Un Festival du film précaire

Pierre-Jean Ricard

p. 22-25

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Pierre-Jean Ricard, « Un Festival du film précaire », Revue Quart Monde, 234 | 2015/2, 22-25.

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Pierre-Jean Ricard, « Un Festival du film précaire », Revue Quart Monde [En ligne], 234 | 2015/2, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6169

Les groupes d’Entraide Mutuelle (GEM) sont issus d’un dispositif national pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes fragiles. Le GEM Mine de Rien d’Avignon organise depuis 2010 un Festival du film précaire pour montrer les réalisations de son atelier vidéo et inviter d’autres réalisateurs et le public à venir échanger autour du thème de la précarité, au sens large et sans misérabilisme.

RQM : Qu’est-ce que le GEM d’Avignon ? Pourquoi organise-t-il un Festival du film précaire ?

P-J. R : Le GEM d’Avignon, le bien nommé GEM Mine de Rien, est apparu dans la ville en 2008, et s’est constitué en association l’année d’après, très exactement le 1er décembre 2009, il y a un peu plus de cinq ans.

La première édition du Festival du film précaire s’est déroulée à la Villa Médicis1 et à l’Espèce d’Espace2 le 15 novembre 2010, date fatidique et symbolique de l’ouverture de la période hivernale. Dans la région, la plupart des évènements culturels et des festivals ont lieu pendant la période estivale, dans la chaleur et la lumière de l’été.

On nous a dit : « Quelle idée d’avoir organisé un festival à l’entrée de l’hiver ? »

La raison en est que le GEM est né d’un mouvement de personnes vivant ou ayant vécu à la rue, que cette violence et les souffrances que cela engendre, l’isolement que ces personnes subissent, cette spirale infernale de l’exclusion sociale doit être combattue. Le Festival du film précaire est l’expression de cette lutte, mais c’est aussi une lueur d’espoir, quelque chose qui ne veut pas désespérer de l’homme ni de la société, de son potentiel, de ses immenses capacités créatrices.

RQM : Quel est le but du Festival du film précaire3 ?

P-J. R : Son but est de faire se rencontrer deux publics : le grand public et un public particulier, celui des précaires. Il est un moyen offert aux précaires pour ne pas vivre cachés. Il veut être un terreau pour un vivre ensemble respectueux des diversités. Pour l’ouverture du dernier Festival du film précaire, le GEM Mine de Rien s’est donc emparé du lieu de l’ancien Tri Postal, ce grand lieu vide, froid, ce délaissé urbain et qui pourtant les soirs de festival va apparaître dans une drôle de lumière, envelopper le public d’une douce chaleur. Cette présence humaine, qui est recherchée, est celle du contact entre deux sortes de public. Un cœur qui bat à l’unisson.

Cette pulsation s’appelle la VIE. Le festival, outre l’utilisation de l’ancien Tri Postal, se développe dans plusieurs lieux qui sont d’autres lieux fréquentés par des personnes à la rue ou pas, et dans les vergers d’Urbain V, au pied du Palais des Papes, bien connus comme lieux des conférences et des débats pendant le festival de l’été. Lors de ces séances dans des lieux non chauffés, dehors, parfois balayés par le mistral, nous distribuons des couvertures et de la soupe.

RQM : Vous êtes animateur vidéo au GEM d’Avignon. Quel sens cela a-t-il pour vous ?

P-J. R : Le monde ne se sépare pas en deux, entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Cette conception-là, ça s’appelle de la charité. Nous, ce qu’on pratique au GEM, c’est de la solidarité. Nous sommes tous égaux en droit, selon nos besoins, et en devoir, selon nos moyens, et donc égaux en dignité ! Mon métier, c’est de faire en sorte que les précaires tirent profit de ce que je peux leur apporter. Je dois ajouter qu’ils m’apportent eux-mêmes beaucoup. Je suis salarié, mais j’ai la chance de gagner ma vie à leurs côtés. Ils sont très généreux avec moi. De tout plein de choses qui ne se monnayent pas mais qui sont précieuses. Je fais en sorte qu’ils participent activement à la vie culturelle et citoyenne de notre cité.

RQM : Quels sont les films que vous programmez ?

