L’homme qui répare les femmes”

Raymond Noël

p. 30-33

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Raymond Noël, « L’homme qui répare les femmes” », Revue Quart Monde, 239 | 2016/3, 30-33.

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Raymond Noël, « L’homme qui répare les femmes” », Revue Quart Monde [En ligne], 239 | 2016/3, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6678

Profondément touché par la personnalité et l’action du docteur Denis Mukwege présentées dans le film L’homme qui répare les femmes, l’auteur nous en explique les raisons et analyse les ressorts d’une vie de résistance aux violences faites aux femmes2.

Index de mots-clés

Résilience, Résistance

Ce film documentaire3 est le fruit de la collaboration entre une journaliste et un cinéaste belges, tous deux grands connaisseurs de la réalité congolaise depuis plusieurs dizaines d’années4.

Il a été tourné sur les lieux de combats et de massacres pendant la guerre qui a dévasté l’Est du Congo pendant deux décennies, depuis l’invasion des réfugiés hutus rwandais en RDC après le génocide en 1994.

Il fait connaître au monde entier l’action courageuse et la détermination d’un homme tout à fait exceptionnel : le docteur Denis Mukwege. Dans son hôpital de Panzi à Bukavu, dans la région du Sud-Kivu, des milliers de femmes victimes de violences sexuelles et de mutilations génitales sont « réparées » dans leur corps. Mais aussi, en reconstruisant leur dignité perdue, elles deviennent, à leur tour, porteuses d’un nouvel espoir pour toute une population.

Le docteur Mukwege : un parcours lié à l’histoire de la région Sud Kivu 

Les paysages de cette région magnifique font partie intégrante du film, mais le Sud Kivu, c’est aussi la frontière entre le Rwanda et le Burundi. En avril 1994, des milliers de Tutsis rwandais fuyaient les miliciens Hutus auteurs du génocide. En juillet ce seront des centaines de milliers de Hutus fuyant l’arrivée au pouvoir du Front Patriotique Rwandais de Paul Kagame. L’Est du Congo a ainsi subi plusieurs crises humanitaires successives et été le théâtre de plusieurs guerres accompagnées d’atrocités à l’encontre des populations civiles et en particulier des femmes.

Denis Mukwege naît à Bukavu en 1955 dans une famille protestante. Son père est pasteur et son engagement vis-à-vis de la communauté des hommes ont incontestablement une influence sur lui, troisième d’une fratrie de neuf enfants. Cette façon qu’il aura de se tourner vers les autres semble être chez lui tout aussi naturelle que chez son père. Celui-ci a l’habitude de l’emmener faire des visites auprès de familles en difficultés et de gens souffrants. Un jour au chevet d’un enfant malade, il le voit prier longuement puis prendre congé de la famille. Il ne comprend pas pourquoi son père ne leur donne aucun médicament ou autres soins. Lorsqu’il lui demande pourquoi, son père lui dit qu’en tant que pasteur, prier est la seule chose qu’il puisse faire. C’est à cet instant, à l’âge de huit ans, que Denis Mukwege décide de devenir médecin.

Médecin il sera, mais aussi pasteur pentecôtiste. Encore aujourd’hui, il dit que sans la foi, il aurait peut-être perdu courage. Chaque semaine il assiste à la messe du dimanche et parfois c’est lui-même qui la célèbre.

Après son bac, il part au Burundi faire des études de médecine. Il y découvre une société pétrie par les haines raciales entre Hutus et Tutsis où personne n’ose s’exprimer librement. Le pays sort à peine d’un massacre de plus de 200 000 morts Hutus qui, par ses méthodes et sa haine, préfigure la revanche et le génocide des Tutsis rwandais en 1994. Cette réalité le marque profondément et aujourd’hui encore il constate que cette spirale de haine et de massacres est l’un des paramètres inspirant les massacres commis à l’Est du Congo.

Il termine sa thèse en 1983. Il exerce alors un an à l’hôpital de Lemera à une centaine de kilomètres de Bukavu. Il décide de se spécialiser en gynécologie en y prenant conscience que les femmes auxquelles incombent les tâches les plus lourdes, qui sont mariées trop jeunes et dont le bassin est trop étroit en raison de la malnutrition, souffrent terriblement au moment de leurs accouchements. Nombre d’entre elles meurent en couche.

Il a la chance de pouvoir étudier en France où avec son épouse, Madeleine Mapendo Kaboyi, ils passent quatre ans à Angers. À la fin de sa spécialisation, il pourrait rester en France à l’abri de l’instabilité qui gagne chaque année davantage son pays. Mais le souvenir des femmes du Kivu l’obsède. Il sait que sa place n’est pas en Europe où les gynécologues ne manquent pas.

