Persécution, exploitation, pauvreté à travers les âges

Mouvement International ATD Quart Monde

Citer cet article

Référence électronique

Mouvement International ATD Quart Monde, « Persécution, exploitation, pauvreté à travers les âges », Revue Quart Monde [En ligne], 233 | 2015/1, mis en ligne le 04 juin 2020, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6097

Nous reprenons ici un extrait du Rapport Pour un développement durable qui ne laisse personne de côté : le défi de l’après-2015, réalisé par le Mouvement international ATD Quart Monde.

La poursuite, l’exploitation et la persécution des personnes à travers les âges jusqu’à aujourd’hui sont des faits bien établis, pourtant les manuels d’histoire scolaires n’en parlent pas1. C’est une histoire de violence extrême infligée à des personnes qui n’ont pas eu les moyens d’y résister ; une histoire honteuse pour les pays qui l’ont mise en œuvre, le plus souvent avec la complicité de nombreux citoyens et le soutien de l’État. Ces dernières années, seulement certains États se sont publiquement repentis de leurs actes. 2

Des stérilisations sponsorisées par l’État

En 1997, la ministre suédoise des affaires sociales, Margot Wallström, a dénoncé la « pure barbarie » des stérilisations forcées dans son pays. Pendant des décennies, la stérilisation a été imposée presque exclusivement à des femmes de milieux pauvres, dites « inférieures » ou « asociales ». Wallström a également dénoncé « la loi du silence qui a prévalu jusqu’à maintenant », regrettant que « la social-démocratie suédoise porte une part de cette faute collective qui nous concerne tous »3. […]

Bien que cette situation puisse sembler scandaleuse, elle n’est que la partie visible de l’iceberg. Le scandale mondial, qui dure depuis longtemps, à savoir la stérilisation forcée de milliers de personnes pauvres dans au moins 20 pays à travers le monde, est maintenant bien documenté. Les États-Unis ont été le premier pays à entreprendre, de façon concertée, des programmes de stérilisation obligatoire à des fins d’eugénisme, avec une législation et des moyens pour la mettre en œuvre de 1907 à 19834.

L’eugénisme, et son concept de Lebensunwertes Leben (« vie indigne d’être vécue ») ou de « pureté raciale », a souvent avant tout été considéré comme faisant partie du programme politique de la dictature nationale-socialiste en Allemagne, programme qui incluait des crimes raciaux, l’euthanasie et des stérilisations forcées. […]

Au milieu du 20ème siècle, la plupart des pays d’Europe du Nord ont entrepris des programmes de stérilisation. En Suède, deux tiers des filles fréquentant un établissement d’éducation spécialisée ont subi une stérilisation forcée entre 1935 et 1975. Le nombre de stérilisations a atteint son pic en 1948, un an avant l’introduction des prestations familiales, afin d’éviter que ces filles ne deviennent un poids pour le système de sécurité sociale. « C’était perçu comme une intervention bénéfique pour tous, permettant d’éliminer les maladies et la pauvreté », a expliqué l’historienne Maija Runcis5.

Pendant ce temps, en Amérique latine, les mères portoricaines ont subi le taux de stérilisation forcée le plus élevé des années 19606. On les a aussi considérées comme des cobayes idéaux pour les premières pilules contraceptives, qu’on leur administrait sans les en informer7.

Au Pérou, le président Alberto Fujimori a été accusé de génocide et de crime contre l’humanité suite à un programme de stérilisation mis en place entre 1990 et 2000, essentiellement dirigé contre les populations indigènes dans les zones défavorisées. Tous les mois, Fujimori était informé par son ministre de la Santé du nombre de stérilisations effectuées8.Ce programme était financé par l’USAID, la Nippon Foundation, et plus tard, le Fonds des Nations Unies pour la population. On pense qu’il a mené à la stérilisation de plus de 300 000 femmes.

Il y a également des exemples historiques de programmes de stérilisation « volontaire » appliqués à des familles en situation de pauvreté. Bien que présentée comme volontaire, elle était plus ou moins obligatoire. Dans l’Inde des années 1970, en particulier pendant la période où le pays fut placé sous état d’urgence (de juin 1975 à mars 1977), la propagande et des incitations monétaires ont été largement utilisées pour contraindre les personnes à se faire stériliser9. […]

Les personnes en situation d’extrême pauvreté ont ainsi été poursuivies tout au long du 20ème siècle par des doctrines obsédées par l’élimination des éléments « malsains » de la société. Éléments définis comme tels à cause de leur position dans la société. La stérilisation a été l’outil le plus extrême utilisé pour procéder à cette élimination - les États et les institutions qui ont reculé devant des mesures drastiques ont trouvé d’autres moyens pour isoler et exclure les plus pauvres.

