Le Conseil économique et social : pour les droits de tous

Didier Robert et Denis Prost

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Didier Robert et Denis Prost, « Le Conseil économique et social : pour les droits de tous », Revue Quart Monde [En ligne], 190 | 2004/2, mis en ligne le 05 novembre 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1364

Présentation d’un récent avis du Conseil économique et social suite au rapport de Didier Robert « L’accès de tous aux droits de tous par la mobilisation de tous ».

Selon les derniers chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), cinq millions de personnes se trouvent encore en France sous le seuil de pauvreté. Plus de trois millions sont aujourd’hui mal logées ou sans logement. Et, signe absolu d’inégalité : l’écart d’espérance de vie est de plus de dix ans entre le « haut » et le « bas » de l’échelle sociale. La grande pauvreté persiste donc et les inégalités ne diminuent pas.

C’est pourquoi, le 18 juin 2003, le Conseil économique et social (CES) a adopté un avis L’accès de tous aux droits de tous par la mobilisation de tous à la quasi-unanimité des organisations qui y sont représentées (syndicats, entreprises privées, associations familiales, agriculteurs, mutuelles, coopératives, professions libérales, etc.)

Ce vote marque une étape déterminante dans l’histoire particulière qui a fait du CES, depuis vingt-cinq ans, le précurseur de toutes les grandes politiques d’accès aux droits économiques et sociaux fondamentaux1. Dès 1987, le rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale présenté par Joseph Wresinski a posé la question de l’exclusion en termes d’exercice de la démocratie et de respect des droits de l’homme, réintroduisant les plus pauvres comme partenaires et appelant à la mobilisation de tous les citoyens. S’il a eu des suites concrètes, telles la loi créant le Revenu minimum d’insertion (RMI) et la loi Besson sur le logement des personnes défavorisées, son ambition était beaucoup plus grande puisqu’il posait déjà les principes d’une loi globale, cohérente et prospective visant à éradiquer la grande pauvreté. En 1995, le CES en fait la proposition phare de son avis sur L’évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté, suite au rapport présenté par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, qui a inspiré la loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions.

Cinq ans plus tard, le CES a voulu faire le point, partant du constat que, malgré des avancées significatives, les effets de cette loi n’avaient pas été « à la mesure des souffrances encore vécues par de très nombreuses personnes dans notre pays ». Selon lui, les partenaires institutionnels, économiques et sociaux – en particulier les entreprises et les syndicats - mentionnés dans la loi pour le rôle qu’ils ont à jouer dans la lutte contre l’exclusion, « n’étaient pas encore impliqués à la hauteur d’un défi qui requiert la mobilisation permanente de tous ». Il fallait donc tenter de franchir une nouvelle étape, celle de la mobilisation de l’ensemble de la société pour l’accès de tous aux droits fondamentaux.

Des propositions politiques d'accès

L’avis du 18 juin 2003 comporte des propositions qui s’adressent aux pouvoirs publics et aux institutions. Elles constituent un ensemble cohérent, fondé sur des principes de simplicité et de justice.

Le CES fait du droit au logement la priorité des priorités, nœud des autres droits. Il propose la construction ou la réhabilitation de cent trente mille logements sociaux par an et demande que, lorsque l’accès au logement est manifestement inappliqué ou refusé, soient étudiées les conditions de mise en œuvre d’un « droit opposable », que les personnes concernées pourraient faire valoir. Il demande aussi la publication mensuelle, en même temps que les chiffres du chômage, du nombre des demandeurs prioritaires de logement.

Il donne également une priorité particulière à la culture, trop souvent limitée à accorder des tarifs réduits. Il demande une réflexion pour aboutir à des propositions qui mettent la culture, au sens large, au cœur du combat contre la misère, car « Quelqu’un peut avoir des besoins culturels même s’il n’a pas de quoi manger ou s’il n’a pas de toit. Ce peut être même la seule façon qui lui reste de se raccrocher à quelque chose ».

Dans le domaine de l’éducation, le CES préconise de s’appuyer sur les réussites des élèves, souvent malmenés lorsqu’ils n’entrent pas dans les normes. Il propose d’évaluer les enseignants d’abord sur leur capacité à faire progresser « tous » les élèves, et de développer le lien essentiel avec les parents.

Il demande aussi que la lutte contre l’illettrisme soit une réelle priorité nationale. Cela suppose de rémunérer les adultes qui décident de se remettre à niveau sur les savoirs de base et de développer fortement les ateliers de lutte contre l’illettrisme.

