Bébés Bienvenus

Roseline Bernard

p. 25-28

Citer cet article

Référence papier

Roseline Bernard, « Bébés Bienvenus », Revue Quart Monde, 235 | 2015/3, 25-28.

Référence électronique

Roseline Bernard, « Bébés Bienvenus », Revue Quart Monde [En ligne], 235 | 2015/3, mis en ligne le 01 février 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6453

À Port-au-Prince (Haïti), l’environnement de vie des familles très pauvres manque souvent d’espaces sécurisés. Depuis le début des années 2000, l’équipe d’ATD Quart Monde a mis la priorité sur la création de lieux où les petits enfants s’épanouissent et où les parents reprennent courage.

Index géographique

Haïti

Dans la zone d’où sont issues les familles participant à Bébés Bienvenus (BBB), beaucoup de maisons sont construites à flanc de ravin. Le terrain n’est pas délimité ni protégé. Le plus souvent l’espace de vie est exigu. La majorité des parents vivent au jour le jour. Devant « chercher la vie » pour nourrir leurs enfants, certains passent beaucoup de temps dans la rue à tenir un petit commerce ou à déambuler dans la ville, leur panier de marchandises sur la tête. Les petits restent alors sous la surveillance d’un membre de la famille ou d’un voisin. À côté de cela, il faut assurer les nombreuses tâches, comme chercher l’eau. Les préoccupations des familles sont multiples : la précarité du logement (souvent inondé en période des pluies), les frais scolaires qui contraignent des enfants à abandonner l’école, les problèmes de santé, la vie chère, le manque de revenus. À tout cela s’ajoute le stress lié à la tension qui règne dans les quartiers infiltrés par des bandes armées. A tout moment, le climat peut dégénérer, obligeant les familles à se protéger.

Ce contexte difficile n’empêche pas un courage chaque jour renouvelé pour tenir bon et se battre envers et contre tout pour ses enfants. Le petit enfant est source de fierté. Il fait l’objet d’attention de sa famille et de l’entourage. On veille sur lui plus qu’on ne le stimule en jouant avec lui. Alors que l’enfant plus grand fabrique ses jouets avec des objets récupérés (pour construire des cerfs-volants ou des voitures), l’environnement éducatif du tout petit est pauvre dans les familles démunies. Les jouets tout simples comme les hochets sont souvent inexistants. Les parents qui fréquentent BBB attendent d’être soutenus dans leur rôle de parents et de trouver un accompagnement qui aide l’enfant à se développer harmonieusement.

Historique

En 1997, l’équipe d’ATD Quart Monde était engagée depuis plusieurs années à Grande Ravine, quartier très pauvre de Port-au-Prince. Diverses réflexions, menées notamment avec certains parents, ont conduit à lancer une pré-école communautaire au cœur du quartier. Une maman, engagée dans le Mouvement ATD Quart Monde, avait d’emblée accueilli favorablement la proposition de l’équipe de mener une action d’éveil destiné aux jeunes enfants et a proposé que l’activité se déroule sous la galerie de sa maison. Des petits de 2 à 7 ans, habitant aux alentours, ont rejoint cette dynamique.

Période cruciale dans le développement psychomoteur de l’enfant, la petite enfance (de 0 à 3 ans) justifiait de mener une action spécifique pour cette tranche d’âge. Les parents en étaient demandeurs. Expérimenter une dynamique communautaire réunissant parents et tout-petits au cœur des familles a donné naissance à l’action BBB. Cela a démarré dans une famille avec les enfants de celle-ci et quelques autres enfants du voisinage. Dès le début des années 2000, l’activité a pris une certaine ampleur grâce à un partenariat avec le CES1. Rapidement, le projet s’est étendu pour arriver à cinq lieux d’activité, dans différentes parties du quartier.

Au milieu des années 2000, la zone de Grande Ravine a connu une période de troubles et de violence qui a durement touché ses habitants. Cela a imposé un arrêt des activités communautaires. Les activités ont pu reprendre après un certain temps, mais elles ont été organisées dans un local extérieur au quartier, relativement proche de celui-ci.

Développement du jeune enfant, santé et dynamique communautaire…

… Tel est le trépied sur lequel repose BBB.

« De toutes les espèces connues, le petit de l’homme reste le plus longtemps sans défense et pas du tout préparé à affronter le monde extérieur. Période de risque et de danger, la petite enfance est aussi riche de possibilités incommensurables, c’est le temps de l’exploration, de l’expérimentation, de la maîtrise du changement. C’est la période cruciale où l’enfant adopte progressivement un comportement favorable à l’apprentissage et cherche à aller vers le monde extérieur. »2

Une matinée à BBB

Pour l’observateur attentif, BBB fourmille d’interactions, depuis la porte de la maison, parfois même avant : parents qui font connaissance puis se retrouvent, accueil par les animatrices, liens entre les adultes et les enfants.

