Des héros ! Pas des zéros…

Gigi Bigot

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Gigi Bigot, « Des héros ! Pas des zéros… », Revue Quart Monde [En ligne], 227 | 2013/3, mis en ligne le 05 février 2014, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5665

Des membres d’ATD Quart Monde, ayant connu l’exclusion ou non, s’entraînent à exprimer par le conte leur refus de la misère. Avec humour, exploitant la veine de la « malice du pauvre ». Sans moquerie ni misérabilisme. Récit d’une expérience dans laquelle tous les participants ont puisé du courage pour affronter la vie.

« Merci de nous avoir aidés à refuser la misère avec plein d’humour ».

Voici mot pour mot le fax que j’avais reçu des participants au spectacle Un rêve pour le monde joué le 17 Octobre 20002. C’était pour moi, leur accompagnatrice au pays des contes le plus beau des cadeaux.

Que voulaient-ils dire en associant « misère » et « humour » ? Ces deux termes ne sont-ils pas antinomiques ?

Retour sur image

Voyons ce qui s’est passé au cours de cette aventure poursuivie pendant plus d’un an avec neuf militants, deux alliées, une volontaire et moi-même, alors conteuse professionnelle. L’idée initiée par l’équipe de Rennes était, en proposant de créer un spectacle de conte, de sortir du témoignage pour tenter d’exprimer autrement le refus de la misère. Par contre, nous ne nous étions pas donnés comme consigne l’humour à tout prix.

Pourquoi devient-il prépondérant dans le bilan ?

Il se trouve que dernièrement nous avons visionné la vidéo du spectacle avec les membres du nouvel atelier conte. Les objectifs sont différents mais l’outil reste le même, soit l’imaginaire : dire la misère et la dénoncer à partir d’un récit métaphorique. Effectivement beaucoup de rires fusent dans le public au cours du spectacle. Marie-Thérèse, venue relater cette aventure, s’écrie spontanément : « Qu’est-ce qu’on a rigolé ! ». Dans la presse nous en retrouvons des échos. Ainsi dans Ouest-France, le journaliste Michel Rouger3 parle de Guy, « Le plus artiste de la bande peut-être dans le genre comique ». Dans Feuille de route, les participants attestent « Qu’est-ce qu’on a ri aussi ! Voir nos camarades de cours, de répétition… L’amitié est là ».

C’est certain que, au cours d’un filage, quand « On est tous des héros dans l’aventure de notre vie » devient dans la bouche de Marie-France « On est tous des zéros » parce qu’elle a fait une liaison malheureuse, on éclate tous de rire ! Les militants eux-mêmes ne manquent pas d’humour quand ils constatent que finalement ce sont eux qui doivent soutenir les autres personnes, volontaire et alliées. « Ce n’était pas facile pour elles car elles n’ont pas l’habitude de raconter leur vie comme ça. Nous dans les bureaux, on est toujours obligés de raconter. On était privilégiés par rapport à elles. »

Rire ? Oui mais…

« Le rire est le plus court chemin entre deux hommes » dit Charlie Chaplin. Oui, à condition que ce rire puisse se partager, que ce rire soit avec, en complicité avec l’autre et non pas sur l’autre personne, à ses dépens. C’est une condition essentielle. La première source de rire palpable dans le spectacle venait d’abord de cette confiance bâtie par le groupe au fur et à mesure des ateliers. A l’inverse, ne plus pouvoir partager un rire signifie que toute complicité est devenue impossible. Dans le film qui porte son nom, Hannah Arendt, traverse l’océan pour rendre visite à son ami Kurt sur son lit de mort. Elle souhaite malgré leur désaccord philosophique partager comme ils l’ont fait tout au long de leur longue amitié encore un éclat de rire. Mais il prononce cette phrase terrible : « Je ne peux plus rire avec toi, Hannah. » Et il lui tourne le dos.

De son côté, Guy Bedos a dû abandonner un sketch dans lequel il pointait du doigt le racisme de certains pieds noirs envers les arabes. En effet, beaucoup le prenaient au premier degré à tel point que ceux qui étaient visés ne se sentaient pas concernés et que les arabes ont même accusé l’humoriste de racisme. « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » aurait pu lui rétorquer Coluche.