En appui de l’engagement des partenaires sociaux, le CES formule, dans le domaine de l’emploi, de nombreuses propositions à l’adresse des pouvoirs publics. Elles visent à garantir à tous ceux qui en ont besoin un parcours qualifiant et rémunéré vers l’emploi stable. Cela suppose :

  • des professionnels disponibles pour rejoindre les personnes, construire un projet avec elles et les accompagner dans la durée jusque dans l’emploi ;

  • des formations accessibles et adaptées à leur niveau ;

  • un soutien aux entreprises pour les accueillir et les former si nécessaire ;

  • un chef de file institutionnel pour impulser le dialogue au niveau territorial entre entreprises, syndicats et acteurs de l’insertion, lorsqu’il ne se fait pas spontanément. Ce dialogue est essentiel pour la construction des parcours.

Dans le domaine des ressources, deux repères ont en particulier servi à élaborer les propositions :

  • Toute heure travaillée doit entraîner un supplément de revenu. Ce n’est pas le cas actuellement : si, touchant le RMI, on reprend un travail de deux jours par semaine au SMIC horaire, passé un an, on n’a plus aucun intérêt financier à travailler.

  • Tout enfant doit ouvrir droit aux mêmes soutiens financiers, que ses parents soient salariés, reçoivent une allocation de chômage ou le RMI. Ce n’est pas le cas aujourd’hui à cause du barème particulier du RMI selon le nombre d’enfants.

Cela conduit le CES à proposer que le RMI soit attribué à chaque adulte2 et non plus à la famille dans son ensemble. Il demande aussi qu’en cas de reprise du travail une « allocation compensatrice de revenu » soit versée, diminuant à mesure que le salaire augmente pour s’annuler quand il est égal au SMIC mensuel. L’objectif est de ne pas laisser perdurer des dispositifs qui laissent penser que certains ne veulent pas travailler et qui créent des frustrations parmi ceux qui travaillent et ont une situation à peine plus enviable.

En ce qui concerne la santé, le CES souligne l’avancée que représente la Couverture maladie universelle (CMU) mais demande que soit prise en compte la situation de ceux dont les ressources sont juste au-dessus du plafond y ouvrant droit (en particulier les titulaires de l’allocation adulte handicapé).

En matière d’accès au droit et à la justice, les auditions de terrain ont montré à quel point la méconnaissance par les personnes de leurs droits était un frein dans leur vie quotidienne. C’est pourquoi le CES demande que soit développé tout ce qui peut leur permettre de mieux connaître et obtenir leurs droits : démarches des caisses d’allocations familiales (CAF) et des caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) pour aller à leur rencontre ; services de proximité du Médiateur de la République ; maisons et antennes de la justice et du droit, etc.

Dans le domaine de la vie familiale, le CES donne priorité au soutien apporté aux parents dans leur rôle éducatif et demande que soit lancé à grande échelle un appel à projets pour développer les actions de promotion familiale. Il s’agit de réduire au maximum les placements d’enfant par une politique de prévention plus humaine et moins coûteuse, s’appuyant sur les capacités des parents.

Un engagement des organisations

Dans son avis, le CES insiste sur le fait que les premiers à se mobiliser pour l’accès aux droits fondamentaux sont ceux qui en sont exclus. Refuser l’exclusion c’est donc les rejoindre dans leur combat, s’appuyer sur leur expérience et leur réflexion. Cela suppose de savoir travailler en partenariat avec eux, à tous les niveaux, ce qui n’est pas acquis d’avance. C’est pourquoi le CES demande le développement des démarches de co-formation entre personnes en situation de précarité ou de grande pauvreté d’une part, acteurs de terrain et responsables d’organisations ou d’institutions d’autre part, en se référant à celles qui ont été expérimentées par le programme Quart Monde Partenaire3.

Ce partenariat est essentiel pour que la mobilisation des organisations à vocation générale dans la société aboutisse à un réel accès de tous aux droits fondamentaux.

Par leur contribution active et leur vote, les organisations représentées au CES ont choisi de donner l’exemple en faisant le point de leur propre contribution à la lutte contre l’exclusion et en prenant des engagements. La démarche était complètement nouvelle car, habituellement, les avis du CES ne comportent que des propositions au gouvernement. Elle a été exprimée par la représentante de l’Union nationale des associations familiales, Chantal Lebatard, lors de la séance plénière à la veille du vote : « Ce travail a été pour chacun d’entre nous l’occasion de regarder comment, dans et par chacune de nos organisations, nous avons donné corps à une telle exigence : l’accès de tous aux droits de tous, par la mobilisation de tous ».

Ainsi, par cet avis du CES, les chefs d’entreprises et les syndicats se proposent de travailler ensemble, aux différents niveaux où ils dialoguent, sur l’insertion professionnelle des jeunes sans qualification et la réinsertion des adultes peu qualifiés. Ils souhaitent également développer au niveau territorial un dialogue sur des projets concrets d’insertion sociale et professionnelle, en s’associant avec d’autres partenaires. Toutes les propositions faites dans ce sens s’appuient d’ailleurs sur des innovations existantes décrites dans le rapport. Les syndicats, dans le rôle propre de défense des droits et de proposition, reprennent, par cet avis, des responsabilités pour défendre et représenter les travailleurs précaires, les chômeurs et les personnes en situation d’exclusion.

