Franck Toussaint : Je me concentre, il y a des fois je ne sais pas trop quoi dire… Allez, on commence !
Didier Robert : Est-ce que tu pourrais dire pourquoi ce film Joseph l’insoumis1 t’a tellement touché ? Tu n’as pas connu le père Joseph Wresinski2, pour la bonne raison qu’il est mort avant que tu ne rencontres le Mouvement. Pourtant on a l’impression, je te le dis très directement, que vous êtes des « potes » !
Franck : Oui, je suis un « pote à lui » ! C’est vrai que je n’ai pas été dans le Mouvement au départ parce que j’étais trop jeune. C’est grâce à Juliane3, il n’y aurait pas eu Juliane, je ne t’aurais même pas rencontré, je ne me serais même pas arrêté à la gare, c’est elle qui m’a fait connaître le Mouvement, tous mes amis actuels, c’est grâce à elle.
Alors le père Joseph Wresinski, je sais qu’il est né en 1917 à Angers ; en 1956 il a créé Aide à Toute Détresse qui est devenu après ATD Quart Monde. Mais cet homme-là, tu vois, sans rien, il a créé beaucoup de choses ; il a dit aux gens d’arrêter de mendier de la nourriture, d’arrêter de mendier pour des vêtements, même si tu les vends que 5 francs ou 50 centimes, c’est pas grave, tu vois, les personnes au moins elles peuvent dire : non, on ne m’a pas donné, je l’ai acheté. Quand tu achètes toi un pantalon tu vas pas dire le prix que tu l’as payé ! Que t’achètes un pantalon à 130 francs ou à 50 centimes, c’est quoi la différence, si tu es propre, si tu es habillé !
Didier : Quelle est la différence, que tu payes ou non ?
Franck : Si tu payes, tu as une dignité, tu retrouves la dignité, c’est comme le père Joseph dans le film, ce que j’apprécie énormément c’est la culture pour les enfants ; pour lui c’était primordial que les enfants puissent apprendre à lire, parce que c’est comme ça que tu peux avancer, si t’as pas de culture, c’est vachement difficile de te sortir de la m… C’est comme la petite fille, quand elle dit : « Mon grand-père était dans la misère, mon père était dans la misère, moi je serai dans la misère… » Eh bien j’espère que cette petite fille, elle est sortie de la misère.
Didier : Penses-tu que tu aurais pu t’entendre avec le père Joseph ?
Franck : Non, non ! Personnellement je pense que je l’aurais toujours respecté si je l’avais connu, mais avec mon caractère !... Il a pris une ambition de faire tout ça mais avec moi il aurait fallu faire beaucoup plus ! Et pourtant tout ce qu’il a dit : que les pauvres, on irait à l’ONU, à l’Élysée, il l’a fait ! Il a créé le revenu minimum d’insertion, le RMI, mais je crois que moi j’aurais demandé encore plus ! ! !
Didier : Moi je pense que vous vous seriez très bien entendus parce qu’il était tout le temps à demander plus ! Dès qu’on avait une victoire il n’en parlait même plus et il parlait de l’étape d’après !
Franck : Bien sûr c’est comme ça ! Tu vois le père Joseph, c’est vraiment une personne… je crois que j’y tiens. C’est comme quand je regarde le film : chez Bernard, ils étaient huit enfants, je ne le connais pas non plus, ni Martine4. Le père Joseph a dit à Martine dans le film5 : « L’école, c’est là que tu peux te sauver et c’est là que tu peux être libre ». Quand Bernard raconte, c’est la phrase du film que je préfère, l’arrivée du père Joseph à Noisy-le-Grand, Bernard était en train de jouer au foot avec ses copains et il a vu un type habillé tout en noir, chauve, qui lui a demandé où s’inscrire, et il lui a répondu : « C’est le premier igloo là-bas », il a eu confiance dans le père Joseph Wresinski, il ne savait même pas pourquoi, c’était un môme et pourtant il l’a suivi et il a bossé pendant cinquante ans avec lui… Je te parle que du film, j’espère qu’il est encore en vie.
Didier : Il est en vie et je pense qu’il faudrait que vous puissiez vous rencontrer toi et Bernard.
Y-a-t-il d’autres passages dans le film dont tu te rappelles ? Tu en as cité plusieurs déjà, tu le connais par cœur !