P-J. R : Nous programmons à la fois des films qui traitent de la pauvreté, de la différence, de la précarité et des films réalisés avec des moyens précaires.

Le dernier festival, celui de 2014, a eu lieu pendant quatre jours. Il a donné lieu à des rencontres avec les réalisateurs de certains films grand public mais assez méconnus. Par exemple avec Sébastien Thiéry pour son film Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau se reproduire, film sur la sortie d’un bidonville ; ou bien avec Jérôme Courroucé avec son film Le chemin des limites, où la parole est donnée aux gens du voyage ; ou encore avec Florine Clap pour son film Sous le pont d’Avignon, qui est un conte autour d’Avignon et de ses marginaux ; avec Luc Maréchal pour son film Des airs de Liberté, qui relate une randonnée chamelière dans le désert tunisien d’un groupe de mal voyants et de voyants. Nous avons également montré le film de Lucy Walker Waste Land, à propos du travail de l’artiste internationalement reconnu Vik Muniz, artiste brésilien, qui fait une utilisation artistique des déchets récoltés sur une décharge de Rio de Janeiro. Ce film de 2011 est un documentaire qui accompagnait la présentation de son œuvre à l’exposition de son travail à la fondation Lambert à Avignon en 2012.

Les autres films sont des courts métrages réalisés en atelier vidéo par le GEM. Nous montrons les parcours chaotiques, les idées de génie, les projets, réalisés collectivement, dans le partage des ateliers. Nous facilitons ainsi l’interrogation sur le mot précaire. On peut citer par exemple 20 ans de solidarité paysanne, qui montre comment une association vient en aide aux paysans en grande difficulté ; Un mec normal, clip vidéo rap avec Bruno Sokhrat ; et Cavaldonne, qui montre un lieu d’insertion par l’hébergement et l’initiation aux métiers du cheval et de l’agriculture. D’autres montrent des ambiances de travail dans des ateliers du GEM : Elle s’appelle Elsa, ou Coups d’œil en coulisse4, ce dernier qui a été écrit et réalisé en vidéo avec les militants et les bénévoles de structures sociales de Marseille, sous forme d’atelier participatif5, … et bien d’autres.

RQM : Nous avons relevé dans votre site internet cette phrase de Roger Cornu6 : « Les regards étaient au cœur de nos questionnements. Est-ce que je me reconnais frère en humanité en croisant le regard du mendiant assis à la porte de ma banque et ceux que je croise place Pie et rue Carréterie sans plus les voir tant ils font partie du décor de la ville ? Mais qui peut mieux qu’eux connaître notre humaine fragilité : Qui existe avant qu’on lui ait dit : ‘Je t’aime’«  ? »7 . Ce propos est-il une bonne évaluation du festival ?

P-J. R : Roger a découvert le festival cette année. Et on est heureux d’avoir eu un nouveau spectateur aussi attentionné. Oui c’est une bonne évaluation du festival, car même s’il connaît bien ce public, on a quand même réussi à l’épater, et changer le regard des autres est notre premier but. L’amour, l’admiration, la reconnaissance, tout ça augmente notre capacité de résilience, notre pouvoir de rebondir. Certains s’interrogent sur la surexposition de personnes fragiles dans les films et les débats. Mais sans prise de risque on s’enterre, sans mouvement on meurt.

RQM : Pouvez-vous dire, pour nos lecteurs, ce que ce festival vous apporte personnellement ?

P-J. R : J’ai personnellement une expérience de la psychiatrie qui m’a rendu « usager » un temps. Et pour moi c’est aussi très important que notre société fasse une vraie place à tout le monde. D’autant qu’un sage indien a dit : « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être adapté à une société malade ! »

Heureusement, on parle de plus en plus d’inclusion et de moins en moins d’insertion, mais sans toujours saisir la différence. Dans l’insertion, les personnes qui se sont éloignées du système sont encadrées pour se réintroduire dans le système. On pousse ces personnes à changer pour les réinsérer. Dans inclusion, c’est le contraire. C’est le système qui doit prendre en compte les personnes à la marge pour les inclure tout en respectant leurs différences. C’est donc le système qui doit changer et pas les personnes. L’air de rien, ça inverse totalement les perspectives. Et je vais encore plus loin. Selon moi, se pencher sur les marges est essentiel car je pense que des marges viennent les solutions à nos inerties.