Déportations, incarcérations et éloignements forcés

Le 16 novembre 2009, le Premier ministre australien, Kevin Rudd, a présenté ses excuses au nom du gouvernement d’Australie, pour les abus et l’exploitation dont ont souffert des milliers d’enfants pauvres déportés de Grande-Bretagne vers l’Australie à partir du 19ème siècle10.

Dans l’ensemble, on estime que sur une période de 350 ans, environ 150 000 enfants ont été envoyés de la Grande-Bretagne vers les territoires de l’Empire britannique. La première migration forcée d’enfants vers la colonie de Virginie a été enregistrée en 1618. Le processus n’a cessé qu’à la fin des années 1960. Ces enfants pauvres ou orphelins, communément appelés home children, étaient envoyés pour soulager la pénurie chronique de main-d’œuvre dans les colonies de peuplement britanniques, d’abord en Amérique, puis en Australie. L’Église catholique romaine australienne a présenté des excuses publiques en 2001 aux enfants migrants britanniques et maltais qui ont souffert de diverses formes d’abus, notamment le viol, le fouet et l’esclavage dans les institutions religieuses11.

Le 19 février 2013, le Premier ministre irlandais, Enda Kenny, a adressé des excuses officielles aux femmes des Magdalene Laundries. Du 18ème au 20ème siècle, elles ont été enfermées comme des esclaves dans ces blanchisseries. Il a décrit les blanchisseries comme étant « la honte de la nation ». On estime que depuis leur création, en Irlande, plus de 10 000 femmes ayant de prétendus « dysfonctionnements sociaux » avaient été incarcérées dans ces asiles. Ces incarcérations ont d’abord concerné des prostituées, puis ont été étendues aux mères célibataires, aux femmes ayant des déficiences intellectuelles et aux jeunes filles victimes de violence12.

Le 11 avril 2013, la conseillère fédérale et ministre de la Justice suisse, Simonetta Sommaruga, a organisé une cérémonie commémorative rassemblant 700 personnes victimes de mesures coercitives de l’Assistance sociale pour « se rappeler une injustice historique ».13[…]

Dans ces exemples, les groupes et individus en situation de pauvreté et marginalisés étaient non seulement écartés de la sphère publique, mais ils étaient aussi violentés, déshumanisés, brutalisés et exploités par les État et les acteurs institutionnels. L’exclusion sociale initiale a été stimulée par une législation et des mesures punitives mises en place par l’État, encourageant un traitement encore plus barbare au sein des institutions créées pour s’occuper des éléments sociaux « indésirables ». On observe un cercle vicieux, dans lequel des personnes en situation de pauvreté passent du statut de « citoyens imparfaits » à celui de bannis déshumanisés internés par ceux qui détiennent le pouvoir.

[…]

L’esclavage des temps modernes

La preuve contemporaine la plus marquante de l’exploitation de personnes en situation d’extrême pauvreté et d’exclusion sociale est peut-être la persistance de l’esclavage. En décembre 2012, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, Mme Gulnara Shahinian, alertait sur l’expérience de Madagascar qui montre comment des hommes, des femmes et des enfants souffrant d’une extrême pauvreté finissent par vivre des formes contemporaines d’esclavage, telles que la servitude domestique, l’esclavage des enfants dans les mines et les carrières, le travail forcé et les mariages forcés. Le manque d’engagement des autorités pour s’attaquer à l’extrême pauvreté et l’impunité des responsables politiques ont laissé une grande partie de la société complètement abandonnée et livrée au désespoir. Les enfants souffrent de malnutrition chronique, qui affecte leur développement. Ceux parmi eux qui portent de lourdes charges à cause de leur travail dans les mines, les carrières, les fabriques de briques ou pour l’approvisionnement en eau pour leur usage privé ou comme gagne-pain, endurent de grandes souffrances physiques. Leur croissance est ralentie à cause de la pression exercée sur leur colonne vertébrale. La Rapporteuse spéciale a été informée de la discrimination fondée sur les castes, profondément enracinée dans les mentalités. Dans un pays où plus de 70 % de la population est pauvre et plus de 50 % extrêmement pauvre, les descendants des anciens esclaves restent l’une des catégories les plus vulnérables de la population, souffrant de discrimination sociale, économique et politique14.