Parmi les organisations qui assurent une mission de service public, la Mutualité sociale agricole va développer les actions mises en œuvre depuis trois ans, dans le cadre de son plan de lutte contre la précarité. Dans le domaine de l’économie solidaire, le secteur de la coopération va amplifier le développement des coopératives d’activité qui permettent à des personnes au chômage ou touchant le RMI, de créer leur entreprise. Les mutuelles souhaitent quant à elles lancer des dispositifs régionaux afin d’inciter les personnes titulaires de la CMU à adhérer à une mutuelle, facilitant ainsi, pour les intéressés, l’étape de sortie de la CMU.

L’étape est importante car elle exprime un accord d’organisations qui ont vocation à concerner tout le monde, pour prendre leur part dans l’accès de tous aux droits fondamentaux, ces droits sans lesquels aucun être humain ne peut vivre dans la dignité. « Disposer soi-même de ces droits crée une obligation de les faire respecter à l’égard de ceux qui en sont privés » dit le CES dans son avis.

L’article premier de la loi d’orientation de 1998 appelle à cette mobilisation de toute la société : certains ont cru, à tort, que cette loi était pour les «  exclus ». Non, c’est une loi qui appelle à la responsabilité de tous et demande que les plus pauvres rejoignent les circuits communs, la vie sociale. Il est donc légitime que les grandes organisations de notre pays soient amenées à s’interroger sur leurs pratiques, sur leurs priorités. C’est la condition pour que surviennent des changements qui bénéficieront à tout le monde.

Le CES formule enfin des propositions en direction de l’opinion publique dès l’école. Il s’agit de soutenir « toutes les actions qui créent des liens entre les habitants d’un immeuble, d’un quartier, d’un village, entre les salariés d’une entreprise ou d’une administration, entre les parents d’élèves d’une classe... » et de valoriser « les espaces, en particulier associatifs, de plein exercice de la démocratie, où des personnes démunies et d’autres agissent ensemble ».

L’implication de la société ne vient pas se substituer aux pouvoirs publics et aux élus, le CES formule des propositions directes les concernant. Il leur revient de donner l’impulsion et d’assurer le pilotage, de développer des outils de connaissance quantitative et qualitative des atteintes aux droits fondamentaux, et d’évaluation des politiques, afin d’éclairer et d’orienter les décisions des responsables institutionnels.

Un outil entre les mains de chacun

Ce n’est pas une loi : personne n’est obligé de mettre en application son contenu. Mais l’engagement commun des organisations du CES est un point d’appui pour que chacune d’elles ose travailler en interne auprès de ses membres et avec d’autres, à l’échelle d’un territoire comme au plan national. Leurs propositions sont déjà suivies d’effet puisque ce rapport du CES est au cœur du travail actuellement engagé par le gouvernement pour aboutir à des décisions en référence à la loi d’orientation de juillet 1998.

En somme, cet avis est un véritable programme de travail pour une mobilisation de la société dans toutes ses composantes, de l’Etat au simple citoyen, en passant par l’ensemble des organisations qui constituent la société. Nous disposons d’un formidable outil, comme le disait une personne en situation de grande précarité : « Grâce à l’engagement des organisations qui ont voté, nous sommes moins seuls qu’avant ». A chacun de tenir ses engagements.

1Droit à des moyens convenables d'existence, en priorité par le travail ; droit au logement ; droit à la protection de la santé ; Droit à l'éducation
2 Sous réserve que les revenus du couple ne dépassent pas un certain plafond
3Voir Le croisement des pratiques. Quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble, éd. Quart Monde, 2002
1Droit à des moyens convenables d'existence, en priorité par le travail ; droit au logement ; droit à la protection de la santé ; Droit à l'éducation, à la formation et à la culture ; droit à une vie familiale ; droit à une égale justice.
2 Sous réserve que les revenus du couple ne dépassent pas un certain plafond
3Voir Le croisement des pratiques. Quand le Quart Monde et les professionnels se forment ensemble, éd. Quart Monde, 2002

Didier Robert

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Denis Prost

Membres du Mouvement ATD Quart Monde, Didier Robert et Denis Prost participent depuis plusieurs années aux travaux du Conseil économique et social (CES) français. Didier Robert y siège actuellement comme personnalité qualifiée. Ils ont pris une grande part à la réalisation de l’avis du CES présenté dans cet article, le premier en tant que rapporteur, le second comme expert.

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