Fils d’immigrés italiens les années 1930 et 1940 furent dures pour les immigrés pauvres.
Bien que né à Paris, quand ai-je appris à lire ? En 1937, j’avais six ans, nous retournâmes un an en Italie. C’est donc probablement, vers huit, neuf ans, à notre retour en France.
Nous avons longtemps vécu dans la zone de la Porte d’Asnières, en baraquement sur les anciens forts de Paris, parmi d’autres Italiens, puis en meublé avec des frères de ma mère et de mon père.
Il n’y avait pas de livres chez nous, mon père ne savait pas lire, ma mère lisait seulement l’italien.
Est-ce si tôt ou est-ce plus tard, quand placé comme berger durant trois ans, en Auvergne, où l’on parlait le patois, que j’ai rencontré des livres sur la misère ? Sans doute, car par chance mon patron paysan ayant découvert que je cherchais à lire, m’ouvrit les portes d’une fabuleuse armoire, pleine de livres, en feuilletons pour la plupart.
Toujours est-il, c’est de cette époque, c’est-à-dire des années 1942, 1943, 1944 que je me souviens de m’être identifié à François le Champi, au Petit Chose, à Oliver Twist, à Cosette et au Gavroche des Misérables, etc.
Avec le Champi de Georges Sand, je découvris qu’on pouvait abandonner des enfants. Je ne l’étais pas, mais sans beaucoup de nouvelles de mes parents malades et ne sachant pas écrire, ma solitude était grande. Je fus marqué aussi par la bonté, celle du Champi et celle de la belle meunière.
Avec le Petit Chose d’Alphonse Daudet, ce sont la détresse et l’humiliation liées à la pauvreté qui me frappèrent, la malveillance aussi. Cela résonnait avec ce que je vivais, même si mes patrons étaient très humains, j’étais le commis et les autres enfants étaient sans pitié. L’abnégation de Jacques, le frère du Petit Chose, m’émut profondément.
Des frères en humanité.
Plus tard je relus ces livres et je les ai toujours. Même si le côté mélo et romantique est évident, il n’empêche : la qualité de l’écriture et les sentiments nobles mis en exergue font que François et le Petit Chose restent pour moi des frères en humanité, des idéaux de pureté et de bonté touchant quelque chose de profond au fond de nous.
Deux autres ouvrages de ma jeunesse, parmi bien d’autres, sont encore très présents au fond de moi, et je les ai toujours conservés. Il s’agit du « Riz et la mousson » de Kamala Markandaya. Avec ce roman, voilà que d’autres mondes existaient, d’autres religions, d’autres mœurs mais toujours la famine, la grande misère ; là, c’était en Inde. Toujours cette résistance extraordinaire des femmes, des mères, des sœurs plus grandes, pour transmettre, maintenir la vie, par leurs privations, leur « débrouillardise » pour faire avec rien. Le dévouement d’Ira, la grande sœur qui, en silence, va jusqu’à se prostituer pour assurer un bol de riz à son jeune frère chétif et malade, est toujours là, présent en moi. Egalement dans ce livre la solidarité efficace d’un jeune voyou, chef de bande, mais seule main secourable à un moment crucial, cherchant par là un peu de chaleur humaine, m’a également impressionné. Il y a chez tous les êtres des germes d’humanité.
Ce livre sous un couvert roman populaire est comme souvent avec les écrivains indiens très fin, très juste, très profond. Il dénonce déjà, vers les années 1944-45, notre civilisation vouée à l’argent, l’illusion industrielle, la consommation comme leurre, la perte de valeurs humanisantes.
L’autre livre c’est « Black boy » de Richard Wright. Là encore je m’identifiais facilement à son héros. J’avais connu et connaissais encore à cette époque le racisme. Bien sûr, la brutalité blanche aux Etats Unis c’était autre chose, mais même après mon service militaire français en 1951, j’ai essuyé, par exemple, de nombreux refus d’embauche, comme manœuvre, dus à mon origine italienne. Il y a aussi sa soif de lire, d’apprendre. J’ai avalé - merci mille fois aux bibliothèques - les auteurs cités dans cet ouvrage : Conrad et Dostoïevski, Zola et Tolstoï, Maupassant et Dickens, Flaubert et Gorki, Stendhal et Thomas Mann, Anatole France et Sinclair Lewis, Romain Rolland et Panaït Istrati, et bien d’autres... Sa dignité intouchable, il y a des atteintes qu’il ne peut accepter sans se renier, sans déchoir à ses propres yeux. La nécessité d’œuvrer collectivement pour un monde plus équitable, plus juste.
Ayant beaucoup lu, continuant à le faire, beaucoup d’autres auteurs nous ont amenés, Eliane et moi vers ATD Quart Monde et son combat pour éradiquer la misère. Il n’y a pas que le livre ; le cinéma, le théâtre, même la télévision aujourd’hui si on choisit, et surtout, surtout les rencontres dans le monde où nous vivons, travaillons, nous distrayons ou militons peuvent nous conduire à ne pas nous laisser enfermer dans notre famille, notre classe sociale, notre région ou nation. Regarder large, voir, écouter et entendre, apprendre, essayer de comprendre, tendre à restreindre nos appétits de possession, pour une vie simple, frugale et pour autant heureuse.