Les formes contemporaines d’esclavage identifiées par la Rapporteuse spéciale n’existent pas seulement à Madagascar. L’esclavage est illégal dans tous les pays du monde. Pourtant, on estime à 27 millions le nombre de personnes dans le monde qui subissent une certaine forme d’esclavage15. Les différentes formes d’esclavage identifiées sont le servage, le travail forcé des adultes et des enfants, la servitude pour dettes (également appelée travail servile), l’exploitation des travailleurs migrants, le trafic d’êtres humains (en particulier des femmes et des enfants), la prostitution forcée (notamment la prostitution des enfants et l’esclavage sexuel), le mariage forcé16. La pauvreté et l’exclusion sociale sous-tendent bon nombre de ces formes d’esclavage - en effet, la majorité de ceux qui subissent l’esclavage sont issus des groupes sociaux les plus pauvres, les plus vulnérables et les plus marginalisés de la société. La situation économique des personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté les rend particulièrement vulnérables à la servitude pour dettes, la forme la plus répandue d’esclavage contemporain. De plus, leur impuissance à se protéger de membres plus privilégiés et mieux organisés de la société les rend également vulnérables à d’autres formes d’esclavage, telles que le travail forcé ou la prostitution forcée. La peur, l’ignorance de leurs droits fondamentaux et la nécessité de survivre ne les encouragent pas à parler, tandis que l’administration publique ferme les yeux sur leur asservissement. Les aspirations des personnes en situation de pauvreté sont aussi cruellement exploitées par l’économie esclavagiste moderne : des parents engagent volontairement leurs enfants dans une servitude domestique non rémunérée, car on leur fait croire que leurs enfants recevront une éducation en échange de leur travail17.

L’esclavage est très rentable dans les pays développés comme dans ceux en voie de développement. En 2005, l’OIT a calculé que les bénéfices tirés de la traite pour le travail forcé représentaient 32 milliards de dollars par an, dont 15 milliards étaient générés par le travail forcé dans des pays déjà industrialisés18. Ces chiffres révèlent ce fait effrayant que l’esclavage contemporain est l’une des industries criminelles les plus importantes dans le monde d’aujourd’hui, avec des réseaux de corruption et de parrainage fournissant aux acteurs de l’État et des institutions de bonnes raisons de détourner le regard. Le résultat de cette exploitation éhontée des personnes en situation d’extrême pauvreté est qu’elles sont enfermées dans un cercle vicieux qui non seulement ne leur laisse aucun moyen de sortir de la pauvreté, mais les oblige à rester pauvres, impuissantes et exclues afin que d’autres en tirent des bénéfices.

1 Voir à ce sujet l’article d’Eric Mesnard, page 34.

2 Dossiers et documents de la Revue Quart Monde n° 23, Éd. Quart Monde, mai 2014, pp.113 à 119. Ce rapport présente les résultats de l’évaluation des

3 Xavier Godinot, Violences dans l’angle mort, Revue Quart Monde, n° 162, 1997. Disponible sur www.editionsquartmonde. org/rqm/document.php?id=654

4 Rachel Iredale, Eugenics and Its Relevance to Contemporary Health Care, Nursing Ethics 2000 7 (3), Arnold, 2000. Angela Davis, Women, Race and Class

5 Xavier Godinot, Violences dans l’angle mort, Revue Quart Monde n° 162, 1997.

6 Harriet B. Presser, The Role of Sterilization in Controlling Puerto Rican Fertility, Population Studies 23 (3), November 1969.

7 Annette B. Ramirez de Arellano et Conrad Seipp, Colonialism, Catholicism, and Contraception: A History of Birth Control in Puerto Rico, Chapel Hill

8 Mass sterilization scandal shocks Peru, BBC, 24 juillet 2002. Disponible sur http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/2148793.stm. Françoise Barthélémy

9 Davidson Gwatkin, Political Will and Family Planning: The Implications of India’s Emergency Experience, Population and Development Review, vol. 5, n

10 Emma Rodgers, Australia says sorry for ‘great evil’, Australian Broadcasting Corporation, 16 novembre

2009. Disponible sur www.abc.net.au/news/200911-16/australia-says-sorry-forgreat-evil/1143798

11 The Welfare of former British Child Migrants. Background, troisième rapport du Comité sur la santé, session 1997-1998, Parlement du Royaume-Uni.