Franck : Oui, à Caen où il y a Martine qui parle des cités provisoires, qui sont toujours là. Je vois toujours la dame pleurer et Martine dit qu’elle a été à la banque pour aider la dame. On devrait faire ça au quotidien… Là c’est un film, il faut savoir si c’est réel.
Didier : C’est complètement réel.
Franck : Tu vois, les cours, l’école, même si j’aime pas spécialement ce que vous faites comme bricolages, je vais pas te mentir, surtout pas à toi, mais, si ça peut tenir les gens qui sont à l’extérieur, je trouve que c’est important. Tu vois le père Joseph Wresinski a dit : stop aux soupes populaires et il a bâti des chapelles, avec l’aide de Bernard !
Il a bâti la maison pour les femmes qui existe encore. Un jour j’irai la voir, ça un jour j’irai ! Il nous a appris à tous de pas tout le temps demander, d’apprendre aussi à se débrouiller nous-mêmes, d’avoir une force. Bien sûr qu’on ne peut pas tout faire tout seul, Didier, il faut - comment ça se dit ?- s’entraider !
Didier : Oui, c’est vraiment son message : on est capable ! Je suis sûr que là où il est, il est heureux !
Franck : Oui, on est capable. Quand Bernard a dit : « J’ai jamais travaillé la pierre », le père Joseph lui répondu : « Oh, oh, oh tu es aussi capable qu’un autre ! » C’est ça, on est tous capables de faire quelque chose, chacun dans notre diversité. Écoute, moi, tu ne vas pas me dire d’être couturier mais par contre tu peux m’envoyer en cuisine, je suis capable de faire la cuisine, je suis capable de tondre une pelouse, je suis capable de débroussailler… Le père Joseph, en fait, j’aurais voulu le rencontrer, j’ai beaucoup d’estime envers lui, c’est clair, c’est même plus que de l’estime c’est du respect en fait. (Silence)… Tu veux reboire un verre de coca ?
Didier : Oui je veux bien. (Silence).
Franck : … Parce qu’en fait le respect, en gros, quand ça commence c’est envers les autres ; si tu ne respectes pas les autres, comment tu peux te respecter toi-même ? Chaque être humain, on a tous des capacités. Tu vois, ce que je trouve débile c’est qu’en France - la France, ils sont en misère ces temps-ci - mais des trucs comme le RMI, ça ne devrait plus exister à notre époque. On est peut-être en crise, mais justement, si tu ne veux plus être en crise il faut dire aux personnes de travailler, leur donner au moins une chance de pouvoir travailler. J’ai plein de copains que je connais, ils seraient les premiers à travailler si on voulait leur donner du travail, mais le problème, si t’as pas d’appartement, comme G. ou comme J. - il a payé pour ses erreurs, admettons - mais il ne peut pas avoir d’appartement… Parce qu’il a été en prison, les gens ne lui font pas confiance. Si tu ne donnes pas une deuxième chance à une personne et si t’as pas d’appartement, tu peux pas trouver de boulot et si t’as pas de boulot tu peux pas avoir d’appartement, donc tu es quand même dans la m… d’un côté ou de l’autre. (Silence).
Didier : Qu’est-ce que tu penses du « géant »6 dans le film ?
Franck : Ah, le grand à qui on a pris ses enfants, qui s’est battu avec la police ?...
Didier : C’est lui aussi, quand il était dans le désespoir, qui avait mis le feu au bureau du père Joseph.
Franck : Essaye d’enlever mes enfants et puis je te jure que tu me vois débarquer… Le social, quand ils enlèvent des enfants, le SPJ, en Suisse, ils le font d’une manière ignoble. Le géant, il a foutu le feu, écoute, j’arrive à le comprendre quand tu es énervé ; la dame qui se prostitue dans sa caravane, on n’a pas le droit de la juger parce qu’elle le fait pour s’en sortir… Lui, il l’a fait pour protéger ses enfants. Par contre j’espère que c’était qu’une fiction, aussi bien pour la dame que pour le géant…
Didier : Je ne crois pas malheureusement…
Franck : J’essaye de croire que c’était une fiction ! Mais je sais très bien que c’en est pas une.
