Enseigner l’art de la différenciation et de la conformité aux enfants roms

Alice Sophie Sarcinelli

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Alice Sophie Sarcinelli, « Enseigner l’art de la différenciation et de la conformité aux enfants roms », Revue Quart Monde [En ligne], 231 | 2014/3, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6003

Stigmatisées en tant que Roms, les familles développent des stratégies pour gérer au quotidien leurs interactions avec la société environnante et pour réhabiliter l’image de leur groupe vis-à-vis des enfants.

Des enfants peu enclins à la scolarisation, aptes au vol, susceptibles de mendier ou de travailler, de se marier et d’avoir des enfants dès leur plus jeune âge ; des parents insouciants, inadéquats et négligents : ces images sur les Roms, qui puisent leur origine dans les conditions objectives d’une minorité parmi eux, ont été érigées au rang de « traits culturels ». Ainsi, les enfants « visiblement » roms (c’est-à-dire ceux qui sont catégorisés et perçus comme Roms par les non-Roms) suscitent de forts sentiments qui oscillent entre la pitié et la peur, la compassion et le mépris. Leurs parents se retrouvent souvent en butte à la surveillance et la suspicion morale de la part d’acteurs de la société locale. La peur et méfiance des Roms vis-à-vis des institutions résultent des menaces qu’ils subissent au jour le jour de la part des pouvoirs publics locaux. Pour pallier les difficultés liées à la stigmatisation, la disqualification dont ils font l’objet, mais aussi la ségrégation et la fragilisation entraînées par la condition migratoire, les Roms ont développé des stratégies selon les ressources à disposition. Nous essaierons ici de retracer l’impact de la stigmatisation sur le processus de transmission intergénérationnelle en prenant pour exemple le cas italien1

L’art de la conformité

Les familles roms que nous avons rencontrées adoptent un large éventail des stratégies pour s’écarter de la stigmatisation, comme par exemple l’invisibilité permanente ou ponctuelle, l’hyper-conformité aux normes et aux valeurs dominantes de la parentalité, la promotion de soi et la disqualification de l’autre au sein de son propre groupe, le détournement du stigmate vers d’autres familles roms ou vers une génération antérieure ou postérieure à la sienne, ou encore le retournement du stigmate vers la société italienne. Ces différentes stratégies semblent montrer une forte adhésion des parents roms aux normes et aux valeurs dominantes de la parentalité. Toutefois, cette éducation hyper-conforme est souvent contrebalancée par la transmission de la moralité du groupe. Si, dans bien des cas, ces familles cherchent à se faire accepter par les riverains, elles promeuvent tout aussi activement des stratégies d’affirmation identitaire basées sur une forte distinction entre les Roms et les non-Roms. D’une part, l’éducation se fonde sur un système normatif qui règle les comportements et la présentation de soi vis-à-vis des acteurs de la société locale et des pouvoirs publics dans un souci de contrôle de leur image : ils apprennent aux enfants à se montrer moralement dignes aux yeux des riverains. D’autre part, ils nourrissent un fort rejet des valeurs en matière d’égalité des sexes et promeuvent une socialisation fortement sexuée.

L’art de la différenciation

La transmission intergénérationnelle repose sur une éducation différenciée des filles et des garçons. Si les garçons peuvent avoir des relations amoureuses avec des filles roms et non roms, le mariage intra-communautaire est largement imposé par les parents. En revanche, l’éducation des filles est assez différente. Les notions de décence, d’honneur et de moralité de la famille retombent toutes sur elles, qui doivent opérer une vigilance vis-à-vis de ce qui constitue un danger moral pour la préservation symbolique et matérielle de leur virginité jusqu’au mariage. Non seulement des aventures amoureuses menaceraient l’idéal de chasteté prémaritale, mais de simples rumeurs peuvent amener à une perte de la virginité symbolique ou matérielle : même si la fille reste vierge, sa réputation est susceptible d’être compromise et ses parents auront du mal à lui trouver un « bon mari », minant le prestige de la famille. Le corps des jeunes filles participe au maintien des rapports intrafamiliaux (via les mariages et l’honneur), mais aussi des frontières du groupe. Plus qu’une dynamique relevant des relations interethniques, l’affirmation identitaire pourrait relever davantage d’une réaction aux discriminations et à la stigmatisation dont les Roms font l’objet. Elle peut être considérée comme une technique pour s’écarter de la stigmatisation et comme une manière d’aider les enfants à développer une identité positive dans une société qui dévalorise leurs origines. Quels sont les effets concrets de cette stratégie sur l’éducation des enfants ?