Le rire implique une complicité mais il peut aussi la créer. Heureux celui qui, par son attitude et son sens de l’humour, est capable de désamorcer les moqueries. C’est le cas de « Petit Pierre », de son vrai nom Pierre Avezard, vacher de son état, né en 1909, borgne et quasi-sourd muet. Son visage est difforme et il a du mal à articuler ce qui rend ses propos difficiles à comprendre. « Il était né tout mal fichu, tout bancal, tout tordu… sans même un trou pour les oreilles, le visage de travers, le côté gauche en quenouille. Il était né « pas fini » comme il disait lui-même… Si on avait écouté certains, c’était un bébé à jeter…4 »

Il subit de nombreuses moqueries autant à l’école que dans les fermes où il est embauché comme commis. Et pourtant, cet enfant « tout mal foutu » va par son ingéniosité renverser la vapeur. De sa solitude il fera une force : il bricole des animaux, des cyclistes en fil de fer, boîtes de conserve et matériel de récupération. Il construira un manège de plus d’une centaine de figures de métal qu’il actionnera avec un système de télécommandes mécaniques. Pendant des années, il fera tourner son manège, modèle de malice et d’intelligence, pour le plus grand plaisir des gens du pays.5 On ne rira plus de lui. C’est lui qui, grâce à son espièglerie, joue des tours aux visiteurs.

 « Et Petit Pierre apprend le rire, le grand rire qui fait du bien, celui qui vous fait des copains…6 »

En Pédagogie Institutionnelle, trois règles de base fondent la micro société qu’est la classe.

Je demande la parole.

J’écoute celui qui parle

On ne se moque pas

Ces trois lois sont en vigueur au sein du mouvement ATD Quart Monde. Elles sont indispensables pour que chacun ait sa place dans la communauté. Ce ne sont pas vraiment celles qui régissent notre société bien qu’elle se dise démocratique ! Il suffit d’observer les débats télévisés ou les séances de l’Assemblée Nationale. Pourtant sans cette règle plus ou moins implicite, aucune liberté de parole n’est possible. C’est parce que le groupe offre une protection que l’apprenti conteur peut se mettre en danger. Alors oui, on peut expérimenter, tenter, tâtonner, voire se tromper bien sûr et c’est drôle !

Essayez donc de dire « Je veux-et j’exige d’exquises-excuses ! » en marquant la liaison après veux et exquises. Il faut bien que quelques-uns achoppent sinon ce n’est pas rigolo ! C’est d’ailleurs fait pour ça… On peut aussi s’amuser à en inventer de son propre cru.

« Le bosseur fait la pause café, le chômeur fait la pause forcée. »

« Un chômeur sachant chômer doit savoir chômer sans chouiner. »7

Les contes de malice du pauvre

La deuxième source de rire était liée au choix des récits : extrait de presse, souvenir d’enfance, rêve, nouvelle contemporaine, contes populaires, ces derniers représentant dix des quinze prestations. Tous ne se situaient pas dans le registre de l’humour. Par contre, le misérabilisme était chassé impitoyablement ! Nous étions là pour refuser la misère, pour trouver et transmettre de la force, pas pour nous complaire dans un sentimentalisme suspect. C’est là où les contes traditionnels nous ont été d’un précieux recours. Il existe en effet un genre que je nomme dans mon jargon de conteuse, les contes de « malice du pauvre ». Ce sont des contes où grâce à sa répartie, son à propos, sa malice, sa naïveté, le héros pauvre ridiculise le puissant. Ainsi celui-ci que Guy, le spécialiste du « comique » avait conté.

« Ca se passe au marché. Dans tous les marchés du monde, ça sent bon : les fruits, les légumes, les poulets en train de rôtir, les épices, etc. Chez nous en Bretagne, ça sent la galette saucisse à tous les coins de rue. Justement, un homme est planté là devant le camion du marchand de galettes, à humer la bonne odeur qui s’échappe des saucisses en train de griller. Il  fouille dans ses poches, juste un euro. Mince ! Pas assez pour s’acheter une saucisse, sans parler de la galette qui va avec. Alors il sort de son sac un morceau de pain. Il le passe et le repasse au dessus des saucisses qui roussissent. Petit à petit son pain s’imprègne de fumée et de graisse. Au moment où il va le porter à sa bouche, le marchand se met à crier : non mais, tu crois que je n’ai pas vu ton petit manège, tu me dois de l’argent !

Le ton monte, les badauds s’attroupent. Le jeune homme ne veut rien donner car, selon lui, il n’a rien pris, rien volé. Ils sont prêts à en venir aux mains quand une vieille dame s’avance, son cabas au bras. Après s’être fait expliquer toute l’affaire, elle demande au jeune homme un euro. Il le lui donne en râlant. Elle prend la pièce de un euro, la passe sous le nez du marchand puis la redonne au jeune homme. Le marchand sûr de son droit réclame son dû : mais c’est pour moi cette pièce, c’est mon stand !

