Eux, c’est nous

Frédéric Lavabre

p. 14-17

Citer cet article

Référence papier

Frédéric Lavabre, « Eux, c’est nous », Revue Quart Monde, 237 | 2016/1, 14-17.

Référence électronique

Frédéric Lavabre, « Eux, c’est nous », Revue Quart Monde [En ligne], 237 | 2016/1, mis en ligne le 20 août 2016, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6550

Frédéric Lavabre, directeur des éditions Sarbacane, est à l’origine de l’initiative des éditeurs jeunesse qui ont publié ensemble, le 20 novembre 2015, l’ouvrage Eux c’est nous1, défendant l’accueil des réfugiés, et dont toutes les recettes de vente vont à la Cimade, association de soutien aux migrants, réfugiés et demandeurs d’asile. Véronique Soulé a recueilli ses propos pour la RQM.

Comment l’idée est-elle née ?

L’idée m’est venue après avoir vu l’exposition Arménie 1915, centenaire du génocide à la Mairie de Paris. J’ai été frappé par les images qui faisaient écho à celles des réfugiés d’aujourd’hui. L’on y voit des personnes en souffrance, à qui l’on refuse d’ouvrir les frontières.

J’avais été frappé aussi par l’initiative du comédien Alex Lutz, qui a offert les recettes de son spectacle à une association. De nombreux comédiens l’ont suivi. Je me suis dit alors : pourquoi pas nous, les éditeurs jeunesse ? Et un matin, j’ai envoyé un mail à mes confrères pour leur proposer de lancer une action commune.

Avez-vous été surpris par leur accueil ?

Notre secteur est difficile et très concurrentiel. En même temps, nous sommes une vraie confrérie. Je n’imaginais toutefois pas une telle réaction. Pensant que l’on serait quatre ou cinq, j’avais proposé de nous réunir au siège de Sarbacane. Or j’ai reçu quarante réponses. Et l’on a dû se faire prêter une salle. Lorsque nous nous sommes retrouvés quelques jours après, il y avait là les patrons et les patronnes des plus grandes maisons. Au total, ce sont une quarantaine d’éditeurs2 - représentant 90 % du marché du livre jeunesse - qui ont répondu présents.

C’est une première ?

Oui. Travailler durant un mois ensemble comme on l’a fait, cela a été quelque chose d’incroyable et d’unique. Cela s’est passé de façon très collégiale. Au début de notre première réunion, j’ai dit : « On ne sort pas sans avoir quelque chose à faire ». Tout le monde a joué le jeu de la démocratie et l’on a tous fait des pas les uns vers les autres.

Nous nous sommes vite dit que le plus naturel serait, pour nous, de faire un livre accessible en termes de prix et de contenu. Puis nous nous sommes réparti les tâches - tel éditeur a pris en charge la diffusion, d’autres la fabrication, le juridique, l’éditorial, la maquette, la communication...

Cela a été un engagement lourd ?

Nous nous sommes engagés en termes de temps mais aussi financièrement. Chacun a acheté des ouvrages pour le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Les plus petits en ont acheté 100, les plus gros jusqu’à 2 000. Ainsi 15 000 exemplaires ont été pré-achetés. Ils ont été vendus sur les stands et 100 % de la vente ont été versés à la Cimade.

Par ailleurs, des ouvrages ont été mis en place en librairie. Les libraires ont également joué le jeu et ramené leur marge à 20 % - contre 32 % à 35 % habituellement -, couvrant juste leurs frais. Ils commercialisent ainsi un livre sur lequel ils ne gagnent pas d’argent.

Le public a bien réagi ?

Très bien ! On a procédé à un premier tirage de 50 000 exemplaires. Puis devant la demande, il a fallu vite en faire un autre de 20 000. Puis un troisième, en janvier 2016, de 10 000. Nous espérions au départ en vendre 100 000. Plus ce livre sera lu, plus on échangera autour et plus on aura de chances de faire bouger les choses.

Comment avez-vous choisi les auteurs ?

Nous voulions une personne connue du grand public, concernée par ces questions, qui écrive un texte fort, afin que sa parole porte. Un éditeur connaissait Daniel Pennac. Il l’a appelé durant la réunion. Pennac a d’abord dit non. Il est extrêmement pris et en plus, il écrit un livre. Puis très vite, il a dit oui. Je connais quant à moi très bien l’illustrateur Serge Bloch, ayant travaillé avec lui, qui a accepté. C’est quelqu’un de très imprégné de ces questions.

Nous nous sommes dit que ce serait bien d’ajouter un contenu documentaire et pédagogique. Nous avons pensé à associer chacune des huit lettres de « Réfugiés » avec un mot – R comme Réfugié, É comme Étranger, F comme Frontière, etc.-, accompagné d’un court texte. Cela permet de mettre du sens sur des termes qu’enfants et parents entendent. Mais les expliquer de façon simple et synthétique, c’est compliqué. Les deux auteures, Jessie Magana et Carole Saturno, sont spécialisées sur ces sujets.

Il y avait une nécessité d’explications ?

Comme nous, les enfants sont depuis des mois confrontés à une avalanche d’images quasiment plus commentées. Avant de lancer cette initiative, j’avais regardé des images venues d’Espagne : des gens franchissant des grillages de nuit, tels des fourmis. Leur humanité était gommée. Comme s’ils étaient sans histoire, sans nom, sans visage.