12 Henry McDonald, Ireland apologises for “slave labour” at Magdalene Laundries, The Guardian, 19 février 2013. Disponible sur www.theguardian.com/

13 Voir les Revue Quart Monde n° 226 (2013/2), et n° 232 (2014/4).

14 Gulnara Shahinian, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences

15 Kevin Bales, Disposable People: New Slavery in the Global Economy, University of California Press, 1999. Susan Llewelyn Leach, Slavery is not dead

16 Denis Weissbrodt et Anti-Slavery International, Abolishing Slavery and its Contemporary Forms, rapport au HCDH, ONU, 2002.

17 Mike Quaye et Aidan McQuade, Discussion Paper: Poverty, Development and the Elimination of Slaver,

Anti-Slavery International, octobre 2007.

18 Patrick Belser, Forced Labour and Human Trafficking: Estimating the Profits, document de travail du BIT, 2005.

1 Voir à ce sujet l’article d’Eric Mesnard, page 34.

2 Dossiers et documents de la Revue Quart Monde n° 23, Éd. Quart Monde, mai 2014, pp.113 à 119. Ce rapport présente les résultats de l’évaluation des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) menée par ATD Quart Monde avec des personnes vivant en situation de pauvreté dans 12 pays, entre 2011 et 2013. Disponible sur www.editionsquartmonde.org/Pour-un-developpement-durable-qui?var_recherche=OMD

3 Xavier Godinot, Violences dans l’angle mort, Revue Quart Monde, n° 162, 1997. Disponible sur www.editionsquartmonde. org/rqm/document.php?id=654

4 Rachel Iredale, Eugenics and Its Relevance to Contemporary Health Care, Nursing Ethics 2000 7 (3), Arnold, 2000. Angela Davis, Women, Race and Class, Vintage, 1983.

5 Xavier Godinot, Violences dans l’angle mort, Revue Quart Monde n° 162, 1997.

6 Harriet B. Presser, The Role of Sterilization in Controlling Puerto Rican Fertility, Population Studies 23 (3), November 1969.

7 Annette B. Ramirez de Arellano et Conrad Seipp, Colonialism, Catholicism, and Contraception: A History of Birth Control in Puerto Rico, Chapel Hill, 2011.

8 Mass sterilization scandal shocks Peru, BBC, 24 juillet 2002. Disponible sur http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/2148793.stm. Françoise Barthélémy, Stérilisations forcées des Indiennes du Pérou, Le Monde diplomatique, mai 2004. Disponible sur www.monde-diplomatique.fr/2004/05/ BARTHELEMY/11190

9 Davidson Gwatkin, Political Will and Family Planning: The Implications of India’s Emergency Experience, Population and Development Review, vol. 5, n° 1, mars 1979.

10 Emma Rodgers, Australia says sorry for ‘great evil’, Australian Broadcasting Corporation, 16 novembre

2009. Disponible sur www.abc.net.au/news/200911-16/australia-says-sorry-forgreat-evil/1143798

11 The Welfare of former British Child Migrants. Background, troisième rapport du Comité sur la santé, session 1997-1998, Parlement du Royaume-Uni. Barbie Dutter, British child migrants get apology for abuse, The Daily Telegraph, 23 mars 2001. Disponible sur www.telegraph.co.uk/news/worldnews/australiaandthepacific/australia/1327634/British-child-migrants-get-apology-for-abuse. html

12 Henry McDonald, Ireland apologises for “slave labour” at Magdalene Laundries, The Guardian, 19 février 2013. Disponible sur www.theguardian.com/world/2013/feb/19/ireland-apologises-slave-labourmagdalene-laundries

13 Voir les Revue Quart Monde n° 226 (2013/2), et n° 232 (2014/4).

14 Gulnara Shahinian, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences , Mission à Madagascar (1019 décembre 2012), Conseil des droits de l’homme, 22e session, 24 juillet 2013.

15 Kevin Bales, Disposable People: New Slavery in the Global Economy, University of California Press, 1999. Susan Llewelyn Leach, Slavery is not dead, just less recognizable, The Christian Science Monitor, septembre 2004. Disponible sur www.csmonitor.com/2004/0901/p16s01-wogi.html

16 Denis Weissbrodt et Anti-Slavery International, Abolishing Slavery and its Contemporary Forms, rapport au HCDH, ONU, 2002.

17 Mike Quaye et Aidan McQuade, Discussion Paper: Poverty, Development and the Elimination of Slaver,

Anti-Slavery International, octobre 2007.

18 Patrick Belser, Forced Labour and Human Trafficking: Estimating the Profits, document de travail du BIT, 2005.

CC BY-NC-ND