Didier : Je pense à cette scène où tout d’un coup une assistante sociale et des policiers viennent pour prendre les enfants…
Franck : Oui, tous les enfants sont allés se cacher. Comment ils l’ont appelée ?... Ah la « mangeuse d’enfants » !
Didier : Mais tu vois, après, dans une fête on voit que l’assistante sociale est là, elle s’est dit qu’elle ne pouvait pas faire son métier de cette manière, elle a craqué…
Franck : D’un côté, elle a retrouvé sa dignité…
Didier : Elle a retrouvé sa dignité… ?
Franck : Humaine et non professionnelle…
Je lance même mes deux petites filles dans ATD Quart Monde, je leur explique… Les seules questions qu’elles me posent c’est : « Pourquoi les gens ne peuvent pas plus aider les pauvres, papa ? Pourquoi il y a des gens qui dorment dehors ? » Tu sais, elles n’arrivent pas à comprendre que je sois obligé d’héberger des personnes…, des personnes qui n’ont pas de toit. Elles me posent des questions, elles ne sont plus si petites que ça maintenant, elles se rendent compte, à Tapori7 elles adorent vraiment y aller.
De quoi tu voulais encore me parler ? C’est à toi de me poser des questions…
Didier : Si tu devais dire à partir du film ce que le père Joseph a voulu faire, ce qui était le plus important pour lui ?
Franck : Eh bien, sauver ces trois mille personnes qui vivaient dans des igloos, des demi tonneaux que tu coupes en deux et ça te fait un igloo. Il voulait montrer que la misère existe et que la France arrête de la cacher parce que c’était un pays riche la France, après-guerre, et il a essayé de dire à tout le monde qu’il y a des pauvres aussi en France. C’est comme quand il est parti en Afrique ou en Amérique pour montrer que la misère est totale, il ne faut pas la cacher, les pays riches ne doivent pas cacher la misère…, et pourtant c’est tout ce qu’on fait… Tu regardes en Suisse aujourd’hui, tout le monde croit qu’on est un pays riche et moi, qui suis dans la rue, je vois très bien qu’il y a de la misère partout, il y a même des fois je me dis que j’aimerais mieux retourner en France parce que je crois que j’étais moins pauvre quand j’étais en France.
Ce que le père Joseph a fait, c’est énorme ; c’est pour ça que j’aimerais, comme je t’ai dit, aller prier sur sa tombe… Un mécréant qui va prier sur la tombe d’un prêtre, ça va être que plus beau ! Quand il y a ces deux enfants qui sont morts dans leur igloo, le père Joseph a toujours été là pour les familles, il a toujours été là pour les mariages même si c’était avec des transistors (pour faire de la musique). Les gens n’avaient pas d’eau courante, pas d’électricité, ils n’avaient rien. Le père Joseph les amenait à Paris pour voir la lumière et il les emmenait voir les portes, les grandes portes en pierre (c’est là qu’après, il a demandé à Bernard de construire en pierre) et ensuite ils allaient ensemble manger des soupes à l’oignon !
Tu vois de qui ça vient que je dis tout le temps : « Vieux frère » ?
Didier : C’était sa formule.
Franck : Eh bien, c’est devenu la mienne maintenant ! J’appelle tout le monde vieux frère. Quand il y a J. qui arrive, je lui dis : « Eh, vieux frère ça va, tu as passé une bonne journée ? » Donc ça vient du père Joseph !
En fait je me suis peut-être trop mis dans le film, j’aurais dû naître un peu plus tôt, j’aurais bien voulu le rencontrer, j’aurais été à Noisy-le-Grand.
Didier : Il faut te dire, Franck, que ce film t’appartient, c’est ta vie aussi. Il y a un moment avec toi qui m’a beaucoup touché, c’était un 17 octobre8 où je t’avais proposé de commencer à lire le texte Je témoigne de vous, dans lequel le père Joseph a dit le sens du 17 octobre en 1987. Tu as commencé ainsi, tu as dit trois choses : « Je ne me sens pas à la hauteur, pas digne de lire ce texte » ; deuxième idée : « Je suis d’accord avec ce qu’a fait le père Joseph » ; puis, après un silence, tu as ajouté : « Et je suis d’accord avec ce que je fais ».
Franck : Eh oui, bien sûr !