À l’époque, un sondage indiquait que 57 % des Français étaient contre l’accueil des réfugiés. Sans doute est-ce pire aujourd’hui... Notre petit livre ne prétend pas être exhaustif. Mais il a un grand mérite : il recontextualise un certain nombre de choses.

Quels objectifs visez-vous ?

D’abord, il s’agit de lever des fonds. Les réfugiés sont démunis. Il faut payer des chambres d’hôtel, des repas, des habits, des couvertures... Il y a une autre chose, tout aussi importante. Avec ce livre, nous nous adressons à nos enfants et aux enfants des réfugiés, à nos familles et à leurs familles. Et nous envoyons un message de bienvenue : oui vous êtes en souffrance, vous avez été contraints de partir, vous êtes sur les routes et vous venez chez nous car vous êtes persécutés.

Comment voyez-vous l’impact des attentats du 13 novembre 2015 à Paris ?

Le 12 novembre, nous faisions un pot dans nos locaux. Tout le monde était content d’avoir mené ce travail ensemble. Le lendemain, c’était le 13... En même temps, je suis encore plus satisfait de ce livre après les événements, car il y a eu une stigmatisation des réfugiés. Politiquement, il est d’autant plus important. Plus que jamais, il faut lutter contre les amalgames et faire comprendre que les réfugiés sont en danger et dans une désespérance folle. Nous avons le devoir de les accueillir.

Lors de la guerre d’Espagne (1936-1939), la France avait accueilli plus de 400 000 Espagnols (des républicains fuyant les franquistes, ndlr). Là, nous parlons de 30 000 personnes, un tiers du Stade de France. Et nous sommes 60 millions d’habitants. Notre république s’est construite comme cela, avec des Italiens, des Espagnols, des Arméniens, etc.

Quel message voulez-vous faire passer ?

Je voudrais dire aux enfants : la réponse n’est pas la peur de l’autre. On ne gagnera pas dans un monde fermé et sécuritaire, où l’on a peur de tendre la main. Il faut aussi donner espoir à nos enfants, montrer qu’il faut se battre pour un monde meilleur. Nous avons mené une petite opération entre éditeurs. Mais si tout le monde fait des gestes, chacun à son niveau, on arrivera à rendre le monde meilleur.

On peut parler de beaucoup de choses avec les enfants ?

Oui. L’important est comment leur parler du monde de dehors et leur apporter des informations sur différents sujets. Ce livre est direct et il utilise des mots précis. Mais il y a plein de façons de raconter aux enfants le monde qui les entoure. Des questions graves peuvent être traitées de façon légère, poétique et avec humour. Nous publions des albums jeunesse où elles sont abordées à travers une fiction.

Cela a changé quelque chose entre éditeurs ?

Cela a montré que nous partageons des valeurs communes, et que nous sommes du côté de la réflexion, de l’accueil et de la bienveillance, plutôt que de la haine, de l’exclusion, de la fermeture des frontières et de la peur de l’autre.

Cela nous a aussi redonné la pêche. Nous sommes toujours dans le boulot. Tout à coup, nous avons fait un pas de côté. Et cela nous a fait du bien de faire du bien.

1 Eux c’est nous, avec un texte de Daniel Pennac, suivi de Réfugiés en 8 lettres, illustrations de Serge Bloch, Éd. Les éditeurs jeunesse avec les

2 Actes Sud Junior, Albin Michel Jeunesse, L’Agrume, Bayard,Calligram, Cambourakis, Casterman, Dargaud, Delcourt, Didier Jeunesse, L’École des Loisirs

1 Eux c’est nous, avec un texte de Daniel Pennac, suivi de Réfugiés en 8 lettres, illustrations de Serge Bloch, Éd. Les éditeurs jeunesse avec les Réfugiés.

2 Actes Sud Junior, Albin Michel Jeunesse, L’Agrume, Bayard,Calligram, Cambourakis, Casterman, Dargaud, Delcourt, Didier Jeunesse, L’École des Loisirs, Éditions des Éléphants, Les Fourmis Rouges, Gallimard, Glénat, Hachette, Hatier, Hélium, HongFei Cultures, Kaléidoscope, Lamartinière Jeunesse, Magnard, Milan, Nathan, Palette, Pastel, Père Castor Flammarion, Rageot, Retz, Ricochet, Le Rouergue, Rue du Monde, Sarbacane, Seuil Jeunesse, Syros, Talents Hauts, Thierry Magnier…

Frédéric Lavabre

Diplômé en 1987 de l’École Supérieure des Arts Graphiques Pennighen de Paris, Frédéric Lavabre a fondé en 2003 les éditions Sarbacane, une maison indépendante spécialisée dans la création de livres de fiction illustrés pour la jeunesse et dans la BD. En 1988, il a créé Sarbacane design, une société de création éditoriale au service de maisons d’éditions (Gallimard, Le Seuil, Albin Michel…), qu’il a dirigée jusqu’en avril 2008. En 2000, il a ouvert une librairie généraliste, L’Ouvre-Boîte, dans le 10e arrondissement de Paris.

CC BY-NC-ND