L’art de la transmission

Rom, gadjo et khorakhané2 sont les premiers mots que j’entends prononcer par Laura (2 ans), une petite fille rom qui apprenait à parler. Des enfants plus âgés utilisent l’expression « dans ma langue » pour se référer aux pratiques sociales caractéristiques de leur groupe : Alessandro (9 ans) utilise l’expression « manger dans notre langue » pour se référer à l’acte de manger dans le camp, par opposition aux repas qu’il prend à l’extérieur. Mia (10 ans) me demande si je suis capable de danser dans leur langue. Ces expressions attestent la présence chez ces enfants d’une conscience de soi en tant que membre d’un « nous » collectif représenté par le réseau des familles transnationales duquel ils font partie. Les parents sont à l’origine de cette modalité de rapport à soi en tant que Rom et d’un sens de soi construit autour d’une frontière du type « nous/eux ». Ils apprennent aux enfants à vivre à l’interface entre le « nous » et le « eux », tout en promouvant chez les petits la perception de leur appartenance ethnique comme une différence positive et désirable. D’une part, les enfants doivent performer la moralité vis-à-vis des non-Roms, c’est-à-dire apparaître moralement dignes à leurs yeux ; d’autre part, ils doivent intégrer le système de valeurs de leur propre réseau. Cet apprentissage repose avant tout sur l’enseignement implicite ou explicite du contrôle de sa propre image et de celle de la famille/réseau à laquelle ils appartiennent. Or la transmission de la stratégie d’apparente mise en conformité risque de susciter chez l’enfant la perception d’une image négative de l’identité familiale. De quelle manière s’opère alors un bricolage culturel capable de maintenir les barrières entre le soi et l’autre, tout en gardant une image positive de soi en tant que membre d’un « nous » correspondant au réseau des familles élargies ?

Faire sens de, faire avec, faire sans la frontière « nous » / « eux »

En raison de leurs appartenances multiples, ces enfants sont particulièrement confrontés au besoin de bricoler de nouvelles manières d’être dans la filiation. Puisque le binôme identité ethnique-genrée joue un rôle central dans la construction de la frontière du type « nous » / « eux » chez les Roms, les tensions intergénérationnelles autour des questions identitaires et morales se jouent souvent autour des rôles sexués. La généralisation et le prolongement de la scolarité des enfants, et surtout des filles, ont contribué à la transformation des attentes féminines dont le modèle de référence ne réside plus dans les femmes de la génération antérieure, et conduisent à l’augmentation de l’écart entre les normes et les valeurs des parents et des enfants. Les frontières du type « nous » /« eux » et les bornes de l’enfance rom, tout particulièrement de l’enfance des filles, subissent alors une profonde redéfinition. Bien que beaucoup de filles expriment des sentiments ambigus vis-à-vis de l’école, ce lieu symbolise souvent le seul espace de liberté et d’émancipation en dehors du camp, où elles peuvent tisser des relations en dehors du contrôle de la famille élargie, acquérir un nouveau statut et expérimenter de nouvelles formes d’être au monde. Au fur et à mesure qu’elles grandissent, ces différentes formes deviennent de plus en plus compliquées à concilier.

