Dans le regard du clown

Paolo Doss

p. 18-21

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Paolo Doss, « Dans le regard du clown », Revue Quart Monde, 237 | 2016/1, 18-21.

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Paolo Doss, « Dans le regard du clown », Revue Quart Monde [En ligne], 237 | 2016/1, mis en ligne le 20 août 2016, consulté le 13 novembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6552

Refusant d’ajouter de la noirceur au monde, il aborde les questions de la souffrance, de la maladie, de l’exclusion, de la misère, de la violence, à travers le prisme du clown, invitant son public, des enfants aux adultes, à construire une société plus juste et plus humaine.

RQM : Paolo Doss, c’est en lisant un article sur un spectacle que vous avez monté, il y a quelques années déjà, pour parler de l’exclusion sociale aux enfants, que nous avons eu envie de vous rencontrer. Nous y reviendrons. Mais, au préalable, comment êtes-vous devenu clown ? Et pourquoi ?

Paolo Doss : En fait, après une scolarité un peu chaotique, j’ai commencé des études de graphisme, que je n’ai pas achevées, j’ai créé une boîte de publicité, cela marchait bien, mais un jour, je me suis demandé si c’était cela que je voulais faire de ma vie. Est-ce que j’allais dépenser toute ma créativité pour faire vendre des produits ? J’avais une autre envie en moi, dire les choses qui me tiennent vraiment à cœur. J’ai tout plaqué, du jour au lendemain, j’ai un peu chanté, dansé, et puis je me suis rendu compte que ce que j’aimais et savais faire, c’était faire rire. Et le clown s’est alors imposé à moi. On a aujourd’hui une image de clown qui est celle de l’Auguste des cirques. Mais le clown, c’est d’abord le barbone2. Il n’a rien, il est pauvre, il est muet, sans voix. Il n’est grand que par son esprit. Sa seule arme pour lutter est sa dignité humaine. Et alors j’ai commencé à faire le clown, mais pas dans les cirques où il a été confiné au fil des ans. Dans la vie. Dans les écoles. Auprès d’intervenants sociaux. Dans le monde de la santé. Auprès d’enfants malades, de personnes en souffrance, dans les hôpitaux, les maisons de retraite, une prison. Il faut se rappeler que le clown est né au Moyen-Âge, il est issu du peuple, il est pauvre, vulgaire. Il se lève pour emmerder le riche, le bourgeois, pour les tourner en dérision. Puis le Roi a inventé le bouffon, seul autorisé à le tourner en ridicule. Après, sous l’influence de la Commedia dell’Arte, il est devenu plus cultivé, il a commencé à faire des traits d’esprit. Beaucoup plus tard, sous l’influence américaine avec son gigantisme, ses cirques immenses, il est devenu cette espèce de Mc Donald aux couleurs voyantes et qu’on a lobotomisé. J’ai voulu retrouver ce clown européen, resté beaucoup plus humain, dans la pâte humaine. Cela n’a pas été simple. J’ai tout perdu du jour au lendemain et paradoxalement, aujourd’hui, je dirais que j’ai eu la chance de tout perdre. Pendant huit ans, je n’ai pas mangé à ma faim tous les jours, jusqu’à aller faire les poubelles des restaurants pour manger. J’ai vraiment éprouvé dans ma chair ce que veut dire « je n’ai plus rien à perdre ». Je n’avais plus que ma dignité. Et ce faisant, j’ai atteint une liberté insoupçonnée. Je n’étais pas dans le confort, çà non !, mais comme j’étais insolvable, on ne pouvait rien me prendre puisque je n’avais plus rien. J’ai dû aller puiser au fond de moi-même des raisons d’être heureux de qui j’étais, plutôt que de ce que j’avais. Et cela reste ma boussole aujourd’hui que j’ai un certain succès, pas médiatique, car le clown n’est pas médiatique, il passe mal à la télévision. Je ne veux pas être célèbre. Je veux qu’on puisse me considérer avec ce que je suis et pour ce que je suis.

RQM : Où et comment ce clown a-t-il été accueilli ?