« En France, les médecins devaient se battre pour avoir des patients. Au Congo il n’y avait pas assez de médecins et encore moins de gynécologues. A quoi sert le confort quand vous êtes seul à le goûter ? Quand ma femme fait un bon repas et qu’on n’a invité personne, je cherche quelqu’un, j’appelle l’un ou l’autre pour qu’on ne soit pas seuls à manger ce bon plat. »

Il retrouve l’hôpital de Lemera au Kivu où il ouvre un département de gynécologie. Il met aussi sur pied une école et forme des infirmières et des accoucheuses. Pendant quelques années, il a l’impression de contribuer à l’amélioration du sort des femmes de son pays.

Le viol et les mutilations génitales comme arme de guerre

À partir de 1996, deux ans après le génocide rwandais, arrivent à sa consultation les premières femmes victimes de viols. Par la suite, les abus sexuels avec mutilations se banalisent. Ils concernent les femmes, mais aussi les jeunes filles à peine pubères, et même des enfants.

« Pour les plus jeunes, cela veut dire non seulement qu’elles n’auront pas eu d’enfance, mais encore qu’elles n’auront peut-être jamais de vies de femmes et qu’elles ne pourront pas avoir d’enfants. »

Il entreprend alors de les « réparer » physiquement et aussi de les réconforter sur le plan psychique.

En 1996-97 la guerre éclate et on veut démanteler les camps. 200 000 réfugiés manquent à l’appel, tués ou dispersés.

À l’hôpital de Lemera, où il accueille sans discrimination tous les blessés, un incident terrible va venir le frapper. Pendant qu’il s’absente quelques jours, l’hôpital est l’objet d’un véritable massacre. Le matériel est détruit et tout le monde est tué à bout portant, infirmières et médecins, les patients sont achevés dans leur lit à la baïonnette. Il racontera plus tard :

« Il n’y a jamais eu d’enquête. Ce massacre n’a ému personne ».

S’agissait-il de représailles des forces armées gouvernementales suite à son refus de faire une distinction entre les patients ? Ou bien de l’action de rebelles venus du Rwanda ? Ce massacre sera décisif pour la suite de son engagement. Il ne pourra plus se taire et soigner en silence en s’abstenant de dénoncer les responsables de ces atrocités.

Après cela, en 1999, il fonde l’hôpital de Panzi au Sud de Bukavu et continue son travail de réparation des femmes. Une douzaine d’années plus tard, il s’effondre lorsque se présente à sa consultation une jeune fille qu’il avait mise au monde et qui était l’enfant du viol, elle aussi enceinte à la suite d’un viol !

Le viol est devenu une arme de guerre : les femmes sont détruites, on détruit leur famille, elles sont répudiées car violées. Les hommes ayant assisté aux viols sont brisés. Par la destruction des femmes, on atteint également les piliers de l’économie et le pilier sociétal. Les villages se vident. On se trouve devant un acte de guerre visant à détruire une population pour avoir accès à ses terres et aux richesses de son sous-sol, dont le minerai de colombo-tantalite ou coltan très recherché par l’industrie internationale.

Une croisade internationale

Son combat se transforme alors en croisade : il saisit toutes les occasions qui se présentent pour attirer l’attention de la communauté internationale sur les violences commises dans la région. Il voyage alors en Europe et aux États-Unis, et parle de la situation devant l’Assemblée des Nations-Unies, le Parlement Européen. Il y dénonce le fait que les violences faites aux femmes sont une arme de guerre, une stratégie systématique d’anéantissement de l’ennemi.

Cet engagement nouveau lui donne un autre statut. D’autorité médicale, il devient un acteur politique, faisant clairement œuvre de résistance. Quand on lui demande pourquoi il ne s’est pas contenté d’opérer dans sa sphère de compétence professionnelle médicale, il répond :

« À ce stade d’atrocités et de répétitions des atrocités, être témoin et ne rien dire, cela devenait pour moi de la complicité. Je ne pouvais plus me taire ».

Ses discours et son travail auprès des femmes impressionnent et il reçoit de nombreux prix5 et de nombreux soutiens et dons. Des médecins, juristes, psychologues, etc. s’engagent à ses côtés6.

Mais il commence aussi à déranger et en octobre 2012, il sera la cible d’une attaque. Après s’être réfugié en Belgique, sa place étant auprès de ses patientes qui se sont cotisées pour son billet de retour, et malgré le danger, il rentre à Bukavu le 14 janvier 2013. Devenu un héros international, il est pratiquement assigné à résidence dans son hôpital. Il n’en sort que sous la protection des soldats de l’Onu.