RQM : Quel retour avez–vous de la part des gens qui fréquentent le GEM d’Avignon ? Ce festival est-il réellement une façon de sortir de l’invisibilité ? Répond–il à leurs attentes ?

P-J. R : Il y a deux ans, une « gémineuse »8 est arrivée au GEM avec une « banane » que je ne lui avais pas vue depuis longtemps. Et elle me dit : « Y’a des gens qui m’ont reconnue dans le bus et ils m’ont dit : ‘C’est super ce que vous faites ! Continuez !’« . Aujourd’hui, après quelques années d’errance, cette « gémineuse » a remonté une compagnie de théâtre dans le Nord.

Mais un des plus beaux témoignages à propos du GEM, c’est celui de Marie, devant une de nos caméras, lors des États généraux de l’urgence sociale à Aix-en-Provence : « Je suis dans une association où, en fait, je me suis récupérée, je crois toute seule, et grâce à l’environnement où ces gens me laissent la place d’exister. Après cinq ans où j’ai pris perpète en psychiatrie, j’ai pu enfin m’en sortir et plus y retourner. Là, ça fait deux ans ou trois ans que je ne suis pas retournée en arrière vers la psychiatrie. »

Marie a également écrit un texte magnifique à propos du Festival du film précaire :

« Ainsi, nous joignons l’agréable à l’utile, et nous, guerriers de la non-acceptation, on déchire l’idée reçue de notre inutilité ! »

1 La Villa Médicis était un lieu d’accueil inconditionnel, une structure gérée par l’association CASA puis HAS. Voir article Un lieu d’accueil

2 L’Espèce d’Espace était le lieu de création de CASA/HAS et était également, jusqu’il y a peu, un accueil de nuit d’urgence. Aujourd’hui, l’accueil

3 Voir www.casa-avignon.fr/festival-du-film-precaire.

4 Projeté pour le 17 octobre 2014, Journée mondiale du Refus de la misère, à Marseille, dans le cadre des Rencontres inattendues. Voir http://

5 Atelier auquel participent des membres d’ATD Quart Monde de Marseille.

6 Roger Cornu est président de l’Association Semaille à Avignon, « Jardin de Cocagne et chantier d’insertion ». Il est également militant syndicaliste

7 Dans L’incandescent, de Michel Serre.

8 Féminin du mot « gémineur », expression signifiant membre du GEM.

1 La Villa Médicis était un lieu d’accueil inconditionnel, une structure gérée par l’association CASA puis HAS. Voir article Un lieu d’accueil inconditionnel, de Gilbert Castillo, Renaud Dramais et José M’Baye, dans RQM n° 225.

2 L’Espèce d’Espace était le lieu de création de CASA/HAS et était également, jusqu’il y a peu, un accueil de nuit d’urgence. Aujourd’hui, l’accueil de nuit a remplacé la Villa Médicis qui est devenue, elle, un CHRS diffus. Le lieu de création CASA/HAS est maintenant l’ensemble de l’ancien Tri Postal dont faisait partie l’Espèce d’Espace.

3 Voir www.casa-avignon.fr/festival-du-film-precaire.

4 Projeté pour le 17 octobre 2014, Journée mondiale du Refus de la misère, à Marseille, dans le cadre des Rencontres inattendues. Voir http://lesrencontresinattendues.blogspot.fr/

5 Atelier auquel participent des membres d’ATD Quart Monde de Marseille.

6 Roger Cornu est président de l’Association Semaille à Avignon, « Jardin de Cocagne et chantier d’insertion ». Il est également militant syndicaliste et éducateur à la retraite.

7 Dans L’incandescent, de Michel Serre.

8 Féminin du mot « gémineur », expression signifiant membre du GEM.

Pierre-Jean Ricard

Pierre-Jean Ricard est graphiste depuis vingt ans. Il a rencontré le Collectif d’Action des Sans Abris (CASA) d’Avignon et son Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) pour y animer d’abord des ateliers informatiques, puis des ateliers vidéo. Parallèlement il continue son activité de graphiste dans le secteur du travail social et anime un Espace Ouvert d’Éducation Permanente (EOEP) à Carpentras (France)

CC BY-NC-ND