La vieille dame lui répond tranquillement : il a senti l’odeur de vos saucisses, vous avez senti l’odeur de son argent. Tous les deux, vous êtes quittes ! »8

Cette histoire pleine de malice, non seulement met en scène un homme pauvre, mais elle était racontée par un homme pauvre. Les spectateurs n’étaient pas dupes. Le rire provoqué par cette histoire était encore plus fort car son message résonnait doublement. D’une part, le conteur vivait une mise à distance de sa situation puisqu’il racontait l’histoire d’un personnage fictif mais d’autre part il la révélait avec humour et « panache ». Il s’opérait un renversement des rôles. Il n’y avait plus un pauvre racontant son témoignage à un non pauvre. Dans ce cas, le non pauvre écoute avec compassion et solidarité l’histoire vécue et relatée mais chacun reste à sa place. Le rire est à priori exclu. Quand le pauvre devient conteur, il propose de partager une histoire commune. Celle-ci est à tout le monde car elle est imaginaire. Alors conteur et spectateur, chacun a sa place dans cet espace inventé. Le conte est drôle donc il déclenche des rires mais le fait qu’il soit dit par une personne en grande pauvreté transfère à cette dernière de la dignité et imprègne d’émotion les rires du public.

On chante, on rit, on pleure

La question fondamentale du recours à l’humour, au rire, est toujours de savoir si on y trouve de la force pour vivre. Dans l’aventure à laquelle je me réfère, le rire a d’abord été présent au sein du groupe grâce à la solidarité de ses membres et la renforçait. L’enjeu de monter sur scène, le trac, nécessitaient de pouvoir « se lâcher » dans les coulisses ! Le rire est alors libérateur.

Ensuite faire rire les autres à travers une histoire est jubilatoire pour celui qui la raconte.

Mais si « Le rire est le propre de l’homme » selon Rabelais, on peut en dire autant de l’émotion, du langage symbolique, de la poésie. En résumé, tout ce que l’homme est capable de mettre en place pour traduire la vie. Et ce faisant, d’y puiser du courage pour l’affronter. Voici ce qu’en disait Noura: « J’ai été étonnée de ce que j’avais accompli. Le travail effectué me ressemblait beaucoup avec mes émotions, mes révoltes sur ce qui se passe dans le monde. J’avais l’impression d’apporter du bonheur aux gens ».

Si notre spectacle n’avait déclenché que des rires, il n’aurait pas été à l’image du groupe. Il fallait que chacun trouve un registre pour exprimer sa sensibilité. Il n’aurait pas non plus été à l’image de la vie. Voilà pourquoi Marie-France, autre militante, le démarrait par ces mots.

On est tous des petits bonhommes.

On s’arc-boute à la vie comme des funambules sur le fil du temps.

On chante, on rit, on pleure, on se bagarre.

On tombe par terre, on se relève.

On rebondit plus haut, plus fort, autant qu’on peut.

On rencontre du bon et du mauvais, des fées et des sorcières comme dans les contes.

On est tous des héros dans l’aventure de notre vie.

Pas des zéros… Des héros !

1 Recherche dans laquelle elle revendique la cohabitation du langage symbolique propre aux contes et aux rêves, « mensonges pour mieux dire la vérité 
2 17 octobre : Journée mondiale du refus de la misère.
3 Michel Rouger est co-créateur du site www.histoiresordinaires.fr
4 Michel Piquemal et Merlin, Le Manège de Petit Pierre, Éd. Albin Michel Jeunesse, 2005.
5 Ses constructions d’artiste autodidacte seront exposées au musée de La Fabuloserie à Dicy, dans l’Yonne (France).
6 Michel Piquemal et Merlin, Le Manège de Petit Pierre, Éd. Albin Michel Jeunesse, 2005.
7 Atelier d’écriture du groupe de chercheurs d’emploi Rebond-Dire-à-Redon.
8 CD L’argent : contes et mécomptes produit par ATTAC.
1 Recherche dans laquelle elle revendique la cohabitation du langage symbolique propre aux contes et aux rêves, « mensonges pour mieux dire la vérité », auprès de la parole informative et rationnelle. Investigation qui la conduit à partager cette aventure hors scène avec un public peu usager des lieux culturels. C'est aujourd'hui sa priorité. Voir son site : www.gigibigot.com
2 17 octobre : Journée mondiale du refus de la misère.
3 Michel Rouger est co-créateur du site www.histoiresordinaires.fr
4 Michel Piquemal et Merlin, Le Manège de Petit Pierre, Éd. Albin Michel Jeunesse, 2005.
5 Ses constructions d’artiste autodidacte seront exposées au musée de La Fabuloserie à Dicy, dans l’Yonne (France).
6 Michel Piquemal et Merlin, Le Manège de Petit Pierre, Éd. Albin Michel Jeunesse, 2005.
7 Atelier d’écriture du groupe de chercheurs d’emploi Rebond-Dire-à-Redon.
8 CD L’argent : contes et mécomptes produit par ATTAC.

Gigi Bigot

Après avoir tourné ses spectacles de contes dans toute la France ainsi qu’à l’étranger pendant vingt ans, Gigi Bigot a posé ses valises afin d’entreprendre une recherche universitaire1. Elle collabore avec l’équipe de Rennes (France) d’ATD Quart Monde depuis les années 90.

CC BY-NC-ND