L’entrée au collège

L’entrée au collège a été souvent indiquée comme le moment où de nombreux enfants prennent conscience des enjeux liés au processus d’ethnicisation ou de stigmatisation. Ces différences peuvent s’avérer un obstacle à l’intégration au groupe de pairs à cet âge plus qu’à d’autres, ce qui est plus compliqué pour les filles. Ayant accès à différents ordres sociaux sexués, elles se retrouvent face à des prescriptions de genre souvent opposées, voire paradoxales. Elles doivent donc opérer une négociation constante entre les principes de leur famille et ceux de la société plus large. Ces processus peuvent être pensés comme de « petits ‘arrangements des sexes»3 qui prennent des formes différentes pas toujours éclatantes, mais plus ou moins intimes, plus ou moins extrêmes et plus ou moins réfléchies. Les rêveries des jeunes filles sont un exemple de comment créer un espace de liberté pour fuir, au moins le temps d’un rêve les yeux ouverts, l’assignation sexuée qui leur est imposée au sein de la famille. De véritables actes de résistance, plus ou moins extrêmes, sont mis en place par les filles qui cherchent à se réapproprier leur corps, refusant le mariage, ou proposant d’autres formes de sociabilité sexuée : l’ultime et le plus extrême des actes de transgression pour les filles, est de se réapproprier la partie la plus valorisée et la plus contrôlée de leur corps, l’hymen.

Conclusions

La transmission intergénérationnelle relève moins d’une fantasmatique « culture éducative rom » que d’une série de conditions historiques et sociales. Stigmatisées en tant que Roms, ces familles développent des stratégies pour gérer au quotidien leurs interactions avec la société environnante et pour réhabiliter l’image de leur groupe vis-à-vis des enfants. Cependant, les parents semblent jongler entre une « visibilité normalisante » et une tentative d’affirmation identitaire. Si la stigmatisation contribue à alimenter une frontière du type nous/eux, cette stratégie participe à renforcer cette même frontière et, indirectement, à alimenter encore davantage les processus d’ethnicisation, d’infériorisation et d’altérisation dont les familles font l’objet. Il y a donc un cercle vicieux : plus l’affirmation identitaire est forte, plus le processus d’ethnicisation et d’altérisation augmente, ce qui demande une nouvelle radicalisation de l’affirmation identitaire. Si les parents cherchent à gérer les rapports sociaux avec la société locale, les enfants doivent surtout gérer les rapports d’âge et de génération. Les tensions intergénérationnelles sont alors révélatrices de l’interaction entre structures familiales et dynamiques sociales plus larges.

1 Protéger, éduquer, exclure, Anthopologie de l’enfance et de la parentalité roms en Italie, Alice Sophie Sarcinelli, Thèse de doctoratSS, 2014, Voir

2 Khorakhané est le nom d’un sous-groupe rom (les Roms Khorakhané) auquel appartiennent les voisins de Laura.

3 La socialisation culturelle sexuée des enfants au sein de la famille, Sylvie Octobre, Cahiers du Genre, 49, 2, 2010, p. 55-76.

1 Protéger, éduquer, exclure, Anthopologie de l’enfance et de la parentalité roms en Italie, Alice Sophie Sarcinelli, Thèse de doctoratSS, 2014, Voir aussi : Children and parent remembering togeth, Three transnational minorities in Italy, in New Cultural Frontiers, Anna Granata, Alice Sophie Sarcinelli, 3, 2012, p, 69-90.

2 Khorakhané est le nom d’un sous-groupe rom (les Roms Khorakhané) auquel appartiennent les voisins de Laura.

3 La socialisation culturelle sexuée des enfants au sein de la famille, Sylvie Octobre, Cahiers du Genre, 49, 2, 2010, p. 55-76.

Alice Sophie Sarcinelli

Alice Sophie Sarcinelli, docteure en anthropologie, a réalisé un mémoire de master sur les enfants des rues au Brésil ainsi qu’une thèse sur les enfants roms en Italie, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris).

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