P.D. : Souvent, où que j’aille, dans un premier temps, par son aspect, son habillement, le clown rebute. C’est quoi ce type ? Qui l’a laissé rentrer ? On sent les regards méprisants qui sont portés sur vous. Et puis, les gens sont comme pris à contrepied. De par les qualités du cœur. De par l’authenticité de ce qu’il dit. « Ce n’est pas rien ce qu’il dit ! », se disent-ils et lorsqu’ils se laissent toucher ainsi, l’étonnement est total. « Je ne m’attendais pas à cela… ». Évidemment, comme je le disais, cela ne passe pas bien en télévision ! Car le clown parle de solitude, de peur, de soif d’amour, de justice, de spiritualité, de sens. Il cherche désespérément, avec acharnement le sens de la vie.

Où je vais ? Là où on me demande. Et on me demande partout où des gens sont en recherche de sens : le monde médical, le monde social, le monde de l’école… Partout où il y a de la souffrance et où on arrive aux limites de l’intervention. Comme à l’hôpital, où à un moment ou un autre, on se heurte aux limites de la médecine. Et là, j’interviens tant auprès des malades, et notamment des enfants, que du personnel. Il faut prendre grand soin du personnel soignant ! Il y a un grand burn-out en son sein. Dans un service de soins palliatifs, il n’y a plus rien à faire. La seule chose qui reste, c’est d’être présent, d’être là. J’interviens aussi dans le monde scolaire, là où l’on rencontre les problèmes de harcèlement, d’exclusion, d’antagonisme entre les enseignants. Je le fais par exemple pendant des journées pédagogiques.

RQM : Comment un clown aborde-t-il la question de la pauvreté, de la misère ?

P.D. : Je vous donnerai un exemple. Il y a cinq ans et demi, on m’a demandé d’imaginer un spectacle sur les sans-abris, à Paris, sur le parvis de Notre Dame. J’ai dit OK, mais d’abord, il faut que j’aille les rencontrer. Sous les ponts, sur les bouches de métro, dans la rue, dans les squares et les squats. Et seulement après, j’ai pu jouer, sous une tente dressée sur le Parvis de Notre Dame - retour historique aux sources ! - pour un public composé pour moitié de personnes sans-domicile et pour l’autre moitié de gens ordinaires. Je n’ai pas cherché, dans ce spectacle à stigmatiser les riches, à les culpabiliser, ou à les faire détester par les pauvres, mais à faire accepter les pauvres par ceux qui le sont moins ou qui ne le sont pas. Auprès de la population aux prises avec la pauvreté, cela passe très bien en général. Ils ont un regard dépourvu de tout jugement. Je suis à l’aise avec eux. Je vais régulièrement me ressourcer dans les cafés des Marolles3, cela me ressource en humanité. Le fait que le clown est un personnage pauvre met en exergue que la seule richesse réelle est la richesse intérieure. Et les riches sont déconcertés, pris à contrepied : ils ne s’attendent pas à ce qu’un personnage d’apparence aussi pauvre puisse avoir un discours si profond.

RQM : Et avec les enfants ?