Le temps d’arrivée

Des enfants familiers du lieu, une fois leurs chaussures retirées, s’élancent sur le tapis vers les jeux qu’ils retrouvent avec joie. D’autres restent accrochés à leurs parents. L’arrivée des familles sur le lieu de l’activité peut s’étaler sur près d’une heure. C’est un temps très libre, où les parents prennent place, se parlent, ou jouent avec leur enfant – et parfois ceux des autres.

Introduction au temps collectif

Une animatrice dit un mot d’accueil et présente aussi le programme de la matinée. La parole est donnée alors à chaque parent présent qui dit son nom, celui de son enfant, le quartier où il habite et donne quelques nouvelles, par exemple d’une voisine absente parce qu’un enfant est malade dans la famille.

Le temps de stimulation précoce

L’activité est préparée la veille par l’équipe d’animatrices : un exercice3 favorisant le langage, la motricité, l’autonomie, la socialisation ou l’utilisation des objets est proposé aux enfants répartis en petits groupes sur le tapis. L’implication du parent est importante : il encourage l’enfant, l’aide, au besoin, relaie la consigne avec ses mots, dans un ton familier à l’enfant.

« Les animatrices montrent chaque semaine quelque chose de différent aux enfants. Si l’enfant ne fait pas l’exercice, elles nous encouragent à intéresser l’enfant. Mais après, c’est nous les parents qui remontrons l’exercice à l’enfant chez nous à la maison. C’est ainsi qu’il peut apprendre. »

Le temps de prévention santé : un espace de parole

Divers sujets sont abordés au cours de l’année comme les mesures d’hygiène et la désinfection de l’eau, la préparation du sérum oral à donner en cas de diarrhées ; en nutrition, les trois types d’aliments ou des repas équilibrés à petit budget ; le planning familial ; les vaccins ; les parasites intestinaux, etc.

« A Bébés Bienvenus, on nous explique comment prendre soin de nous. Si je reste chez moi, personne ne m’expliquera les choses. Je ne savais pas qu’on pouvait faire du planning familial quand on allaite son enfant. C’est ici que j’ai appris ça. »

La parole est toujours donnée d’abord aux parents. Chacun est sollicité. Ensuite une animatrice reprend des éléments donnés par les parents et complète l’information. Certaines journées sont l’occasion d’aborder des thèmes plus larges : la journée de la femme ; le 1er mai, fête du travail et de l’agriculture ; la journée des droits de l’enfant ; la journée mondiale du refus de la misère, etc.

Pour terminer, un goûter (lait et biscuits) est partagé.

Une attention particulière à la malnutrition

Dans la surveillance du développement de l’enfant, il y a mensuellement la prise du poids et des autres paramètres de croissance. Parmi les enfants inscrits à BBB, environ un quart souffre de malnutrition. Depuis septembre 2011, un programme nutritionnel s’est formalisé pour répondre aux besoins spécifiques de ces enfants. En plus de l’activité proposée à leur groupe d’âge, ils sont invités à venir une deuxième fois dans la semaine. Pour les enfants souffrant d’une malnutrition modérée, le programme est surtout à visée préventive, évitant le risque de tomber dans un état de malnutrition sévère. Pour les enfants en malnutrition aiguë sévère, le programme a une valeur thérapeutique. À ce jour, 156 enfants ont bénéficié de ce programme. Le 1er juin 2015, il accueillait 32 enfants.

Donner la priorité aux familles les plus démunies

La capacité d’accueil n’est pas illimitée compte tenu de l’espace disponible et du type d’accompagnement que nous voulons offrir. La priorité est donnée aux familles dont les conditions de vie sont particulièrement difficiles et aux enfants en malnutrition. Depuis trois ans, l’équipe d’animatrices recueille dans un cahier, les coordonnées des enfants dont les parents demandent une inscription en cours d’année. Des visites sont faites dans les quartiers pour aller à la rencontre de ces familles. Néanmoins, BBB reste une activité ouverte à des enfants rencontrés en cours d’année, dont la situation familiale ou nutritionnelle se révèle préoccupante.

Garder le contact avec les quartiers, lieu de vie des familles

Les visites dans les quartiers sont régulières, les raisons variées : l’absence d’un enfant durant plusieurs semaines, un événement qui a bouleversé une famille comme la maladie, une hospitalisation ou un décès, l’évolution de la vie dans les quartiers, etc. A chaque fois, les visites permettent de resserrer les liens avec la famille et de nous rendre compte des conditions de vie et d’environnement de la famille. Pour elle, une visite est un encouragement, une reconnaissance et parfois une fierté affichée. Des parents nous confient ne jamais recevoir de visite. Ces visites sont aussi un encouragement à participer à l’activité.

Qu’apporte l’activité BBB ?