Les femmes qu’il répare

Elles sont des personnages importants car la raison d’être de son combat. A travers son regard et les soins qu’il dispense, les conditions de ces femmes, mais aussi leur courage et leur force émergent progressivement. L’hôpital de Panzi est devenu une large structure qui outre les interventions gynécologiques urgentes, offre également un accompagnement psychologique, une prise en charge sociale et une aide juridique7. Petit à petit des ONG se créent pour leur permettre de vivre d’un point de vue économique.

À travers leur quotidien, c’est le sort de toutes les femmes de la région qui se dessine : une violence inouïe, une société dure avec les femmes, qui les stigmatise et les culpabilise pour des crimes commis par les hommes, et malgré tout l’espoir, une force inimaginable, une volonté de vivre envers et contre tout. Leur espoir est nourri par l’action du Docteur Mukwege ; et c’est parce que ces femmes lui montrent jour après jour qu’elles ne se laissent pas abattre que lui-même ne baisse pas les bras :

« Ce qui me pousse à continuer, ce qui me remet toujours le pied à l’étrier, c’est le courage de ces femmes qui sont violées, mutilées, et qui témoignent malgré tout encore d’une envie de vivre ».

2 Sources : Colette Braeckman : Kivu, d’une rébellion à l’autre, Conférence donnée à Namur le 26 septembre 2013 à l’invitation de Connaissance et Vie

3 Le titre complet du film est : L’homme qui répare les femmes. La colère d’Hypocrate. Sorti en 2014, il obtient en Belgique le Prix Magritte du

4 Colette Braeckman est journaliste attachée au journal Le Soir et chroniqueuse au Monde Diplomatique. Auteure de nombreux livres et articles sur l’

5 Sacré Chevalier de la Légion d’honneur en France, Prix Olof Palme en Suède et prix de la Fondation Roi Baudouin en Belgique. Suite à ce dernier, la

6 Eve Ensler, auteur américaine des Monologues du vagin, mettra sur pied à Bukavu une école de « leadership » pour jeunes filles et jeunes femmes

7 De 1999 à fin 2015, furent soignées dans cet hôpital 48 842 survivantes de violences sexuelles, dont 37 382 avec pathologies.

2 Sources : Colette Braeckman : Kivu, d’une rébellion à l’autre, Conférence donnée à Namur le 26 septembre 2013 à l’invitation de Connaissance et Vie d’Aujourd’hui ; Dossier de Presse disponible en ligne : http://www.mukwege-lefilm.be

3 Le titre complet du film est : L’homme qui répare les femmes. La colère d’Hypocrate. Sorti en 2014, il obtient en Belgique le Prix Magritte du meilleur documentaire. En première mondiale, il fut présenté lors du festival d’Amnesty International dans la ville de La Haye, siège de la Cour Pénale Internationale, en présence du Dr Mukwege.

4 Colette Braeckman est journaliste attachée au journal Le Soir et chroniqueuse au Monde Diplomatique. Auteure de nombreux livres et articles sur l’histoire du Congo depuis l’Indépendance du pays et les années Mobutu. Et puis ce livre : L’homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du Docteur Mukwege, GRIP, André Versaille éditeur, 2012.
Thierry Michel est le réalisateur de plusieurs films :
Congo River, Mobutu Roi du Zaïre, Zaïre le cycle du Serpent, Les derniers colons, Katanga Business.

5 Sacré Chevalier de la Légion d’honneur en France, Prix Olof Palme en Suède et prix de la Fondation Roi Baudouin en Belgique. Suite à ce dernier, la journaliste C. Braeckman commencera le livre-interview (voir note 2) qui donnera son titre au film. En 2013, il sera proposé pour le Prix Nobel de la Paix. Le 21/10/2014 il reçoit au Parlement Européen le Prix Sakharov pour la liberté de pensée.

6 Eve Ensler, auteur américaine des Monologues du vagin, mettra sur pied à Bukavu une école de « leadership » pour jeunes filles et jeunes femmes témoignant de motivations solides et d’aptitudes à faire bouger la société.

7 De 1999 à fin 2015, furent soignées dans cet hôpital 48 842 survivantes de violences sexuelles, dont 37 382 avec pathologies.

Raymond Noël

Professeur de religion retraité, Raymond Noël est membre de Justice et Paix en Belgique Francophone (Voir le site http://www.justicepaix.be).

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