P.D. : Il y a plusieurs années déjà, à la demande d’une organisation culturelle, Présence et Action Culturelle, on m’a demandé de créer un spectacle pour aborder la thématique de l’exclusion sociale et de la pauvreté. Et curieusement, c’était pour aller le donner dans des quartiers défavorisés de Bruxelles, dans des écoles de devoirs, etc. Je l’ai fait, mais je me suis dit que c’était au moins aussi important, si pas plus, d’aller présenter cela dans les écoles et les quartiers huppés. Quelle a été la réaction ? Il y a des classes où cela s’est passé très bien, et souvent c’étaient les classes dont les enfants avaient été préparés avec bienveillance au clown par leur professeur. Le rôle du professeur est évidemment fondamental. Le clown peut susciter la violence des enfants. Socialement, il est le dernier, il n’a rien, il n’a aucune richesse, il est mal habillé,… Face à cela, il y a deux réactions possibles : la compassion, « le pauvre… ! », ou la violence. Et dans les faits la frontière entre la compassion et le mépris et la violence du mépris, est ténue. En fait, les enfants reproduisent souvent les idées de leurs parents. À l’école maternelle, en première année primaire, les différences ne se voient pas encore trop, mais au-delà, les enfants sont les portraits de leurs parents. J’entre dans la classe, et je dis que mes parents n’étaient pas riches, qu’ils n’avaient pas de travail. Et pourquoi ils n’avaient pas de travail ? Parce qu’ils étaient fainéants ! Parce qu’ils ne veulent pas travailler !, diront certains. Parce que les usines ont fermé, diront d’autres, d’un autre milieu, qui ont été confrontés à la perte d’emploi de leur papa après la fermeture d’une usine. « Tu devrais trouver de l’argent », m’a dit un enfant. Où cela ? « Dans le mur ! Tu mets la carte de banque et l’argent sort du mur ! » Lorsqu’il y a de la bienveillance, on quitte la violence et le mépris, et on entre dans la compassion, qui n’est pas la pitié. Les enfants, au bout de quelques minutes, veulent prendre soin de moi, ils m’offrent un dix-heures ; ils m’offrent des crayons. Un jour, à l’heure du midi, alors que je traversais la cour de récréation, une petite fille m’a donné quelques sous pour que je m’achète un manteau ! C’était énorme pour elle, mais j’ai accepté. J’ai foi en l’humain quand je vois des choses pareilles. Ce qui provoque les préjugés, c’est la peur. Mes propres enfants sont un jour revenus de l’école en me disant : « Papa, est-ce que nous on pourrait être pauvres ? C’est quoi être pauvre ? ». Il y a une peur naturelle, ancrée en nous : la peur de manquer, de manquer de choses essentielles à la vie. Et la peur la plus grande, c’est la peur de manquer de renom, d’importance, et c’est beaucoup plus difficile à éradiquer que la peur de manques matériels car cela vient de blessures profondes.

Mon propos n’est pas de mettre les gens mal à l’aise, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, je ne veux pas culpabiliser. Je cherche à les ouvrir à quelqu’un qu’ils ont oublié. À faire passer ce message : la dignité n’est pas dans ce que nous avons mais dans ce que nous sommes. La pauvreté a quelque chose à nous dire, elle nous pousse à nous interroger sur les vraies valeurs. Et je ne fais pas d’idéalisme sur les pauvres : j’ai des amis très riches qui sont de belles âmes et des gens pauvres qui sont des teignes !

RQM : Voyez-vous une évolution depuis vos débuts en 1987 ?

P.D. : Je trouve que la situation est plus grave de nos jours. La stigmatisation, le harcèlement qui en découlent ont augmenté. Avant, on n’entrait pas en contact avec l’exclu, on le laissait sur la touche, maintenant on veut le casser, le culpabiliser. Les enfants précarisés de nos jours portent plus de violence car ils ont accès à plus d’informations qu’il y a vingt-cinq ans, par la télévision, le téléphone portable, internet. La richesse s’étale sous leurs yeux de manière trop visible, indécente.

Et alors le pauvre, le différent, dérange et on cherche à le cacher. La pauvreté devient indécente à son tour. On cache les morts, les malades, les handicapés, et on veut cacher la misère. Cela la fout mal ! La multitude de moyens de communication dont nous disposons aujourd’hui ne conduit pas, hélas, à davantage de bienveillance et d’acceptation. La réalité devient ce qu’on voit sur l’écran, elle se superpose avec les jeux vidéo. Et c’est là que le genre de spectacles que je joue prend tout son sens : le spectacle de ce clown pauvre, mal habillé, mal foutu, rend la précarité réelle. Ce n’est plus un jeu animé, un dessin animé, ce n’est plus un discours politique, ce ne sont plus des statistiques.

2 Barbone est le nom donné en italien aux personnes sans domicile. Correspond au français « clochard ». D’origine italienne, Paolo Doss reprend ce nom

3 Quartier populaire du centre de Bruxelles dans lequel certains cafés servent d’habitat permanent à toute une population sans domicile fixe.

2 Barbone est le nom donné en italien aux personnes sans domicile. Correspond au français « clochard ». D’origine italienne, Paolo Doss reprend ce nom, moins péjoratif que son équivalent français.

3 Quartier populaire du centre de Bruxelles dans lequel certains cafés servent d’habitat permanent à toute une population sans domicile fixe.

Paolo Doss

Poète, Paolo Doss est aussi clown. Pour en savoir plus, voir www.paolodoss.be.

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