L’impact sur l’enfant

« Les enfants progressent. Quand ils arrivent chez quelqu’un, ils ne sont pas timides, ils parlent volontiers avec les autres. Ils sont intelligents. »
« Quand je suis venue, je pensais que mon enfant ne changerait pas mais il s’est bien développé. J’aime la manière de travailler avec les enfants à BBB. Ils sont encouragés quels qu’ils soient. »

À côté des enfants qui progressent assez naturellement dans les différents secteurs de développement, on voit d’autres enfants très timides, qui ont eu peu de contact ou de stimulation, des enfants en mauvaise santé. Ces enfants ont besoin, avec l’aide des parents, d’un accompagnement plus soutenu.

« Ludivine était une petite fille maladive. Dans le voisinage, tout le monde l’appelait : ‘ l’handicapée’. Elle était maigre et ne marchait pas .Mais avec BBB, je n’ai pas perdu la bataille. Je n’ai pas désespéré parce qu’on m’a aidée à prendre soin de mon enfant. Ma fille a commencé à prendre du poids, à se développer, son visage changeait. Mes voisins ont été surpris et ont cessé de l’appeler l’handicapée. »

L’impact sur les parents et la famille

BBB peut être une respiration pour certains parents.

« Dans mon quartier, nous vivons dans la peur. BBB me déstresse. Ici, je ris, je me détends. »
« Ici, on nous réserve bon accueil, on ne parle pas mal de nous. Je ne me sens pas repoussée. On peut expliquer nos problèmes. On nous conseille. On se sent unis, on partage des idées. »
« BBB m’a ouvert les yeux. Si je n’étais pas venue, il y aurait plein de choses que je n’aurais pas sues. »

L’impact sur les parents peut se mesurer à leur changement de comportement. L’expérience des parents d’enfants en malnutrition est empreinte de souffrance, de honte et d’humiliations. En arrivant à BBB, plusieurs parents d’enfants très dénutris enveloppaient leur enfant dans une serviette et le gardaient sur leurs genoux. Ils faisaient la sourde oreille quand un autre parent leur demandait l’âge de leur enfant. Peu à peu, encouragés par l’équipe et d’autres parents qui disaient :

« Viens mettre ton petit sur le tapis. Tu vois mon enfant ? Il était comme le tien. Regarde ce qu’il est devenu ! »

Avec le temps, ces parents voient des changements chez leur enfant et reprennent courage. Pour certains il faudra trois mois, pour d’autres un an, voire deux pour atteindre un poids normal. Ce sont ces parents qui à leur tour encouragent d’autres qui arrivent : « Tu vois mon enfant ?… »

À force d’encourager les parents à prendre la parole, certains parents très réservés prennent confiance en eux. Ils se redressent, commencent à s’exprimer et à donner leur avis.

L’impact sur le voisinage

« À BBB, on apprend à s’occuper de nos enfants. Après, je peux parler de ce que j’ai appris avec des voisins. Il y a des parents qui ne savent comment se comporter avec leurs enfants. Je peux leur dire de ne pas mettre la pression sur les enfants. On ne peut pas leur demander n’importe quoi. Ils sont trop petits. »

Les parents acquièrent des réflexes qui peuvent servir à leur communauté : désinfecter l’eau, préparer du sérum oral à donner en cas de diarrhées, encourager des parents à amener l’enfant au centre de santé.

Quand nous parlons de parents, si le plus souvent il s’agit de la maman, les grands-parents sont aussi bien présents, leur place étant primordiale dans certaines familles. Les grands frères et sœurs, de jeunes oncles et tantes accompagnent aussi à leur tour les petits.

BBB permet aux parents et petits enfants de grandir ensemble, de trouver des forces pour aborder une période essentielle de la vie de l’enfant où tant de potentialités sont à découvrir et développer. Nous empruntons à Maria Montessori les mots de conclusion :

« L’éducation n’est pas une transmission de savoirs mais l’accompagnement du développement naturel de l’enfant, via un environnement adapté aux caractéristiques et à l’âge de l’enfant. Toutes les forces de développement sont dans l’enfant. L’éducation sert à épanouir ces forces. »4

1 CES : Centre d’Éducation Spécialisée.

2 Le développement de la petite enfance : mettre en place les bases de l’apprentissage, Benedict Faccini et Bernard Combes, UNESCO, 1999 : http://

3 Un guide-portage d’une quarantaine de fiches propose des exercices pratiques détaillés. Cet outil a été travaillé par le CES.

4 L’enfant - La place de l’enfant parmi les hommes, Maria Montessori, 1936.

1 CES : Centre d’Éducation Spécialisée.

2 Le développement de la petite enfance : mettre en place les bases de l’apprentissage, Benedict Faccini et Bernard Combes, UNESCO, 1999 : http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001163/116350fo.pdf [archive].

3 Un guide-portage d’une quarantaine de fiches propose des exercices pratiques détaillés. Cet outil a été travaillé par le CES.

4 L’enfant - La place de l’enfant parmi les hommes, Maria Montessori, 1936.

Roseline Bernard

Médecin, Roseline Bernard est volontaire permanente d’ATD Quart monde, et membre de l’équipe actuellement présente à Port-au-Prince.

CC BY-NC-ND