faut être volontariste et envisager par exemple des politiques d’équité (ou discriminations positives). C’est une question sociale, pas culturelle. Le problème a été mal posé, parce qu’on a dit que c’était une forme de reconnaissance de particularismes culturels, et parce qu'on a opposé équité et égalité, discrimination positive et traitement républicain. La bonne formulation consiste à dire : il faut mettre l’équité au service de l’égalité. L'égalité est l'horizon, l'objectif, l’équité est l’outil, le moyen d'y parvenir.